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dimanche 24 novembre 2013

Récit fort : Le quai de Ouistreham, de Florence Aubenas

Un jour, Florence Aubenas, grande reporter, décide de partir à la recherche... d'un emploi. Pas avec son pedigree de journaliste, mais un simple bac et une vie de femme entretenue inventée. Une immersion dans un univers quotidien et impitoyable.
Elle vit son expérience dans les "emplois de propreté" (traduire : femmes de ménage) avec difficulté : horaires plus que décalés, remplacements au pied levé d'une heure à l'autre, conventions salariales non respectées, humiliations, voire transparence, cadences infernales...
Elle vit le heurt avec Pôle emploi, monstre administratif qui doit faire face à la crise avec toujours plus de chômeurs et toujours moins de moyens, voyant venir le moment où les agents eux-mêmes se retrouveront au chômage... Pôle emploi, ou la gestion de la misère par des réponses comptables et des employés motivés par la menace de leur propre licenciement.

Mais le plus important n'est pas son expérience, qui fait comprendre l'extrême dureté de ces heures de travail éparpillées et jamais certaines, mais les portraits de toutes ces femmes et ces hommes qu'elle rencontre. Florence ne met pas d'apitoiement ni de complaisance dans ces portraits, elle les brosse tel quels, dans l'instant de la rencontre ou sur plus longtemps. Elle dit ses attachements, ses méfiances, ses gratitudes. Elle dit ses dégouts du comportement de certains, moins les patrons, pourtant généralement experts en double langage et qui ne comptent jamais les heures supplémentaires, mais ceux qui sont juste au-dessus, les employés des bureau qui regardent à travers elle comme du cristal, les routiers qui salopent son travail, les clients du ferry qui l'ignorent...
Voici donc la France qui se lève tôt (4h30 au plus tard), qui vit dans de minuscules appartements dans des banlieues sans âme, trop jeunes, trop peu qualifiés, méprisés même par certains syndicalistes car rangés dans la catégorie des précaires qui ne comprennent rien à rien (surtout les bonnes femmes), absolument pas concernés par les politiques qui défilent à chaque élection mais ne changent rien à la situation, qui rêve de s'offrir la voiture indispensable à courir d'un bout à l'autre de l'agglomération de Caen, qui regarde W9. Celle qui cherche désespérément à boucler les fins de mois, payer le gaz, va chercher des cartons de nourriture au secours populaire, celle qu'on traite de moins que rien, sans éducation, pour qui une prime de fin d'année de 150 euros représente un cadeau colossal qu'elle ose à peine dépenser car c'est trop beau pour être vrai.
La France qui a peur. La peur irradie de ce livre à toutes les pages. Peur de perdre les quelques heures de travail qu'on a, de faire le mauvais choix quand deux occasions incompatibles (souvent pour des questions d'horaires) se présentent, de mal faire le travail, d'y passer trop de temps, d'aller chez le dentiste (très difficile de trouver un dentiste compétent qui accepte les "CMU", et deux mois d'attente), le médecin (on préfère les urgences, qui ne vous jugent pas...), de ne pas tenir physiquement, de ne pas pouvoir payer le loyer, de ne pas avoir le temps de manger, de ne pas pouvoir réparer la voiture, de ne pas passer le contrôle technique... La peur est toujours là, omniprésente, comme l'humiliation, les engueulades, la pression (vite, toujours plus vite, toujours plus propre...).

Certains auront critiqué Florence Aubenas car finalement, ce n'est pas une vraie précaire. D'autres diront que ces gens-là s'en sortent encore. Mais est-ce vraiment une vie, qui ne tient qu'à sa capacité à payer un portable pour se tenir à disposition des marchands de bras chaque jour, chaque heure, pour des salaires de misère et hors-la-loi ? Est-ce une vie de faire des dizaines de kilomètres en scooter pour trois heures, dont deux d'attente non payées ? Ou bien d'être à la merci d'une panne de voiture, tout en se chauffant à 13-14° pour ne pas trop payer de chauffage ? Florence a partagé cette vie, cette précarité, cette peur, le luxe inouï d'aller prendre un café en terrasse au centre-ville... Et elle, elle a su le raconter, simplement, sans analyse scientifique, à travers ceux qui continuent la galère quotidienne, qui vident les poubelles, passent l'aspirateur et lavent les toilettes.

