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mercredi 20 janvier 2010

Cri de rage : Gomorra, de Roberto Saviano


Gomorra, c'est d'abord un cri de rage, une gifle dans la figure, un étalage des turpitudes inimaginables qu'endurent la Campanie et ses habitants sous le joug des clans mafieux.
La mafia, certains trouvent ça romantique, les plus jeunes peuvent être fascinés par la violence et le pouvoir qui s'en dégagent. La vérité c'est que la mafia, spécialement la Camorra, est un monstre qui dévore tout sur son passage : les humains, la terre, l'argent, l'espoir. La vérité c'est que la mafia se bâtit chaque jour sur un tas de cadavres : ceux de ses hommes et de ses femmes tués dans les guerres de clans ; de ses sbires chair à Kalachnikov ; de ses victimes qui ont refusé d'obéir ou de se taire ; des passants pris dans la fusillades ; des ouvriers et de leurs conditions de travail infâmes ; des habitants de la Campanie cancéreux à cause de leur terre polluée ; des drogués qui trouvent dans la banlieue de Naples de quoi satisfaire leur dépendance à prix abordable.
Mieux qu'une pieuvre, la Camorra est une hydre : pour chaque tête coupée, un ou deux autres poussent, vigoureuses, jeunes, au sang neuf, toujours prêtes à tout. A ce jour seuls les moins de 14 ans sont épargnés. Les autres se partagent en deux races : les gagnants - les membres des clans - et les perdants - tous les autres, qu'ils travaillent ou non pour la mafia. Rien ne doit entraver le business. Dans le court laps de temps qui leur est alloué avant la mort ou la prison, les parrains accumulent des sommes gigantesques en s’accaparant les trafics les plus juteux et en les combinant à des affaires plus ou moins légales.

Roberto Saviano présente la mafia sans fard, dégoulinante de sang, s'attaquant à toutes les branches de l'économie pourvu qu'elles soient rentables, avec leurs propres règles : monopoles imposés, pas de taxes, corruption, intimidation, meurtres.
Il dit les noms, les trafics, les morts. Il enrage d'impuissance. Quand il décrit un destin individuel, c'est pour mieux décortiquer la machine d'oppression et de mort de la mafia, qui a enfermé la Campanie dans la peur et qui gangrène le monde entier, à commencer par l'Espagne et l'Écosse, jusqu'à l'Orient le plus lointain.
Il montre ce qu'il a observé sur sa terre natale, le désespoir des hommes de là-bas où la seule manière d'en finir est de fuir ou de se soumettre, sous peine de mort. Il montre que la lutte est possible, mais qu'en l'absence d'un improbable Hercule, c'est plutôt le travail de petits Sisyphes, qui donne l'apparence de piqûres d'abeilles sur le cuir des bufflonnes.

Gomorra mérite son succès. Roberto Saviano, en toute connaissance de cause, a pris un risque mortel en l'écrivant et en le publiant. Peut-être était-ce le seul moyen pour lui de garder un peu d'espoir ?

jeudi 14 janvier 2010

Retour au bayou : Prisonniers du ciel, de James Lee Burke


Second roman de la série Dave Robicheaux, "Prisonniers du ciel" nous entraîne une nouvelle fois en Louisiane, mais cette fois exit La Nouvelle Orléans et bienvenue au bayou, le vrai, l'authentique.

