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lundi 4 avril 2011

Poésie épique : Lavinia, d'Ursula K. Le Guin


« Comme Hélène de Sparte j'ai causé une guerre. La sienne, ce fut en se laissant prendre par les hommes qui la voulaient ; la mienne, en refusant d'être donnée, d'être prise, en choisissant mon homme et mon destin. L'homme était illustre, le destin obscur : un bon équilibre. »

De Lavinia, Virgile lui même ne donne qu’une description succincte, une phrase sibylline au détour de l’Enéide et qui résume la place de la jeune femme dans la tradition romaine, à savoir une simple épouse et une génitrice. Il n’est finalement pas tellement étonnant qu’Ursula K. Le Guin, dont le talent et la subtilité ne sont plus à prouver, s’intéresse à ce personnage secondaire pour en faire une douce héroïne au féminisme discret mais néanmoins affirmé. Pour autant, considérer Lavinia comme une réécriture de l’Enéide adoptant un point de vue féministe serait une erreur car la vision de l’auteur dépasse ce cadre. Lavinia est une plongée au coeur du mythe de la fondation de Rome éclairée sous deux angles à la fois, celui de la tradition latine et celui des discrets apports (dans le roman) de l’archéologie moderne. Une vision certes rêvée, mais empreinte d’un réalisme du quotidien tout à fait saisissant.

Lavinia commence donc non pas aux côtés d’Enée, rescapé d’une Troie désormais réduite en cendres, mais en Italie et plus précisément dans le Latium (au sud de l’actuelle Toscane). Le royaume est gouverné par le roi Latinus, un souverain qui a réussi à unifier les différentes tribus du Latium tout en préservant une paix durable avec les régions frontalières, notamment la puissante Etrurie. De son mariage avec la belle Atia, Latinus eut trois enfants, deux garçons et une fille, Lavinia, qui fut la seule à survivre à la maladie qui emporta ses frères à peine sortis de l’enfance. De cette tragédie, Atia ne se remit jamais, sombrant progressivement dans la folie, Latinus trouva donc refuge dans ses fonctions et dans l’amour que lui portait sa fille. Désormais âgée de près de dix-huit ans et prête à marier, Lavinia est une jeune-fille discrète et soucieuse de répondre à ses obligations familiales, mais néanmoins armée d’une volonté de fer. Courtisée par une demi-douzaine de prétendants, dont le puissant roi des Rutules qui n’est autre que son cousin Turnus, elle ne cesse pourtant de remettre son choix au lendemain. En réalité elle croit en une prophétie de l’oracle qui annonça à son père qu’elle épouserait un étranger et que de leur union naîtrait une descendance puissante, à l’origine du plus grand des empires. Ce destin, Lavinia veut l’accomplir, mais de sa ténacité naîtra la guerre, dès que les bateaux d’Enée et de ses Troyens accosteront sur les rives du Tibre.

“Oh, ma chère, a-t-il dit toujours aussi doucement. Mon inachevée, mon incomplète, mon inaccomplie.”

La narration est probablement l’un des aspects les plus intéressants de Lavinia. Imprégnée de l’Enéide, mais également d’autres auteurs classiques, bien au fait des avancées en matière d’archéologie, Ursula Le Guin mêle habilement les éléments du mythe et de la tradition latine, avec un certain réalisme purement hérité de la recherche historique, mais sans aucune lourdeur. Les gestes du quotidien, les rites et les coutumes des latins sont retranscrits avec une fidélité et un sens du détail qui octroient au roman une grande crédibilité, mais également une certaine proximité avec des personnages pourtant mythiques et par définition irréels. Plus surprenant, Le Guin convoque Virgile en personne à l’occasion de quelques scènes surprenantes où l’auteur latin fait quasiment office d’oracle auprès de Lavinia. Des interventions limitées au fil du texte, mais porteuses de sens. Lavinia s’est ainsi échappée de son carcan littéraire, qui lui réservait un rôle bien trop effacé, son créateur peut désormais la voir s’épanouir avant de s’effacer lui-même définitivement. Un geste d’une grande poésie, qui permet à l’auteur de s’affranchir de la tradition littéraire, mais qui prend également une résonance particulière à la lumière de récents propos d’Ursula K. Le Guin affirmant qu’elle en avait probablement terminé avec la fiction. Un bien beau testament littéraire, qui couronne la carrière exemplaire d’une grande dame de la littérature. Souhaitons qu’à l’image de certains artistes, Ursula K. Le Guin (âgée tout de même de 81 ans) revienne sur cette décision pour nous régaler à nouveau de sa plume exceptionnelle.

1 commentaire:

Valérie a dit…

Lu !
Après mon long voyage en Sibérie, la lecture de ce beau roman dans la douce Italie m'a bien réchauffé. Un seul regret : la fluidité parfaire du style d'Ursula K. Le Guin fait que ce récit n'a pas tenu trois jours dans mes mains. C'était un peu gâcher le plaisir que de le lire si vite. Mais en même temps, comment s'arrêter de savourer ce bonheur ?
J'ai beaucoup aimé les dialogues entre Virgile et Lavinia, qui se jouent du temps. Éprouver le léger vertige de l'intemporalité, c'est frôler l'éternité de l’œuvre du poète. C'est délicieux !