jeudi 7 novembre 2013

Essai : Internet rend-il bête ? De Nicholas Carr

Sommes nous sur le point d’assister à la mort du livre, objet qui depuis des siècles et des siècles a façonné l’histoire intellectuelle de l’humanité, notre manière d’écrire, de lire et même de penser ? La question se pose de manière de plus en plus accrue tant nous avons le sentiment de vivre une révolution fondamentale, sans doute aussi importante que celle engendrée par l’invention du codex durant l’Antiquité ou de l’imprimerie au XVème siècle. Ce qui est certain, c’est que l'avènement de la société de l’information a été favorisée par une montée en puissance des outils numériques. La lecture cursive avait été jusque là tant bien que mal épargnée, mais l’arrivée de l’encre numérique et des tablettes tactiles a accéléré en l’espace de quelques années ce glissement vers la lecture numérique. En France, le livre électronique a encore du mal à s’imposer, il ne représente qu’une part infime des ventes de livre (autour des 3% en 2013) et sa croissance est lente. Les barrières culturelles semblent encore fortes dans notre pays pour que le livre papier résiste encore, mais la situation catastrophique du réseau des librairies indépendantes risque d’accélérer ce processus d’érosion dans les années à venir, car le secteur doit faire face à la concurrence du livre électronique, mais également des spécialistes de la vente en ligne comme Amazon ou Fnac.com. Dans les pays anglo-saxons la situation est bien différente, le livre électronique représente désormais un marché important (plus de 20% par exemple aux Etats-Unis) et les Américains, en particulier, s’équipent en masse de liseuses électroniques et de tablettes tactiles. Des poids lourds comme Amazon ont sorti leur épingle du jeu, mais d’autres géants de la librairie, comme Barnes & Nobls, accusent le coup, même si leur activité traditionnelle semble encore rentable (pour combien de temps ?). Ce même Barnes & Noble avait bien senti le vent tourner ces dernières années et s’était engouffré dans la brèche, espérant devenir un acteur majeur dans la vente de livres électroniques ; en dépit de la qualité de sa liseuse (Nook), de sa puissance commerciale et de son catalogue électronique, l’entreprise n’a pu faire face au rouleau compresseur Amazon et à son Kindle, accusant en 2012 près de 500 millions de dollars de pertes sur sa branche livre électronique.


Face à cet avenir incertain, bien malin qui pourra prédire l’avenir du livre papier. Si l’histoire a jusqu’à présent démontré que les médias avaient plutôt tendance à se superposer, voire à cohabiter, certains supports d’informations ont aujourd’hui totalement disparu face à l’arrivée de nouvelles technologies plus séduisantes. La problématique n’est d’ailleurs pas nouvelle, les penseurs de l’Antiquité fustigeaient déjà l’arrivée du support écrit (qui allait affaiblir les capacités cognitives), plus tard l’apparition du codex, qui supplanta le rouleau, suscita également l’émoi des intellectuels, tout autant que l’apparition de l’imprimerie (la facilité d’impression et de reproduction n’allait-elle pas favoriser la multiplication des oeuvres de mauvaise qualité ?). Le livre, et de manière générale le support imprimé, a bien résisté aux assauts des technologies qui ont émergé au cours du XXème siècle, la radio n’a pas signé l’arrêt de mort de la presse écrite, pas plus que la télévision n’a éclipsé le cinéma. Mais le numérique semble cette fois mieux armé pour lui contester une hégémonie vieille de plusieurs siècles. Reste que la disparition d’une technologie comme celle du livre, qui a littéralement façonné notre culture littéraire, scientifique et technique est un bouleversement considérable, dont les répercussions dépassent largement le cadre de l’économie.


