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vendredi 7 janvier 2011

Jazz in New Orleans : Courir après le diable, de David Fulmer


Le polar-jazz est-il un genre à part entière ? C’est à se le demander tant les deux font bon ménage et participent indiscutablement à l’imaginaire lié aux années cinquante. Mais cette fois il faut remonter le temps d’environ un demi-siècle, prendre la highway 11 en direction du delta, jusqu’à la Nouvelle Orléans, et s’imprégner de l’ambiance de storyville, le quartier chaud de la ville. En ce début de XXème siècle, la Nouvelle Orléans n’est plus la perle du Sud, mais si son économie vacille son aura culturelle persiste. Big Easy attire comme un aimant, sa vie nocturne fascine et ses lois plutôt souples ont permis l’éclosion de clubs et de maisons closes de standing variable qui font sa réputation. A la croisée du blues et du ragtime, un nouveau genre musical est sur le point d’éclore, le jazz prend vie sous les doigts de Jelly Roll Morton et de Buddy Bolden. Le jour grâce aux Brass bands ils animent les processions et autres fanfares destinées à marquer les festivités de la grande cité du sud (carnaval, piques nique, réunions sportives, enterrements), la nuit venue ils prennent possession des clubs, animant des soirées bien arrosées, qui se prolongent jusqu’au petit matin, lorsque les danseurs et les noctambules épuisés regagnent leurs pénates.

"Un journaliste local, s'aventurant un soir dans back-of-town pour assister au spectacle, écrivit que Bolden jouait du « bavardage musical », en employant le terme français « jaser » pour donner du relief à son dédain. Le terme fit mouche. Bientôt, tout le monde dans back-of-town comprit ce que cela signifiait quand un orchestre « jassait » les airs."

Valentin Saint-Cyr, ancien membre de la police et désormais homme de main d’un puissant “homme d’affaire” de la Nouvelle Orléans, est aussi l’ami d’enfance de Buddy Bolden, cornettiste de génie, précurseur du jazz et amateur de femmes. Le patron de Valentin l’a chargé d’élucider une série de meurtres qui secoue storyville ; en l’espace de quelques jours, plusieurs prostituées ont été sauvagement assassinées, ce qui n’inquiétait guère les autorités lorsqu’il s’agissait de femmes noires, mais désormais le tueur s’est attaqué à une octavonne dans une maison respectable, qui sait si la fois prochaine il ne tuera pas une blanche. Malheureusement pour Saint-Cyr, les soupçons des autorités semblent se focaliser sur la personne de Buddy Bolden. Non seulement le musicien connaissait toutes les femmes assassinées, mais des témoins l’ont vu discuter avec l’une des victimes, juste avant qu’elle soit lardée de coups de couteau. Le détective est persuadé que son ami est innocent, mais les pressions exercées par son patron et par une partie de son entourage le font douter, surtout depuis qu’il assiste à la lente descente aux enfers de Buddy ; consommation excessive d’opium et d’alcool, accès de rage récurrents, embrouilles avec les musiciens de son propre band. Le King semble avoir perdu les pédales et sa propre famille constate son impuissance à le remettre dans le droit chemin.

Courir après le diable fait partie de ces polars dont on se demande s’ils n’auraient pas tout intérêt à se débarrasser de leur intrigue policière. Non pas que celle-ci soit rébarbative car David Fulmer maîtrise parfaitement la narration et le dosage du suspense, mais l’arrière-plan historique et culturel est tellement passionnant qu’il se suffit à lui-même. D’autant plus que l’auteur maîtrise parfaitement son sujet et ses connaissances en matière de musique afro-américaine prouvent qu’il aurait parfaitement pu écrire un véritable roman historique. David Fulmer réussit cependant à judicieusement mêler la fiction et le réel, rendant un très bel hommage aux précurseurs du jazz et en particulier à Buddy Bolden, dont il dresse un portrait touchant de sincérité (quant à Jelly Roll Morton, il ne fait l’objet que d’une courte scène). Mais indiscutablement, c’est la Nouvelle Orléans qui représente la plus grande réussite de David Fulmer, sa description de la cité louisianaise à l’orée du XXème siècle est saisissante de réalisme, pour peu que l’on accepte de se contenter des milieux interlopes qu’il décrit avec beaucoup de précision et un grand sens de la mise en scène. L’ambiance est palpable lorsque Saint-Cyr traverse les rues mal famées de storyville, la moiteur de la ville assaille le lecteur, comme les odeurs de la cuisine créole, et le soir venu lorsque les ombres du voodoo étendent leur toile à travers la cité, les rythmes du jazz se mêlent aux pas des danseurs de lindy hop dans un étrange ballet qui semble ne plus avoir de fin.