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mardi 29 octobre 2013

Autobiographie savoureuse : Linux c'est gratuit ! de Linus Torvalds et David Diamond

Il était une fois un petit garçon finlandais sur les genoux de son grand-père professeur de mathématiques à l'université et qui regardait son premier ordinateur. Depuis, il n'a jamais arrêté. Il s'appelle Torvalds, Linus Torvalds, et il a tiré sans presque s'en rendre compte (qu'il dit), un missile balistique dans le monde informatique qui ne s'en pas tout à fait remis. Ça s'appelle Linux.
Le type est fabuleusement sympathique. Ce n'est pas un gourou version Steve Jobs ou Richard Stallman, il est désespérément normal, à un détail prêt : c'est un petit génie de l'informatique, un vrai, du genre à passer sa vie à coder des trucs inimaginables en se nourrissant de pizza et en s'hydratant à la bière. Mais il a quand même réussi à se marier et à avoir une vie de famille classique.
Ce n'est pas non plus un homme d'affaire version Steve Jobs (tiens, je me répète) ou Bill Gates. Il n'est pas spécialement pauvre, mais à côté des susdits, un peu quand même. Et on dirait qu'il s'en fiche du moment que son confort est assuré.

Son autobiographie, réalisée avec le journaliste David Diamond, révèle donc un type qui aime faire du code et résoudre des problèmes informatiques au kilomètre et qui est payé pour ça, ce qui semble le rendre particulièrement heureux. Pour le reste, il est loin des positions catégoriques de R. Stallman sur le monde du libre, mais n'y voit en fait que des avantages. Il n'est pas contre la marchandisation, juste contre le monopole et l'impossibilité de résoudre des problèmes pour des questions de droit. Et il a prouvé à sa manière décontractée que l'informatique n'était pas qu'une histoire de gros laboratoires et de gros sous, mais pouvait également devenir une aventure en Lego avec une bande planétaire de siphonnés de son espèce, par la magie d'un autre truc extraordinaire : Internet.
C'est un peu technique, très amusant, un "storytelling" très réussi avec une figure emblématique de l'informatique, et en prime un leçon sur les systèmes d'exploitation. Ça permet aussi de mettre un peu le nez dans les rouages économiques de l'industrie informatique (d'ailleurs, ça mériterait une relecture rien que pour ça). Bref, c'est un peu lourd pour le collège, sauf bons lecteurs de 3e mais bon sang, si j'avais eu ce bouquin à mettre entre les mains des élèves de BTS informatique à l'époque, je les aurai convertis à la lecture sans coup férir !

Manga engagé : l'orchestre des doigts de Osamu Yamamoto

En 1912, un jeune étudiant japonais doit renoncer à son rêve : partir en Europe pour étudier la musique. Comme il doit gagner sa vie, il devient professeur dans un institut pour sourds et aveugles. Lui qui voulait faire de la musique, le voici contraint d'enseigner à des enfants qui ne peuvent pas entendre !
Mais Kiyoshi Takahashi se prend d'une véritable passion pour son métier et pour ces enfants, souvent issus de familles pauvres, considérés comme des débiles et traités comme tels. Il apprend la langue des signes japonaise et mène tous les combats, non seulement pour son école mais plus important encore pour la dignité et l'égalité des personnes sourdes dans la société japonaise.
Des combats, il n'en manqua pas durant toute son existence, d'abord pour faire reconnaître l'intelligence des personnes sourdes, puis contre la méthode oraliste qui refuse catégoriquement l'apprentissage des signes.
Constamment il cherche à améliorer la vie de ses élèves, en se battant pour les faire reconnaitre comme des citoyens à part entière. C'est la fin de la guerre et l'avènement de la démocratie qui apporta cette première victoire. Puis, les sourds créèrent une association. Mais la langue des signes n'est toujours pas enseignée de nos jours, sauf à l'institut d'Osaka, qui a intégré depuis longtemps des éléments d'oralisation, mais sans jamais renoncer à la langue des signes si importante pour l'apprentissage des sourds.
 Takahashi et l'institut qu'il dirigea ont traversé l'histoire japonaise, les guerres, les typhons, l'arrivée de la modernité. Jamais il ne baissa les bras devant l'adversité, donnant le meilleur pour ses élèves.
En lisant les quatre albums qui retracent la vie de cet homme bon et obstiné, j'ai pensé aux quelques scènes du film "Ridicule" mettant en scène l'Abbé de l’Épée, et au documentaire de Nicolas Philibert, Le pays des sourds, qui racontent tous deux des fragments de la longue histoire des sourds et de leur intégration (ou pas) dans la société. Et du long combat des sourds pour faire entendre leur différence par le langage des mains, le fameux orchestre des doigts.
Osamu Yamamoto  a un graphisme simple et clair, un peu moins fin que celui de Jiro Tanigushi, mais très agréable et expressif. Et il en faut de l'expression pour faire passer la détresse des enfants, mais aussi les doutes, les joies, les peines de tous.Il a su conquérir par la justesse de ses dessins le public des sourds, qui s'est reconnu dans cette magnifique biographie.

