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mardi 31 décembre 2013

Thriller poétique et introspectif : La mort aura tes yeux, de James Sallis


 "La mort viendra et elle aura tes yeux -
cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu'au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde."
                                             Cesare Pavese

 
On aimerait croire que l’adaptation sur grand écran de son roman Drive ait permis à James Sallis d’atteindre une certaine notoriété auprès du grand public, hélas le succès du film aura surtout bénéficié à un certain Ryan Gosling, propulsé désormais au rang de superstar du cinéma américain. Il faut dire que l’acteur a sans doute un physique plus avantageux et apte à provoquer des vapeurs auprès de la gent féminine que celui de James Sallis. Il n’empêche, on aurait aimé que le talent d’écrivain de l’auteur américain soit un peu plus mis en avant par les critiques de tous bords, surtout promptes à saluer la réalisation un peu pompeuse de  Nicolas Winding Refn, sans doute au sommet de sa forme mais pas franchement au premier rang des laudateurs de James Sallis. Rien de choquant pour le commun des mortels, Refn n’est ni le premier et ne sera sans doute pas le dernier à passer sous silence la filiation purement littéraire de son film, comme si le scénario et l’écriture d’un long métrage n’étaient qu’un détail technique parmi d’autres dans les différentes étapes de production. Le phénomène n’est de toute façon pas nouveau, Hollywood pille depuis des décennies la littérature, matériau scénaristique de premier choix, mais également réserve inépuisable de talent et refuge inaltérable pour producteurs en mal d’inspiration. L’ingratitude affectée du monde du cinéma n’aurait que peu d’importance si le grand public n’affichait pas le même mépris pour les oeuvres littéraires originelles, après tout pourquoi se fatiguer à lire un roman alors qu’il suffit de poser son postérieur deux petites heures tout au plus pour en avoir un résumé imagé. Consternant et affligeant, mais finalement assez logique au regard de la manière dont nous consommons du divertissement de masse. 

Ces considérations bassement vindicatives mises à part (on a bien le droit de râler de temps à autres), il serait sans doute temps de revenir à James Sallis, auteur précieux s’il en est. A la fois poète, écrivain de romans noirs, traducteur, scénariste, enseignant, mais également musicien et grand connaisseur du blues et du jazz, James Sallis fut également éditeur et directeur d’un magazine de science-fiction (Sallis reste un grand amateur du genre et glisse souvent des clins d’oeil à ce sujet dans ses romans). Ce que l’on sait moins, c’est qu’avant de devenir un écrivain reconnu par ses pairs et admiré des lecteurs de tous horizons, la vie de James Sallis fut pour le moins chaotique, une existence précaire de hobo, de l’Arkensas, où il grandit, jusqu’à New York, en passant par le Texas, la Louisiane et même l’Europe. Une vie de bohème, parfois difficile, mais qui lui permit d’acquérir une vaste connaissance du monde et la maîtrise de plusieurs langues (dont le français). Désormais bien connu des amateurs de polars pour la série consacrée au détective de la Nouvelle Orléans Lew Griffin, mais également pour sa trilogie John Turner, un ancien du Vietnam retiré du monde, James Sallis a également publié quelques-uns des plus beaux romans noirs de ces vingt dernières années parmi lesquels La mort aura tes yeux, probablement sa plus grande réussite à ce jour. 

A mi chemin entre le polar, le thriller d’espionnage et le road movie, La mort aura tes yeux est un surtout un livre inclassable tant l’auteur prend un malin plaisir à brouiller les pistes. L’histoire commence comme un roman d’espionnage à la Robert Ludlum avant de lorgner une cinquantaine de pages plus loin du côté de John Le Carré. David est un ancien agent du gouvernement spécialisé dans l’élimination, durant la période la plus sombre de la guerre froide il a fait partie d’un groupe très réduit de tueurs sélectionnés pour leurs aptitudes à la violence et leur maîtrise de techniques de combats diverses et variées, mais depuis neuf ans l’homme est désormais hors circuit. Après avoir quitté les services secrets, David a tiré un trait sur son violent passé et s’est installé non loin de Boston pour mener une carrière d’artiste plasticien, non sans succès. Une vie tranquille en compagnie de Gabrielle, une jeune femme rencontrée dans un musée et qui partage son quotidien depuis toutes ces années. Jusqu’au jour où un coup de fil le réveille en pleine nuit. L’autre survivant de cette unité très spéciale a refait surface après des années de silence et semble avoir perdu tout contrôle, David est donc réactivé et chargé de le traquer puis de l’éliminer. S’ensuit alors une poursuite étrange à travers les Etats-Unis, un jeu dans lequel le chasseur devient chassé. James Sallis aurait pu s’en tenir là et nous servir un énième thriller d’espionnage calibré aux petits oignons, un page turner diffusant sur deux cents pages une dose savamment orchestrée de suspense et d’action. Raté ! En réalité La mort aura tes yeux n’est pas un véritable roman d’espionnage, on aurait tout intérêt à plutôt aller chercher sa filiation dans le road movie car il s’agit avant tout d’une errance à travers une partie des Etats-Unis à la fois lente et langoureuse, voire intimiste, un voyage fait de rencontre simples et touchantes ponctué par quelques scènes d’une violence irréelle. Il y a comme de la poésie à partir à la poursuite du véritable visage de David, qui multiplie les figures d’emprunt et les  identités factices sans que l’on puisse déterminer laquelle relève de sa véritable personnalité.  Il y a du Drive dans cette histoire de solitaire qui traverse l’Amérique des petites gens, à la fois proie et prédateur, à ceci près que David, le héros, est un personnage profondément humain. Un roman bref, mais profond et percutant. 