Ce sont justement ces conséquences qui intéressent Nicholas Carr. Partant  du principe qu’une technologie, ou un média, n’est jamais neutre, ainsi que le théorisait il y a près de quarante ans Marshall Mc Luhan*, Nicholas Carr s’interroge sur les conséquences sociales de la disparition de l’imprimé. Son livre dépasse largement le cadre de son titre, un peu racoleur il faut bien l’avouer, en faisant la synthèse des modifications neurologiques et cognitives induites par le recours et l’usage massif des technologies numériques, au premier rang desquelles figure bien évidemment Internet. Et le moins que l’on puisse dire c’est que les conclusions de cet essai sont inquiétantes à plusieurs titres, d’une part parce que le sujet est très rarement évoqué dans les médias (même si très récemment Le nouvel observateur a publié un dossier dans son numéro 2554 d’octobre 2013), mais surtout parce que le système éducatif, qui a tout misé sur le numérique, n’a jamais pris en considération ces questions ; hors les élèves et les étudiants ont recours de plus en plus massivement aux outils numériques, négligeant de plus en plus les supports traditionnels comme le livre.
    Le point central sur lequel repose en grande partie les études menées depuis quelques années par les neurobiologistes, les psychologues et de manière générale les spécialistes du cerveau et du comportement humain, réside dans une notion désormais bien connue : la plasticité du cerveau (appelée également plasticité neuronale ou neuroplasticité). Pour schématiser, il s’agit de l’ensemble des processus et des mécanismes qui permettent au cerveau de modifier sa structure interne en réaction aux apprentissages qui lui sont proposés. Notre cerveau est donc plastique ou malléable si l’on préfère. C’est un phénomène qui commence dès le stade foetal et qui dure jusqu’au terme de notre vie. C’est grâce à cette malléabilité neuronale que l’être humain est capable d’apprendre, de s’adapter, voire même de réorganiser ses circuits internes pour pallier certains handicaps physiques. Depuis des centaines d’années notre cerveau a été façonné par les technologies  cognitives classiques, au premier rang desquelles figure le livre imprimé. Sa structure, sa logique, son utilisation récurrente pour transmettre l’information et acquérir des connaissances ont bien évidemment eu une influence sur l’organisation et la structure de notre cerveau. Le livre imprimé a permis d’intérioriser la lecture, de développer la pensée linéaire et structurée, de faciliter la concentration et donc l’acquisition d’informations en développant des zones très précises du cortex cérébral. Hors la lecture sur écran n’utilise pas les mêmes zones cérébrales, privilégiant le cortex frontal au détriment des zones traditionnelles dédiées à la lecture, ces zones étant de moins en moins sollicitées elles perdent de l’importance, affaiblissant les capacités de lecture des sujets atteints ; ces derniers éprouvant de plus en plus de difficultés à pratiquer une lecture profonde et prolongée. Les internautes pratiquent en effet  de manière accrue la lecture survol, maintenant leur attention sur une page moins de quelques secondes. Les études pointent d’autres phénomènes neurologiques importants, en particulier la saturation du cortex cérébral liée à l’utilisation du web, un média qui envoie en permanence des stimuli, provoquant une cacophonie informationnelle et parasitant les capacités cognitives (multifenêtrage, bandeaux publicitaires, multiples liens, surcharge des pages web en sollicitations diverses et variées…..). Cette sur-stimulation provoque à terme une fatigue inutile de notre cerveau, provoquant dans le cas d’usage abusif de véritables burnouts. La lecture de textes contenant des liens hypertextes pose d’autres problèmes, les chercheurs ont remarqué qu’ils monopolisaient davantage de ressources intellectuelles qu’un texte imprimé, en effet, le cerveau doit déterminer à chaque lien rencontré s’il est nécessaire de cliquer sur le lien en question ou de poursuivre la lecture, cette décision ne prend que quelques micro-secondes, mais se présente de manière récurrente et fatigue inutilement le lecteur, perturbant ainsi la mémorisation et la compréhension du texte. Plus un texte contient d’hyperliens, plus il perturbe la lecture linéaire et utilise des ressources cérébrales.


Autre cheval de bataille des chantres du numérique, les avantages supposés du multitâche en matière d’efficacité et de productivité. Là encore, les chercheurs se sont longuement penchés sur la question et les conclusions des différentes études menées depuis les années 70 sont très nettement en défaveur du recours au multitâche, dont les seuls bénéfices profitent surtout aux fabricants de matériel informatique et de logiciels. Tout autre argument en faveur du multitâche relève de l’intoxication. En réalité les ressources cérébrales sont en très grande partie monopolisées au profit de la gestion du multitâche au détriment une fois de plus de la concentration et des apprentissages profonds. Durant son travail, l’internaute est tenté et sollicité à de multiples reprises, sa barre de tâches est saturée de fenêtres. Traitement de texte, tableur, navigateur web, client de messagerie, la fenêtre même de son navigateur gère plusieurs onglets et la gestion de ces sollicitations multiples accapare ses ressources, sa concentration est perturbée au profit d’un mail arrivé de manière inopportune,  d’un nouveau  poke facebook ou d’un nouveau tweet.