vendredi 18 octobre 2013

Manga historique : Cesare de Fuyumi Soryo

On a peine à imaginer depuis la France toute la richesse qu’offre le manga au Japon, il est en effet difficile pour les éditeurs français de suivre la cadence infernale des publications japonaises en terme de rythme, de quantité, mais également de thématiques. Le manga brasse des genres divers et variés, parfois pointus, parfois saugrenus, parfois hautement pédagogiques au point que certains manuels scolaires se présentent sous forme de mangas pour les petits écoliers nippons. Il n’empêche que le marché français arrive tout juste derrière le Japon et l’on peut considérer qu’une partie non négligeable de la production nous parvient, probablement le haut du panier d’ailleurs. Curieusement le manga a encore du mal à trouver une légitimité culturelle en France, probablement parce que le genre souffre de l’image véhiculée dans les années 80/90 par l’animation et la bande dessinée japonaises, il est vrai à l’époque très ciblées jeunesse (et pas toujours d’une grande qualité artistique ou technique), mais aussi et surtout parce que “l’élite culturelle” ignore superbement ce qu’elle considère comme une sous-culture tout juste bonne à divertir les hordes d’adolescents pré-pubères. Ainsi, mettre dans le même panier les shojos et autres shonens fabriqués de manière industrielle (H3 School, Lovely complex, Dragon Ball, Naruto…) et les oeuvres subtiles et soignées d’un Taniguchi a autant de pertinence que de comparer Pif gadget et Corto Maltese, une idée si saugrenue qu’elle ne viendrait sans doute pas à l’esprit de nos fameuses élites. Mais cessons de jouer les mauvaises langues car Cesare de Fuyumi Soryo a bénéficié de quelques papiers élogieux dans la presse généraliste, preuve que les choses progressent lentement.