mercredi 18 décembre 2013

Manifeste hardboiled : Moisson rouge, de Dashiell Hammett

Considéré comme le précurseur et l’un des plus grands maîtres du polar hardboiled, Dashiell Hammett a vécu sa vie comme un roman. Détective privé pour la Pinkerton, puis écrivain à plein temps à partir des années 1920, Dashiell Hammett fut l’auteur de cinq romans et d’un peu moins d’une centaine de nouvelles, oeuvre à laquelle il faut ajouter un roman inachevé. Puis brusquement, sans raison apparente, Hammett cessa d’écrire au début des années trente, après avoir rencontré, Lilian Hellman, sa maîtresse et sa compagne jusqu’à sa mort en 1961. La seconde partie de sa vie fut dominée par les excès, notamment l’alcool, et le harcèlement dont il fut victime durant les années noires du maccarthysme. Etiqueté “communiste”, auditionné deux fois par la commission Maccarthy, plus ou moins grillé à Hollywood, Hammett eut l’insigne privilège d’être emprisonné pour subversion et de voir ses romans interdits dans les bibliothèques publiques américaines avant que le président Eisenhower en personne n’intervienne pour lever cette sanction aberrante.  
En dépit de cette carrière littéraire digne d’une étoile filante, Hammett demeure un maître du roman noir et son influence sur le genre fut considérable, aux Etats-Unis aussi bien que dans le reste du monde. Sa technique d’écriture, sèche et dépouillée, centrée sur l’action plutôt que sur l’introspection des personnages, en fit le chef de file du courant behavioriste. On peut regretter néanmoins que le style d’Hammett laisse peu de place à la musicalité et au rythme de la langue pour viser un objectif simple et précis : l’efficacité. Certains de ses successeurs  (Raymond Chandler, William Irish ou bien encore David Goodis), tout en se réclamant de cette école behavioriste, auront le mérite de s’en démarquer en travaillant stylistiquement davantage leurs manuscrits. Reste que pour le cinéma les romans de Hammett, et dans une moindre mesure ses nouvelles, furent une source immense d’inspiration ; Hollywood s’empara rapidement de cette matière première parfaitement adaptée dans sa dimension diégétique et visuelle au récit cinématographique. A titre d’exemple, Le faucon maltais eut droit à trois adaptations successives, même si dans l’imaginaire collectif le film reste indissociable de la prestation de Humphrey Boggart dans la version de John Huston (1941). Ce succès à Hollywood lui assura sa part de gloire, ainsi que des revenus confortables, qu’il dilapida en menant un train de vie pharaonique.


