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jeudi 4 février 2010

Bienvenue chez les sorciers : Courtney Crumrin, de Ted Naifeh

Courtney est une petite fille au sale caractère. TRES sale caractère. Elle n'aime personne, et tout le monde le lui rend bien. Ses parents sont idiots et désespérément normaux. Ce qui n'est pas le cas de son grand-oncle, dont personne ne se souvient de l'âge, et qui invite son neveu, le père de Courtney, à s'installer chez lui, dans un quartier huppé. Soit-disant trop vieux pour vivre seul. Qu'il dit.
Dans le grand manoir, Courtney sent des choses... étranges. Le Monstre Tapi au Pied du Lit de son imagination enfantine prendrait-il vie ? Et les grimoires du vieil oncle ont un charme très particulier... Courtney n'a pas froid aux yeux, mais il faut bien avouer que la demeure est un peu angoissante, et l'oncle pas très rassurant, en fait.
Bienvenue dans le monde des sorciers et sorcières, côté grinçant, où le bien et le mal s’entremêlent délicieusement, où la bonne et brave morale est particulièrement absente. L'ambigüité permanente des personnages de cette saga a quelque chose de rafraichissant. Ne cherchez surtout pas à catégoriser, rien ici n'est simple, et pourtant tout est limpide. Du grand art !
Le graphisme angulaire en noir et blanc de Ted Naifeh n'est pas pour rien dans l'atmosphère ténébreuse qui se dégage de la bande dessinée. On n'aimerait tout de même pas rencontrer ses créatures au coin du bois. Quoique... comme Courtney, une irrépressible curiosité nous pousse à aller vérifier si tous ces monstres, ces fées et autres créatures de la nuit sont bien aussi méchants qu'on le dit...
Ceci dit, un conseil : avant de vous lancer dans l'aventure, assurez qu'Oncle Aloysius veille sur vous, à peine de vous faire dévorer par le premier hobgobelin venu, ou tomber sous le charme du petit changelin des voisins...
A ce jour la saga compte quatre tomes plus les aventures du jeune Aloysius. La seule déception, ce sont les couvertures de la seconde édition : les premières étaient bien plus alléchantes à mon goût.

lundi 1 février 2010

Document historique : Interrogatoires, de Dashiell Hammett


Juste avant la réédition chez Quarto Gallimard des cinq romans de Dashiell Hammett, proposés dans une nouvelle traduction plus fidèle aux textes originaux, les éditions Allia ont eu l'excellente idée d'éditer un petit livre qui ne paye pas de mine (96 pages pour 3€), mais qui recèle trois petits trésors pour les admirateurs de Dashiell Hammett et, accessoirement, pour les historiens en herbe. Il s'agit de la retranscription des trois interrogatoires de l'écrivain, poursuivi dans les années cinquante par les sbires de la commission Mc Carthy. Pour avoir présidé durant plusieurs années le Civil Rights Congress de New York, une organisation très proche du mouvement communiste américain qui servait notamment de fonds de cautionnement pour les citoyens de gauche poursuivis par Mc Carthy, Dashiell Hammett fut au même titre que nombre d'artistes "rouges" littéralement cloué au pilori. Son statut d'écrivain célèbre et adulé ne lui fut d'ailleurs pas d'un grand secours et à l'issue de son témoignage devant la cour d'appel de New York, le 9 juillet 1951 (premier document proposé dans cette édition), il fut condamné à six mois de prison ferme pour outrage à magistrat. Convoqué comme témoin, Hammett dut faire face à des juges pour qui l'affaire était entendue et qui disposaient de toutes les pièces à convictions nécessaires pour instruire le dossier. Bien décidé à ne rien lâcher, mais à ne pas mentir pour autant, Dashiell Hammett se retranche derrière le cinquième amendement de la constitution américaine. Une stratégie qui transforme cet interrogatoire en dialogue de sourd.