Plutôt cantonnée au shojo et au seinen Fuyumi Soryo a été épaulée dans son travail de documentation et de reconstitution historique par Motoaki Hara, universitaire de renom et grand spécialiste de la Renaissance italienne, il n’en fallait pas moins pour s’attaquer au mythe des Borgia, dont le passé sulfureux a déjà fait l’objet ces dernières années de deux adaptations télévisuelles d’une qualité hélas inégale,. Cesare est donc un manga historique centré sur cette sombre période de l’histoire italienne (à cheval entre le XIVème siècle et le XVème siècle), marquée par la décadence de l’Eglise de Rome et par des luttes fratricides entre grandes familles italiennes pour accéder aux plus hautes sphères du pouvoir. Cette décadence semble avoir atteint son paroxysme avec le règne du pape Alexandre VI, alias Rodrigo Borgia, père, entre autre, d’un certain Cesare Borgia, qui défraya lui aussi la chronique en son temps.  Mais nous n’en sommes pas là, dans Cesare, le cardinal Rodrigo Borgia n’est pas encore pape et lutte avec âpreté contre la famille des Della Rovere dans le but d’accéder à la charge pontificale. Son fils, Cesare, a été envoyé à l’université de Pise pour y décrocher  son doctorat en droit civil et canonique. Il est appelé, comme son père à exercer les plus hautes fonctions au sein de l’Eglise catholique et la charge de cardinal lui est déjà réservée car son père est l’un des rares prélats a avoir publiquement reconnu ses enfants, créant un scandale sans précédent au sein de la curie romaine (ses prédécesseurs avaient au moins la décence de se montrer discrets en la matière). C’est à travers le personnage candide et innocent du jeune Angelo que le lecteur  est amené à découvrir les frasques de ces puissants obnubilés par la recherche du pouvoir. Angelo est le fils d’un artisan florentin renommé et bénéficie de la protection de Lorenzo de Medicis, ce patronage lui permet de fréquenter la prestigieuse université de Pise et de côtoyer ainsi Giovanni de Medicis (futur pape Léon X) et Cesare Borgia tout juste âgé de seize ans. Angelo est intégré de facto au clan de la fiorentina, mais sa curiosité et son ouverture d’esprit lui font commettre de nombreux impairs, au point de susciter l’amusement d’un certain Cesare Borgia, qui prend le jeune homme sous son aile. La simplicité, ou plutôt  la candeur du personnage d’Angelo a quelque chose d’irritant et cadre mal avec ses réflexions philosophiques assez poussées et ses capacités en matière de rhétorique, on regrette quelque peu ce choix de narration de la part de Fuyumi Soryo, mais sans doute était-ce un choix à destination des lecteurs plus jeunes, qui ont besoin d’une médiation pédagogique par l’intermédiaire de ce personnage sans doute plus proche de leur “innocence”, bien qu’il s’agisse là à mon sens d’une erreur. Les lecteurs, jeunes ou moins jeunes, capables de saisir toute la profondeur et la complexité du cadre historique et culturel de ce manga n’ont que faire de ce genre d’artifice. Pour le reste, Fuyumi Soryo réalise un sans faute, son manga est complexe sans pour autant devenir cryptique, les enjeux sont clairement posés malgré la multiplication des personnages et des caméos (on y croise Léonard de Vinci et Christophe Colomb), au point qu’il n’est pas interdit de considérer cette oeuvre comme une excellente base pédagogique pour qui s’intéresse à cette période de l’histoire. Le dessin n’est pas en reste et la reconstitution historique est grandement convaincante sur le plan des décors, des costumes ou de l’architecture urbaine. Mais ce qui achève de nous convaincre c’est bien évidemment la qualité des dialogues et du discours (parfois hautement philosophique) qui en découle, on comprend aisément que Cesare Borgia, certes dans une phase plus mâture de sa vie,  ait servi de modèle au Prince de Machiavel. Le jeune homme qui habite littéralement les pages de ce manga n’en est pourtant que l’ébauche, son humanité transparaît dans ses actes et dans ses paroles et on peine à imaginer que cet esprit vif et séduisant  puisse devenir un monstre politique soumis aux plus violents excès. 

Jeux de pouvoir et intrigues politiques sont le substrat de cet étonnant manga historique, qui force le respect par le travail accompli sur le plan artistique mais également par la qualité de sa documentation. La profondeur de champ que laissent entrevoir les premiers tomes promet d’augurer du meilleur concernant cette série qui dure depuis plus de huit ans au Japon et que, moyennant les quelques réserves émises précédemment, je ne saurais trop vous conseiller.

samedi 12 octobre 2013

Retour aux classiques : Montaillou, village occitan

Il y a des livres incontournables qu'on ne prend jamais le temps de lire. Montaillou, avec ses 640 pages en édition Folio Gallimard, fait partie de ces pavés qu'on se jure de lire un jour, plus tard. Heureusement, un proche vous l'offre, et c'est le choc de la découverte, différé d'une vingtaine d'années sur le programme initial.
Montaillou donc, est un village du comté de Foix, actuellement dans l'Ariège, devenu célèbre car à la charnière du 13e et du 14e siècle, il a eu l'honneur mortifère d'attirer l'attention d'un évêque inquisiteur, plus tard pape en Avignon. C'est que dans ce village, on était hérétique plus souvent qu'ailleurs, et que Jacques Fournier, ledit évêque, était chatouilleux en ce qui concernait les catharisants...
Rien ici d'aussi dramatique et spectaculaire que les bûchers de Montségur en 1244,  (plusieurs personnes y laissèrent toutefois la vie, brûlés comme hérétiques ou soumis aux dures conditions des prisons du temps) mais pour l'historien reste un document extraordinaire : les copies des interrogatoires de l'enquête épiscopale.