A l’occasion de la sortie de l’oeuvre intégrale de Dashiell Hammett dans la collection Quarto de Gallimard, l’éditeur a offert au public français une nouvelle traduction intégrale des cinq romans de l’auteur américain, assurée par Pierre Bondil et Natalie Beunat. L’auteur méritait assurément que l’on revienne sur le travail effectué dans les années cinquante pour le bénéfice de la collection Série Noire dirigée par Marcel Duhamel, tant les textes originaux  avaient été remaniés par le traducteur, voire parfois même tronqués pour correspondre au format de la collection (environ 200 pages). Que l’on apprécie ou pas le style employé dans ces traductions initiales, trop proche de l’argot parisien mais qui avait un certain charme (à condition d’aimer le style Tontons flingueurs), il n’en demeure pas moins que ces nouvelles traductions sont désormais plus fidèles au style de Dashiell Hammett et permettront aux amateurs de l’auteur américain de redécouvrir ses romans.
Moisson rouge (Red harvest), publié en 1929 aux Etats-Unis, est le premier roman de Dashiell Hammett, la légende veut que l’histoire soit en partie inspirée par l’expérience de l’auteur en tant que détective privé pour la Pinkerton, en particulier lorsqu’il fut envoyé dans la ville minière de Butte (Montana), dont on imagine sans peine l’atmosphère industrieuse, polluée, teintée de corruption et matinée d’un soupçon de criminalité organisée autour du trafic d’alcool. Un grand classique des années de prohibition. Poisonville (Personville en réalité) est tout cela à la fois et guère plus, le roman tourne exclusivement autour d’une demi-douzaine de personnages qui tiennent les rennes du pouvoir, officiel et officieux, dans cette ville sans charme dominée par le figure patriarcale d’un certain Elihu Willsson, propriétaire de la mine locale, poumon économique de la région. C’est son fils, Donald Willsson, qui avait fait appel au Continental Op (le personnage central de l’histoire, dont on ne connaît pas le nom), un détective privé venu de San Francisco ; mais les deux hommes n’auront guère l’occasion d’échanger leurs points de vue respectifs sur Poisonville, car Donald Willsson est assassiné avant même qu’ils ne puissent se rencontrer. Le Continental Op est finalement chargé par le père de la victime d’élucider le meurtre, mais il réalise rapidement que Poisonville est un véritable nid de vipères, la corruption gangrène la police jusque dans les hautes sphères de la hiérarchie et le maire n’est qu’un personnage fantoche sous la coupe de ceux qui mènent la danse, à savoir les bootleggers (trafiquants d’alcool) assistés de leurs hommes de main. La ville est en proie à la corruption et à la violence, plus ou moins avec la bénédiction d’un certain Elihu Willsson, qui espérait initialement contrôler tout mouvement de contestation de la part des ouvriers de la mine et de leurs syndicats. C’était sans compter sur l’appétit des barons de la criminalité organisée, qui rapidement dépassèrent les attributions que leur avait fixées Elihu Willsson, à savoir briser tout embryon de grève. Il faut bien avouer que le commerce illicite d’alcool est nettement plus rémunérateur. Willsson n’avait hélas pas prévu que la situation lui échapperait à ce point, et c’est avec sa bénédiction (plus ou moins arrachée de force) que le Continental Op s’apprète à faire le ménage à Poisonville. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ses méthodes sont très peu orthodoxes.


Moisson rouge vaut évidemment moins pour la qualité de son intrigue, un peu trop sujette aux effets de manche, que pour son ambiance et sa vision assez noire de l’Amérique des années 1920. On observe avec une fascination évidente cette petite ville totalement livrée à la violence et à la délinquance organisée, une ville dans laquelle les pouvoirs locaux semblent totalement dépassés, voire tout simplement inexistants. La police est corrompue et ses méthodes ne semblent guère la distinguer de la pègre locale, la justice répond aux abonnés absents, le maire n’est qu’une marionnette. La collusion entre le pouvoir économique et la pègre dépasse la simple porosité, elle est ici une manière de gouverner et de contrôler les masses populaires pour mieux court-circuiter les instances démocratiques locales et accroître ainsi les bénéfices en toute impunité. Il n’en fallait pas moins pour qu’un justicier pétri d’idéaux n’apparaisse au moment le plus propice afin de donner un grand coup de balai. Mais là encore, le héros n’en est pas exactement un, du moins il n’en a guère les attributs canoniques. Le Continental Op est un personnage assez énigmatique, sous l’apparence d’un détective cynique et désabusé dont on ne sait rien ou pas grand chose, sinon qu’il boit comme un trou et fume comme un pompier, se cache en réalité un idéaliste, mais un idéaliste qui ne s’embarrasse pas de principes et emploie des méthodes de dur à cuir, voire de voyou, pour parvenir à ses fins. Evidemment, tout ceci paraît assez commun aujourd’hui, mais gardons à l’esprit que lors de sa parution le roman policier était calqué sur le modèle du roman à énigme, une littérature sage et policée dont Arsène Lupin et Sherlock Holmes étaient les plus illustres représentants. Avec son détective alcoolique et frondeur, Dashiell Hammett signait avec Moisson rouge un roman coup de poing, un roman qui s’affranchissait de tout artifice stylistique et qui aujourd’hui encore fait figure de manifeste du polar hardboiled. Tout juste osera-t-on critiquer ce monument en soulignant tout de même l’aridité du style, qui laissera sur leur faim les amoureux d’une langue riche et travaillée.