A la fin de "La pluie de néon", Dave Robicheaux avait démissionné de ses fonctions de lieutenant de police. Il est désormais installé dans sa ville natale, New Iberia, à proximité du bayou Tèche, où il tient une petite boutique de location de bateaux et de matériel de pêche. Il coule des jours heureux en compagnie d'Annie, qu'il a désormais épousée. Mais la petite vie pépère de notre ex-flic ne dure pas bien longtemps. Alors qu'il pêchait en compagnie de sa femme dans le golfe du Mexique, Dave assiste au naufrage d'un petit bimoteur qui embarquait cinq personnes. Seule survit une petite fille d'origine salvadorienne, âgée seulement de cinq ans et ne parlant pas un mot d'anglais. Le couple accueille la petite Alafair sous son toit, cachant sa présence sur le sol américain aux services de l'immigration. Mais les choses ne sont pas aussi simples. En intervenant, Dave Robicheaux a surtout mis les pieds où il ne fallait pas ; plus précisément dans une affaire de trafic de drogue. De quoi énerver quelques caïds locaux et d'anciens tontons macoutes à la lame agile et à la gâchette facile. Rapidement, les réflexes de l'ancien flic remontent à la surface, Dave se sent pisté, suivi, observé et en plus les services de l'immigration et de la lutte anti-drogue lui collent aux basques. Son rapport mentionnait en effet la présence d'un passager mystérieusement disparu à l'arrivée des gardes-côte et de la police. L'adversaire se révèle une nouvelle fois coriace et Dave Robicheaux y perdra plusieurs dents et surtout quelques êtres chers.

Plus sombre, plus tragique, "Prisonniers du ciel" est, sur la forme, indiscutablement plus abouti que les précédents romans de James Lee Burke. Narration mieux maîtrisée, intrigue plus resserrée, envolées lyriques plus discrètes, les défauts de "La pluie de néon" sont progressivement gommés, signe d'une plus grande maturité littéraire chez l'auteur. Burke s'enfonce également plus profondément dans la Louisiane et en pays cajun, on y gagne indiscutablement en singularité et en authenticité, pour s'éloigner progressivement du polar classique à l'américaine. Le roman est cependant d'une rare violence et la poudre parle aussi souvent que les poings, les amateurs de Derrick et Colombo passeront donc certainement leur chemin. Ce second volume est également l'occasion de creuser davantage le personnage de Dave Robicheaux, on connaissait son penchant pour la violence et la bouteille, mais on pensait que son mariage l'aurait remis dans le droit chemin. Hélas, l'alcool est un vieux démon et l'on ne met pas un terme à l'alcoolisme du jour au lendemain. Robicheaux reste un personnage attachant, mais ambigu par sa complexité psychologique. S'il est indiscutablement du côté de la loi, ses méthodes et ses principes s'accommodent assez facilement des recettes de voyou et la fin justifie souvent les moyens. Sa fascination pour la violence a un côté morbide, Robicheaux a administrativement mis un terme à sa carrière dans les services de police de la Nouvelle Orléans, mais il reste définitivement un flic et à la moindre alerte ses réflexes de vieux flic refont surface. Cette attitude, parfois infantile par son manque de recul, est l'occasion de tensions entre Robicheaux et sa femme, qui ajoutent une indiscutable épaisseur au roman, grâce à la maîtrise de l'implicite dont fait preuve assez régulièrement James Lee Burke. Les silences, les non-dits, les petites altercations contenues alternent avec les moments de joie et de plaisir ; c'est ce savant mélange de tension et d'apaisement qui rythme le roman et lui donne toute sa substance.

Une nouvelle fois, James Lee Burke impressionne par la qualité de son ouvrage et nous offre un polar bien noir à l'ambiance lourde et pesante. A partir d'ingrédients on ne peut plus communs (des flics, des voyous, des flingues, de la drogue et des filles faciles), Burke construit un roman original et impeccablement maîtrisé, consolidant son personnage principal au fil des épisodes. L'auteur imprime donc sa patte, à la manière d'un Tony Hillerman, sur un genre qui ne cesse de nous surprendre par son inventivité.