Reprenons. En 1294, les Bonshommes cathares n'ont pas encore disparu des Pyrénées. Passant d'un royaume à l'autre sur les chemins des bergers, ils "hérétiquent" les mourants, catéchisent les populations à la veillée. Les villageois de Montaillou sont particulièrement réceptifs à leurs discours, et bénéficient de la protection d'une famille, les Clergue, dont le frère est curé (!) et l'autre bayle, représentant du seigneur. Autant dire que les "autorités" sont du côté des hérétiques. Mais en 1317, Jacques Fournier, abbé cistercien originaire de Saverdun, dans le comté de Foix, accède au poste d'évêque de Pamiers. A cette place, mécontent des piètres résultats des inquisiteurs de Carcassonne, il exerce un zèle particulier à la chasse aux hérétiques, aux déviants de toutes sortes et à la perception de la dîme, le rendant triplement odieux aux yeux de beaucoup de ses paroissiens. Il va donc superviser personnellement les interrogatoires de tous les suspects, en particulier ceux de Montaillou. Le résultat de ses investigations le mena à questionner 25 personnes de Montaillou, sur un total d'environ 250 habitants. Et ces interrogatoires nous sont parvenus par le biais des archives vaticanes, où elles ont été versées comme archives du pape Jean XXII, notre évêque Jacques Fournier élu plus tard au trône de Saint Pierre.

Pour les habitants de Montaillou, cette incursion dans leur vie quotidienne fut une catastrophe, qui mit à mal tout le village. Mais pour l'historien, c'est la chronique, la vie quotidienne d'un village presque comme les autres qui se déroule devant ses yeux dans cette compilation de récits, car le moindre détail est noté dans le registre.
Voici donc la vie d'un village de moyenne montagne au Moyen Age qui se dessine : la structure sociale, les travaux et les jours, les amours, les relations, les événements de la vie, la mort, les croyances. On entre dans les maisons, dans les sentiments, dans les pensées de chacun. On apprend l'importance de la maison, l'ostal, dans son double sens de bâtisse et de famille élargie. On y voit les gens naître, grandir, se marier, engendrer, mourir. On y mange, on y dort, on y fait l'amour... Emmanuel Le Roy Ladurie étudie ses Montalionnais comme les membres d'une tribu perdue au fond d'une forêt sauvage et exotique, prenant en eux leur part inaliénable d'humanité, mais aussi leur étrangeté. Mieux que la distance géographique, la distance temporelle rend les hommes du Montaillou médiéval étranges dans leurs réactions et leurs soucis. Étranges et pourtant familiés aussi. Tout un monde revit sous la plume de l'historien.
Faut-il faire de Montaillou un paradigme de la vie quotidienne du Moyen Age ? Emmanuel Le Roy Ladurie s'en garde et bien au contraire souligne les différences avec les autres villages, dès le piémont des Pyrénées et bien plus encore dès qu'on change de région. Mais on sort de ce livre assez ardu avec les mêmes impressions que nous donne le film Le retour de Martin Guerre, une autre affaire judiciaire, du 16e siècle : celle d'être entré pour un moment dans les pensées les plus intimes des hommes et des femmes du temps, d'avoir pu partager un peu de leurs joies et leurs tristesses, de leur labeur et de leurs fêtes, leurs peurs et leurs espoirs.