jeudi 12 décembre 2013

Voyage au pays de Kim Jong ill : Pyong Yang, de Guy Delisle

La bande dessinée est dans son écrasante majorité consacrée à la fiction et jusqu’à une époque récente il paraissait saugrenu de l’associer au documentaire. Pourtant, certains auteurs ont osé concilier les deux genres et raconter autrement une page de l’histoire humaine (La véritable histoire du soldat inconnu, Jacques Tardi ou bien encore Maus de Art Spiegelman), une expérience personnelle (Persépolis de Marjane Satrapi) ou un témoignage à valeur journalistique (Palestine, de Joe Sacco). C’est donc dans cette veine de s’inscrit Pyong Yang de Guy Delisles.
    Pyong Yang est le récit d’une expérience professionnelle vécue par Guy Delisle au début des années 2000. D’origine québécoise, spécialiste de l’animation pour une société fabriquant des dessins animés, Guy Delisle est envoyé superviser une partie de la production sous-traitée à Pyong Yang, en Corée du Nord. Comme le pays n’est pas à un paradoxe près, il cherche à faire rentrer des devises extérieures en accueillant à bras ouverts les sociétés étrangères souhaitant faire de la sous-traitance à bas coût. La production de dessins animés étant un investissement conséquent, de nombreux studios occidentaux ou asiatiques cherchent à réduire les coûts en délocalisant les étapes d’animation intermédiaires à Pyong Yang, détachant un salarié pour superviser le travail des animateurs coréens ; un rôle qui est confié à Guy Delisle pour plusieurs semaines.


Dès son arrivée à l’aéroport de Pyong Yang le ton est donné, les étrangers n’ont pas le droit de circuler librement dans le pays, ils sont cantonnés dans un quartier de la capitale et dans leurs déplacements ils doivent toujours être accompagnés d’un interprète. Un hôtel, quasiment vide et interdit au Nord Coréens, leur est évidemment réservé, ils y prennent également leurs repas. Pour Guy Delisle le choc culturel est immense, il se sent cloîtré et les occasions de se divertir sont pour le moins limitées dans un pays où il n’y a ni Internet, ni café, ni musique occidentale, ni cinéma. Pour autant, la vie en Corée du Nord semble moins sombre que ne le laissaient supposer les images diffusées par les médias occidentaux, la ville de Pyong Yang n’a rien d’un désert, certes le pays reste une dictature mais ici et là on note des signes de détente et quelques entorses au Juché, cette théorie de l’autosuffisance érigée en programme politique par le régime. Restent les symboles et les usages d’un pouvoir autoritaire qui choquent l’étranger mais dont on a peine à savoir réellement s’ils interpellent encore les Nord Coréens. 

Pyong Yang est une bande dessinée qui, malgré les restrictions de circulation et de contact imposées à son auteur, donne, grâce à une succession d’anecdotes et de détails, un aperçu étonnant de la Corée du Nord ;  un pays figé dans le temps, qui cultive les paradoxes et mêle avec un bonheur discutable archaïsmes politiques, délires mégalo-maniaques et tentatives désespérés de se raccrocher à la modernité du monde. Le résultat laisse rêveur et suscite aussi bien la sympathie que l’incrédulité ou la tristesse. Un  peu à la manière du Tokyo Sanpo de Florent Chavouet, c’est l’accumulation de détails symptomatiques qui donne cette vision d’ensemble, un témoignage à large spectre teinté d’ironie et mâtiné d’humour qui fait sourire autant qu’il crispe le lecteur. Car l’on peut rire de cette débauche de buildings vides construits pour la seule raison qu’ils flatte l’ego d’un régime qui peine à produire l’électricité suffisante pour les alimenter, ou de cette autoroute deux fois deux voies parfaitement moderne et totalement déserte qui relie Pyong Yang au Palais de l’Amitié (80 km tout de même) sans prévoir une seule autre bretelle de sortie, moins lorsqu’on comprend les sacrifices consentis par le peuple pour les construire et les entretenir alors que la misère et la famine ont durant de nombreux hivers ravagé le pays. Pour la petite histoire la carcasse de béton du fameux hôtel Ryugyong (une pyramide haute de 330 mètres), dont la construction débuta en 1987  et que Guy Delisle admire avec consternation, est aujourd’hui recouverte de verre et d’acier. Sa construction est officiellement terminée depuis 2009 bien que l’aménagement intérieur ne dépasse pas le 25ème étage. Ce gratte-ciel symbolise toute la démesure d’un régime mégalomaniaque, obnubilé par un désir de grandeur sans rapport avec ses besoins ni ses moyens puisque l’ensemble des étrangers autorisés à fouler le sol de Corée du nord serait bien en peine de remplir un seul étage de ce monstrueux bâtiment.