vendredi 8 janvier 2010

Roadbook halluciné : Florida Roadkill, de Tim Dorsey


Digne héritier des grands écrivains floridiens, souvent comparé à Dave Barry et Carl Hiaasen en raison de certaines similitudes dans leurs techniques d'écriture, Tim Dorsey est pourtant un auteur d'une grande singularité. Par certains côtés, ses romans rappellent ceux de Donald Westlake (personnages loufoques, humour omniprésent), mais la farce est chez Tim Dorsey poussée à son paroxysme. On évolue indiscutablement en plein registre burlesque, exacerbé par l'emploi systématique du caméo, un procédé littéraire qui consiste à multiplier les brèves apparitions d'une foultitude de personnages secondaires plus ou moins liés entre eux. Le caméo relève généralement du clin d'oeil plus ou moins appuyé, mais chez Tim Dorsey, c'est un mode d'écriture à part entière qui fait toute l'essence de son style.

S'il n'y a pas à proprement parler de héros dans les romans de Tim Dorsey, Serge A. Storm, sociopathe caractérisé d'obédience floridienne, est ce qui s'en rapproche le plus. Accompagné de son pote déjanté, Coleman, toxicomane patenté et ivrogne notoire, ils forment un couple de joyeux fêlés, auquel vient se greffer la délicieuse mais vénéneuse Sharon, une stripteaseuse cocaïnomane de classe internationale. L'intrigue des romans de Tim Dorsey est souvent assez lâche, pour ne pas dire ténue, même si dans le cas présent nos trois lascars ont entrepris de monter une arnaque à l'assurance tout ce qu'il y a de plus classique, afin de toucher un petit pactole de 5 millions de dollars. Seul souci, la victime n'est pas consentante. Ce dentiste quinquagénaire voit d'un mauvais oeil le plan de Serge, qui consiste à lui couper plusieurs doigts de la main, principal outil de travail qu'il avait pris soin d'assurer pour une somme assez coquète (précisément 5 millions de dollars). Il voit d'un plus mauvais oeil encore l'idée lumineuse de Serge, qui consiste à partager le magot en quatre parts égales. Notre dentiste lâche donc quelques dizaines de milliers de dollars aux trois compères et prend la tangente pour se dorer la pilule dans les Keys. Mauvais plan ! Serge, Coleman et Sharon se lancent à sa poursuite pour récupérer le pognon et en profitent pour faire du tourisme, délester quelques portefeuilles et mettre sur les dents la moitié des effectifs de police de l'état. A cette trame principale, viennent se greffer des dizaines de petites saynètes savoureuses, avec leur lot de personnages plus ou moins récurrents.

Pour un premier roman, force est de constater que Tim Dorsey maîtrise parfaitement son sujet et sa technique d'écriture. Certes, il faut impérativement adhérer à ce type de narration, à ce faux rythme qui casse la linéarité du récit, sous peine d'être rapidement perdu. Certains esprits chagrins relèveront que l'auteur ne sait pas trop où il va, que son roman n'a ni queue ni tête ou bien encore que l'intrigue est mal ficelée. Grave erreur que de penser cela. "Florida roadkill" est un roadbook certes déjanté, mais extrêmement bien maîtrisé sur le plan formel. Chaque personnage y a sa place et sa fonction. Rien n'est laissé au hasard et chaque saynète trouve sa résolution au fil de la progression faussement chaotique de Tim Dorsey. S'il fallait trouver un défaut à ce roman, on pourrait souligner que l'auteur dresse un panorama de la société américaine bien moins virulent que dans ses romans ultérieurs. L'acidité de ses propos est nettement moins marquée, laissant la place à un humour plus bon enfant et moins acide. Alors que l'humour burlesque se révélait être une arme d'une confondante efficacité dans un roman comme "Triggerfish Twist", l'auteur évolue ici dans un registre plus basique, certes efficace mais nettement moins percutant.

Reste tout de même un roman au rythme infernal, totalement barré et parfaitement hallucinant, dont on à peine à trouver l'équivalent chez la concurrence. A condition d'être amateur d'humour noir et loufoque, saupoudré d'une bonne dose de second degré, vous allez certainement adorer. Alors foncez, la suite est encore meilleure.