mardi 8 octobre 2013

Fantasy celtique : Même pas mort, de Jean-Philippe Jaworski

Faut-il encore présenter Jean-Philippe Jaworski ? Révélé grâce à un premier recueil de nouvelles étonnant de maîtrise, Janua Vera, confirmé avec la publication du non moins excellent Gagner la guerre, Jean-Philippe Jaworski est devenu en l’espace de deux publications un auteur incontournable pour les amateurs de fantasy, dont il est désormais l’un des fers de lance en France. Autant dire que son nouveau roman, première partie d’une future trilogie, était attendu par des hordes de fans, au premier rang desquels figure évidemment votre serviteur (en excellente position au demeurant). A la lecture des critiques qui n’ont pas manqué de fleurir assez rapidement sur le Net, j’avoue avoir été très étonné, certes les bons papiers ont été légion, mais ici et là quelques avis discordants ont introduit des grains de sable dans une mécanique littéraire qui paraissait pourtant bien huilée. Trop obscur, construction narrative alambiquée, contexte historique hermétique, vocabulaire trop riche et langue bien trop travaillée, voici un bref florilège des remarques les moins élogieuses concernant Rois du monde : Même pas mort. Vous êtes désormais prévenus, le nouveau roman de Jean-Philippe Jaworski est un pur régal, mais il se mérite et il faudra au lecteur consentir quelques efforts pour ne serait-ce qu’en effleurer toute la richesse. Non pas que le roman soit élitiste ou profondément hermétique, mais peut-être révèle-t-il seulement la méconnaissance profonde du grand public en ce qui concerne l’histoire et la culture de la civilisation celte. Loin de moi l’idée de faire preuve de pédantisme, mais cette période historique n’est jamais réellement abordée dans les programmes scolaires (ni même quasiment à l’université), comme si le fameux incipit “nos ancêtres les Gaulois” suffisait à résumer plusieurs siècles d’histoire (ou de proto-histoire s’il l’on préfère). Pour quelles raisons la civilisation celte fait-elle figure de parent pauvre des programmes scolaires ? Mystère, mais peut-être les récents progrès de l’archéologie et de l’histoire dans ce domaine inverseront-ils la vapeur pour qu’enfin nous ne soyons plus seulement tributaires de la vision des vainqueurs de la guerre des Gaules. Donc disais-je, ce manque de proximité avec la matière historique principale (contrairement à d’autres périodes comme l’Antiquité greco-romaine, la féodalité ou bien encore la seconde guerre mondiale, rabâchées à l’envi de l’école primaire jusqu’en terminale) explique probablement en grande partie cette difficultés qu’éprouvent certains lecteurs à se plonger dans le contexte du roman, qui se déroule vers la fin du premier âge du fer, probablement vers 600 avant notre ère, à l’époque d’un certain Ambigat, roi des Bituriges (peuple gaulois ayant dominé la région située entre la Loire et la Garonne actuelles), dont l’historicité n’est pas complètement attestée en dehors des sources greco-latines (Tite-Live, Histoire romaine - Livre V, 34). Alors même que Rome n’est qu’une bourgade à l’importance politique et militaire toute relative, la civilisation celtique est florissante et rayonne à travers une grande partie de l’Europe de l’Ouest et de l’Europe continentale. Les Celtes maîtrisent la métallurgie et en particulier le fer, construisent des cités, des routes, développent le commerce, passent pour être des maîtres dans la confection de tissus ou de bijoux… leur civilisation est donc riche et complexe, mais elle est restée trop longtemps méconnue.
C’est dans ce contexte historique que Jean-Philippe Jaworski a décidé d’inscrire son roman, prenant pour base de départ l’enfance et l’adolescence de deux héros Gaulois, Bellovèse et Ségovèse, dont l’historicité demeure toute relative (cf. Tite-Live) mais dont l’importance sur le plan mythologique est considérable. Selon la légende, à l’invitation de leur oncle Ambigat, les deux frères seraient partis avec une forte délégation de Bituriges conquérir de nouveaux territoires afin de faire baisser la pression démographique sur le territoire d’origine de ce puissant peuple gaulois. Bellovèse serait donc parti vers l’Italie et aurait fondé la ville de Milan tandis que son frère se dirigeait vers la forêt hercynienne (que l’on situe hypothétiquement dans la région des Ardennes). Ce récit est évidemment purement mythologique, le nord de l’Italie, nommé également Gaule Cisalpine, a bien été occupé par les Celtes insubres, à l’origine de la fondation de la ville de Milan, mais le reste relève purement de la tradition orale. Contre toute attente, Jean-Philippe Jaworski ne s’intéresse pas à cet épisode mouvementé de la vie de Bellovèse et Ségovèse, mais construit un récit à l’architecture complexe, non linéaire, centré sur l’enfance et l’adolescence des deux garçons. Fils de Sacrovèse, roi des Turons, peuple frontalier des Bituriges,  Bellovèse et Ségovèse assistent impuissants du fait de leur jeune âge au conflit qui oppose leur père à leur oncle Ambigat. Bien plus puissant par le nombre et par les armes, Ambigat massacre l’armée des Turons et tue Sacrovèse, mais dans sa mansuétude il épargne les deux enfants et leur mère (qui est accessoirement sa propre soeur), qu’il se contente d’exiler loin de sa capitale. Bellovèse et Ségovèse s’apprètent donc à vivre une existence paisible dans une modeste ferme ayant appartenu à l’un des lieutenants de leur oncle, Sumarios. Exclus de la cour d’Ambigat ils ne reçoivent pas l’éducation aristocratique à laquelle ils pourraient prétendre et se contentent de parcourir les champs et les bois qui bordent la propriété, pratiquant quelque rapine chez un malheureux voisin, jouant des poings à l’encontre d’autres enfants tout aussi mal élevés, revenant  souillés comme des cochons tout heureux de n’avoir aucune obligation. Il n’y a guère que Sumarios qui tente de leur donner un semblant d’éducation en leur enseignant le maniement des armes. Un jour pourtant, leur oncle leur demande de rejoindre son armée et de combattre les Ambrones, qui menacent son royaume à l’Est. Dans un combat homérique et digne des plus grands héros, Bellovèse et transpercé par une lance, cette blessure aurait dû le tuer, mais le corps du jeune homme refuse de mourir et contre toute attente Bellovèse défie la mort en survivant à ce trait. Pour ses compagnons d’armes, il y a là quelque chose de surnaturel, un événement qui appelle le jugement des augures et des dieux. Il est donc sommé par le grand  druide Comrunos de rejoindre l’ile des vieilles (un élément inspiré par un texte de Strabon) afin d’y prendre connaissance de son destin.


