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vendredi 27 avril 2012

Louisiana connection : Le frelon noir, de James Sallis

Figure désormais incontournable du polar moderne, mais nettement moins médiatisé qu’un James Ellroy ou qu’un Michael Connelly, James Sallis a curieusement été le principal oublié du grand battage médiatique organisé autour de l’adaptation cinématographique de Drive. C’est tout juste si l’auteur a été crédité au générique du film et poliment mentionné lors des interviews (et encore il fallait être attentif). Honnêtement on attendait un peu plus de reconnaissance de la part du réalisateur, qui avait à sa portée un matériau brut de très grande qualité, mais qui préférait probablement tirer la couverture à lui et flatter son acteur principal voire son scénariste. On appréciera à sa juste valeur cet exemple tout à fait symptomatique du cynisme hollywoodien. Pour en revenir plus directement au cycle de Lew Griffin, dont Le frelon noir est le troisième volet (dans l’ordre de publication), j’avoue que j’avais été modérément emballé par Le faucheux, mais le potentiel du roman m’avait convaincu de persévérer, à juste titre au regard des qualités indéniables d’écriture et de narration dont fait preuve James Sallis dans le présent roman.
    Cette fois, Sallis plonge dans le passé assez éloigné de Lew Griffin, alors qu’il n’est pas encore le détective privé plein d’assurance et d’expérience  évoqué dans Le faucheux. D’ailleurs il n’exerce pas toute à fait cette profession et vit de petits boulots de garde du corps ou d’agent de recouvrement, mais déjà ses premiers pas dans les rues de La Nouvelle Orléans, cette maîtresse infidèle et vérolée par la violence et le racisme (rappelons que Lew Griffin est noir), sont prometteurs et lui donnent l’occasion d’exercer ses premiers faits d’arme. L’histoire est finalement d’une simplicité désarmante et relate l’enquête que mène Lew pour débusquer un psychopathe adepte du fusil de précision, qui prend un malin plaisir à abattre des cibles au hasard depuis les toits de la ville. Lew est embarqué bien malgré lui dans cette affaire puisque la jolie journaliste avec qui il flirtait vaguement, à l’occasion d’une soirée passée à écouter du blues dans un rade de magazine street, reçoit une balle en pleine tête alors qu’elle sortait du bar en sa compagnie. Profondément touché par sa mort, Lew décide de mener sa propre enquête, avec l’aide d’un flic à qui il sauve la vie quelques jours plus tard, alors que ce dernier recevait une correction magistrale de la part du tueur quelque part dans une ruelle sombre de Big Easy. 
    L’intrigue proprement dite du roman est finalement ici secondaire, Sallis fait le job, sait créer une ambiance et entretenir le suspense, mais l’intérêt du roman dépasse largement ce cadre. Premièrement parce qu’il introduit des personnages fondamentaux de la série (La Verne la prostituée amoureuse de Lew, Don Walsh l’indéfectible ami, Doo-Wop le pilier de comptoir et le meilleur informateur de la ville, Buster Robinson le bluesman méconnu et incompris....) et leur donne ainsi davantage d’ampleur, deuxièmement parce qu’il est sur le fond bien plus ambitieux qu’il ne le laisse apparaître au premier abord. Les références historiques abondent puisque cette affaire plonge ses racines dans les faits réels (au milieu des années soixante un tueur fou, Terence Gully, avait également tiré sur des passants sans motif apparent autre qu’un discours raciste obscur et confus), Sallis ne fait que reprendre ces éléments à son compte en renversant subtilement la perspective (désormais le tueur est noir et tire sur des cibles blanches) et en les inscrivant dans ce système narratif dont il a le secret. Une construction complexe qui laisse une très grande place à l'ellipse et dans laquelle il manie avec brio les changements de temporalité. Au final on obtient un portrait sans concession du sud des Etats-Unis dans les années soixante, une poudrière sociale dont la violence est parfaitement asymétrique et s'exerce toujours en défaveur des populations noires (racisme ordinaire, violences policières, pauvreté et vexations quotidiennes). Griffin est par exemple interpellé et maltraité par la police parce qu’il ose s’afficher en compagnie d’une femme blanche, il s’interdit lui-même de se montrer au balcon de l’appartement de La Verne, de peur de voir la police débarquer. Son attitude est tout à fait à l’image de la situation de la communauté noire, qui contrôle ses propres pulsions de violence et de vengeance pour ne pas faire imploser ce fragile équilibre social (si tant est que l’on puisse parler d’équilibre) et tente de répondre à ses aspirations de changement en prônant la non-violence. Une situation qui changera radicalement après l’assassinat de Martin Luther King et qui verra le mouvement black panthers, dont on croise quelques embryons activistes durant un chapitre, prendre de l’ampleur. A ce titre, l’entretien purement fictionnel qui a lieu entre Griffin et l’écrivain américain Chester Himes (venu à la Nouvelle Orléans pour une conférence) entre parfaitement en résonance avec les thématiques développées tout au long du roman.
    Avec Le frelon noir, James Sallis propose un roman hard boiled solidement bâti, divertissant mais aussi et surtout d’une rare profondeur thématique. La subtilité des propos de Sallis demande un temps de réflexion et un peu de culture historique pour en saisir toutes les nuances, mais le jeu en vaut franchement la chandelle et à défaut, Le frelon noir reste un roman parfaitement divertissant et superbement écrit.

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