"Q : Mr Hammett, est-il exact que vous êtes un des cinq administrateurs du fonds de cautionnement du Congress of Civil Rights ?
R : Je refuse de répondre à cette question car la réponse pourrait me porter préjudice. Je fais valoir mes droits garantis par le cinquième amendement"


Quelques pages plus loin :

"Q : En référence à ce procès-verbal en date du 14 novembre 1949 que je vous ai lu, remarquez-vous la présence de plusieurs initiales dans la marge gauche ? Quatre pour être précis ?
R : Oui
Q : Les connaissez-vous ?
R : Je refuse de répondre à cela - mais j'aimerais, avant de refuser de répondre, poser cette question : est-ce que je les reconnais comme étant des initiales ? Je dirais que oui."


En adoptant cette tactique, Hammett se protège moins qu'il n'assure en réalité la sécurité de quatre dirigeants du mouvement communiste, inculpés puis libérés sous caution (caution payée par le Civil Rights Congress), mais qui ne se présentèrent jamais à la convocation de la justice au début du mois de juillet 1951. Soit quelques jours seulement avant l'interrogatoire de l'écrivain. Ainsi, il ne dévoile rien des informations qu'il pourrait détenir et évite par la même occasion de se parjurer. Pour autant, la cour ne s'y trompe pas et le condamne à une peine de prison de six mois pour outrage à magistrat. Il en purgera cinq, bénéficiant d'un mois de remise de peine pour bonne conduite.

Deux ans plus tard, le 24 mars 1953, Dashiell Hammett est convoqué comme témoin/accusé devant la sous-commission sénatoriale permanente sur les enquêtes de la commission des affaires gouvernementales (nom barbare qui désigne la juridiction d'exception présidée par le sénateur Mc Carthy). Il s'agit d'une audience préparatoire à huis-clos puisque Dashiell Hammett devra témoigner officiellement le 26 mars. Ce document est inédit et n'a été rendu public qu'en janvier 2003. Cette fois les enjeux sont différents, Hammett a déjà été condamné et les informations qu'il pourrait détenir sont moins sensibles, mais il doit désormais faire face directement à la commission Mc Carthy. Les questions ne tournent plus autour du Civil Rights Congress, car en réalité Mc Carthy veut punir Hammett d'une manière différente et il s'attaque donc à l'oeuvre de l'auteur américain, qu'il souhaite purement et simplement faire interdire (ce qui priverait l'écrivain de sa seule source de revenus). La plupart des questions sont donc centrées sur ses activités d'écrivain, sur le contenu de ses romans et nouvelles, sur ses contrats et ses droits d'auteur... La défense d'Hammett est moins fermée et il répond à la plupart des questions de manière directe et factuelle, se retranchant uniquement derrière le cinquième amendement lorsque les questions se font plus perverses ou insidieuses (l'un des sénateurs présents lui demande par exemple très directement s'il est communiste).
Globalement cet interrogatoire recoupe celui qui se tient le 26 mars 1953. Cette fois l'audience est publique et le sénateur Mc Carthy préside la séance. Hammett suit la même ligne de défense qu'à l'occasion de l'audience préparatoire, mais alors que le premier interrogatoire d'Hammett se situait essentiellement sur un plan juridique, celui-ci glisse de manière attendue sur le plan purement idéologique. Pour Mc Carthy, toute oeuvre écrite par un sympathisant communiste est forcément de nature propagandiste et c'est ce qu'il tente de faire avouer à Hammett, qui patiemment désamorce chaque piège tendu par les membres de la commission.

"Q : Vous êtes écrivain ? Est-ce exact ?
R : C'est exact.
Q : Et vous êtes l'auteur d'un certain nombre de romans policiers plutôt connus. Est-ce exact ?
R : C'est exact.
Q : En plus de cela vous avez écrit à vos débuts, je crois, sur certaines questions sociales. Est-ce exact ?
R : Eh bien... j'ai écrit des nouvelles qui peuvent être - vous savez... il est impossible d'écrire quoi que ce soit sans prendre position d'une manière ou d'une autre sur les questions sociales."