Fruit d’un important travail de documentation, Même pas mort est un roman très éloigné des canons de la fantasy moderne, il se rapproche bien davantage des oeuvre originelles de la fantasy et s’inscrirait plutôt dans la tradition d’un Lord Dunsany s’il fallait impérativement lui trouver une filiation (ce qui n’a rien d’une évidence). Pas forcément séduisant, le roman de Jean-Philippe Jaworski fait preuve d’une certaine austérité dans son entrée en matière. Le lecteur y est quelque peu perdu, cherche du sens sans forcément le trouver et, faute de faire suffisamment d’efforts pour relier les tribulations de Bellovèse à leur contexte historique, risque de passer à côté de cet excellent roman. Car si Même pas mort manque de souffle épique, il compense très largement par ses qualités d’écriture et de narration, mais également par l’authenticité de son univers celtique. L’air de rien, on apprend une foultitude de détails et d’éléments ayant trait à la vie quotidienne des Gaulois, à leurs traditions et à leur culture de manière générale, ce qui bien évidemment ne fait que confirmer l’immense travail de recherche, de compilation et de restitution effectué par Jean-Philippe Jaworski. Sa grande force est bien évidemment de réussir à équilibrer ses différentes approches sans jamais tomber dans le didactisme. En cela il s’inscrit parfaitement dans les pas de grands auteurs de romans historiques comme Mika Waltari ou Amin Maalouf. Quant à la touche de fantasy, en plus de renforcer l’ambiance du roman, elle semble parfaitement couler de source et demeure indissociable de cet univers celtique à la fois étrange et exotique, si loin de notre époque et pourtant si proche.