    Cette synthèse des différents travaux scientifiques aboutit à une conclusion relativement inquiétante. L’utilisation des outils numériques provoque une saturation de la mémoire de travail, empêchant en grande partie la mémorisation durable des informations. Hors c’est à cette mémoire que nous faisons massivement appel lors des apprentissages, la saturer inutilement se fait donc à leur détriment. Le recours au numérique génère d’importants problèmes de concentration, perturbant l’attention, provoquant une fragmentation de la pensée, des activités et donc du travail. Ce n’est pas tant la technologie en elle-même qui pose problème, mais son utilisation massive et exclusive au détriment d’outils toujours performants mais délaissés sans raison objective. A la lumière des éléments présentés par Nicolas Carr, faut-il encore s’étonner des problèmes d’attention et de concentration que l’on constate chez les enfants et les adolescents, obstacle majeur dans leurs apprentissages, mais qui, en dehors du monde enseignant, ne semblent guère inquiéter la société (en dépit d’un récent rapport du Sénat sur le risque numérique). Faut-il pour autant diaboliser le numérique alors qu’il présente des avantages indéniables en matière de communication et de mutualisation de l’information ? Nicholas Carr l’avoue lui-même, après s’être imposé une discipline rigoureuse afin d’écrire son livre, il s’est ensuite relâché, retombant dans ses anciens travers avec délice. Sans doute aurait-il dû écrire un chapitre supplémentaire sur l’addiction aux outils numériques (la fameuse cyberdépendance), un terme médical que l’académie des sciences réfute pourtant dans son dernier rapport (L’enfant et les écrans, janvier 2013); à tort ou à raison, seul l’avenir nous le dira. Toujours est-il que ce rapport est extrêmement timide et ne dit les choses qu’à demi-mots, voire en occulte certaines, lorsqu’il n’entre tout simplement pas en contradiction avec les études scientifiques. Quelques contre-vérités sont particulièrement savoureuses (notamment lorsque le rapport affirme péremptoirement que “la culture des écrans favorise la mémoire de travail” p.22) et nécessiteraient à elles seules un nouveau papier car il serait bien trop long de les relater ici. Je ne peux cependant résister à l’envie de vous rapporter cette petite perle dénichée à la page 23 de ce rapport : “La pensée du livre induit un modèle linéaire [houla, ça commence fort], organisé autour de relations de temporalité et de causalité [bon on va dire que oui]. C’est le monde du “Où ? Quoi ? Comment ? Pourquoi ?” et du “mais où est donc or ni car”. Je vous laisse méditer sur ce savant télescopage entre les bases du questionnement quintilien (qui n’a d’ailleurs rien de spécifique au livre) et un moyen mnémotechnique destiné à permettre aux enfants de retenir plus facilement les conjonctions de coordination. Le reste du rapport est à l’image de ce salmigondis, indigne, approximatif et d’un manque de professionnalisme caractérisé. Mais on ne sera finalement guère étonné en constatant que le très médiatique S. Tisseron co-signe ce rapport, rapport truffé de références aux travaux dudit Tisseron et qui prend bien soin d’occulter la plupart des études anglo-saxonnes concernant l’influence des outils numériques sur nos capacités cognitives. Pratique n’est-il pas ?




* Pour les lecteurs qui éventuellement ne connaîtraient pas les travaux de Marshall Mc Luhan, sa théorie la plus connue concerne les médias et tient en une phrase assez courte : “Le message c’est le medium”. Autrement dit, ce n’est pas le contenu qui affecte la société, mais le contenant lui-même, c’est à dire le canal de transmission. Cette théorie implique par conséquent que les innovations technologiques ont forcément bouleversé les civilisations et engendré d’importantes conséquences sur le plan social ou intellectuel.