L'interrogatoire se poursuit sur le même mode jusqu'à la question fatidique.

Q : Voyons, Mr Hammett, quand avez-vous écrit votre premier livre publié ?
R : Mon premier livre était "Moisson rouge". Il a été publié en 1929. Je crois que je l'ai écrit en 1927 ; 1927 ou 1928.
Q : A l'époque où vous l'aviez écrit, étiez-vous membre du Parti communiste ?
R : j'invoque mes droits garantis par le cinquième amendement de la constitution américaine et je refuse de répondre car la réponse pourrait me porter préjudice.

Hammett refuse de répondre aux questions suivantes, qui tentent de lui faire avouer qu'il appartenait au Parti communiste. Mc Carthy intervient alors directement

"Q : Mr Hammett, permettez-moi de vous poser cette question : mettons votre cas de côté, peut-on résumer que tout membre du parti communiste, selon la discipline communiste, fasse d'ordinaire de la propagande pour la cause communiste, peu importe qu'il écrive des romans ou des traités politiques ?
R : Je ne peux pas répondre à ça, car honnêtement je n'en sais rien."


Un peu plus loin on atteint le coeur du problème selon Mc Carthy. Ce dernier annonce que plus de 300 livres de Dashiell Hammett ont été acquis par le département d'Etat, des livres qui sont en réalité dispatchés dans différentes bibliothèques notamment dans les ambassades à l'étranger. Mc Carthy demande alors à combien s'élèvent les droits d'auteur de l'écrivain. Hammett répond de manière directe. Vient alors la question fatidique de Mc Carthy.

"Q : Est-ce qu'une partie de l'argent que vous avez reçu du Département d'Etat s'est retrouvée dans les caisses du parti communiste ?
R : Je refuse de répondre car cette réponse pourrait me porter préjudice".


Evidemment, Hammett n'a jamais reçu directement le moindre centime du Département d'Etat et les droits qu'il touchait sur ses oeuvres lui étaients reversés par son éditeur. Mais la question de la commission est évidemment pernicieuse et tente de faire avouer à Hammett les sommes qu'il a versées à plusieurs reprises au mouvement communiste, dont il était effectivement un sympathisant. Plusieurs milliers de dollars selon ses biographes. Hammett a parfaitement saisi la tactique de la commission et ne lâche absolument rien. Le reste de l'interrogatoire confine donc également au dialogue de sourd, sauf lorsque les questions sont de nature philosophique ou idéologique. On assiste d'ailleurs à quelques passes d'armes étonnantes entre Mc Carthy et Hammett, qu'il serait hélas trop long de retranscrire. A l'issue de cet interrogatoire, Hammett ne sera condamné à aucune peine de prison, mais ses oeuvres seront retirées temporairement des bibliothèques, il faudra l'intervention du président Eisenhower (qui déclara que les romans de Dashiell Hammett ne constituaient pas une menace subversive) pour que ses livres trouvent à nouveau place sur les étagères de bibliothèques américaines.

Passionnant ce livre ne l'est pas, tout du moins pas pour l'amateur de romans policiers, c'est avant tout un témoignage historique qui éclaire l'une des périodes les plus sombres de la vie de Dashiell Hammett et de l'histoire américaine. Pas de révélation fracassante, pas de plaidoirie digne des grandes séries américaines, l'essentiel des échanges est fermé ou purement technique. Seul le dernier interrogatoire soulève des questions réellement idéologiques. On touche pourtant du doigt l'un des aspects fondamentaux du Mc Carthysme, une chasse aux sorcières fondée sur un délire sécuritaire totalement paranoïaque et une grande incompréhension de la nature du mouvement communiste américain. Pour aller plus loin on pourra également lire les mémoires passionnantes et bien plus complètes de l'écrivain Howard Fast, "Mémoires d'un rouge", qui retranscrit également à cette occasion (mais de mémoire) son propre interrogatoire devant la commission Mc Carthy.