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mercredi 23 avril 2014

Fantasy shepardienne : Le calice du dragon, de Lucius Shepard

Si l’on excepte une période durant laquelle Lucius Shepard s’est montré plutôt discret, dans la seconde moité des années 90 plus précisément, l’auteur américain n’a jamais cessé de publier des nouvelles d’une qualité constante, construisant une oeuvre riche et singulière marquée par son attachement à l’Amérique centrale. Avec le soutien de son éditeur français, Le Bélial, Shepard était revenu sur le devant de la scène éditoriale depuis une dizaine d’année. Les tirages restaient certes modestes mais chaque sortie de recueil ou de roman était attendue avec impatience par un noyau de fans indéfectibles, assurant la visibilité de l’auteur, en particulier sur le web. Sa mort ne signifie pas pour autant la fin des publications de l’écrivain américain en France, de nombreux textes restent encore inédits et nul doute que d’autres recueils de nouvelles seront traduits et publiés à l’avenir. Tout du moins nous l’espérons. Les récits du dragon Griaule, regroupés dans un recueil publié en 2011 (Le dragon Griaule, Le bélial, 2011) tiennent une place singulière dans l’oeuvre de Lucius Shepard, d’une part parce que la fantasy (même légère) n’a jamais été la marotte de l’auteur, la plupart de ses textes relevant du fantastique, d’autre part parce que Shepard a toujours affirmé faire des incursions dans cet univers avec une certaine réticence, sous la pression le plus souvent des éditeurs et des fans. Dans la postface du Dragon Griaule, il avouait même avoir eu l’inspiration du premier texte de Griaule (“L’homme qui peignit le dragon Griaule”) alors qu’il fumait du cannabis sur le campus de l’université du Michigan, on comprend aisément que l’aspect récréatif de cette inspiration soit passé au second plan par rapport aux textes bien plus engagés qui constituent l’articulation de son oeuvre, notamment dans la première phase de sa carrière. Mais un écrivain n’est pas toujours maître de la destinée de son oeuvre et les textes de Griaule ont toujours été fort appréciés du public, à juste titre car ils sont souvent de grande qualité.
Le calice du dragon est un roman d’un peu plus de 250 pages dont l’intrigue est parallèle à celle de “L’homme qui peignit le dragon Griaule”. Pour rappel, Griaule est un immense dragon, le dernier de son espèce, endormi depuis des siècles, mais dont la conscience reste plus ou moins latente. Son influence néfaste est capable d’infléchir le destin des hommes qui ont élu domicile sur son corps, recouvert de végétation, de villes et de villages, accueillant une faune riche et variée, un véritable écosystème sur lequel Griaule exerce son pouvoir spirituel et magique. Mais les hommes rêvent de se libérer de son emprise et tentent désespérément de tuer le dragon par diverses entreprises toutes plus audacieuses les unes que les autres, mais constamment vouées à l’échec. Il en est d’autres néanmoins qui s'accommodent avec un certain succès du dragon. C’est le cas de Richard Rosacher, un médecin de Matinombre, enfilade de ruelles sordides ponctuée de tavernes crasseuses et de bordels douteux qui constituent l’un des quartiers les plus malfamés de Teocinte, ville nichée à flanc de dragon. A l’occasion de ses recherches médicales, Rosacher découvre les étonnantes propriétés du sang de Griaule, dont les principes actifs constituent une drogue d’une puissance redoutable. Loin d’être aussi néfaste que les opiacés, le PEM, dérivé du sang de Griaule, fait la fortune de Rosacher, une fortune colossale qui provoque la jalousie de certains, notamment celle des dirigeants de Teocinte. Le PEM n’a pourtant pas que des inconvénients, sa consommation est même plutôt bénéfique pour l’économie, les consommateurs de PEM paraissent plus heureux, la drogue enjolive leur quotidien parfois bien morne, révélant la beauté insoupçonnée d’une épouse fatiguée d’avoir porté trop d’enfants ou bien encore le faste et la richesse d’une demeure pourtant bien modeste. Le PEM recouvre d’un voile artificiel la tristesse du quotidien et permet aux fumeurs d’atténuer une vie de labeur et de souffrance. Vendu à un prix raisonnable, ne provoquant aucune accoutumance physique, le PEM n’entraîne pas dans la déchéance physique et morale ses consommateurs, assurant ainsi à son créateur, richesse, faste et pouvoir, moyennent un asservissement de la population somme toute raisonnable. Mais ce succès ne fait pas pour autant de Richard Rosacher le plus heureux des hommes, ses victoires économiques aussi bien que politiques ne réussissent pas mieux à combler son insatisfaction chronique.


Habile réflexion sur le pouvoir et la religion, Le calice du dragon pourrait presque apparaître comme une ode à la consommation de drogues douces, le PEM apparaissant ici comme une drogue récréative sans effets secondaires, qui améliore le quotidien. Mais cette drogue n’est finalement ici qu’un prétexte, un instrument de pouvoir qui asservit doucement mais fermement la populace, d’ailleurs ne nous y trompons pas les puissants n’ont pas besoin de consommer de PEM, et, pourvu qu’ils touchent leur dîme, n’ont aucun scrupules à s’allier à Rosacher afin d’inonder toute la région de drogue. En réalité Rosacher apparaît comme un monstre politique dans lequel s’incarne la volonté de Griaule, un homme à qui tout semble réussir mais qui réalise peu à peu que son emprise sur les événements est finalement moins ferme que ce qu’il croyait.  A-t-il trouvé son maître en la personne du conseiller Brèque (clin d’oeil au traducteur Jean-Daniel Brèque), Griaule le manipule-t-il à son insu depuis les débuts de son entreprise ? Des questions qui font écho aux problématiques développées dans des textes précédents de Griaule. Mais ce qui fait toute la force du Calice du dragon réside dans ses qualités d’écriture. Shepard n’oublie jamais que ce qui structure un roman c’est avant tout sa narration. La réflexion, aussi fine et intelligente soit-elle, ne prend jamais le pas sur la fluidité du récit, sur le rythme quasiment hypnotique des mots et sur la richesse du vocabulaire, admirablement retranscrit en français par la traduction de Jean-Daniel Brèque. Superbement écrit, maîtrisé de bout en bout, Le calice du dragon apporte à l’édifice de Griaule  une nouvelle pierre, dont on aurait aimé qu’elle ne soit hélas pas la dernière ; mais à moins de découvrir des manuscrits cachés de l’auteur américain, il faudra bien se faire une raison.

vendredi 4 avril 2014

Roman du terroir : Colorado blues, de Kent Haruf

C’est un petit livre qui n’a l’air de rien, à peine 250 pages d’un auteur américain  plutôt confidentiel en France, en dépit d’un succès critique sans faille depuis le début des années 2000. On aurait bien vu cet auteur figurer au catalogue des éditions Gallmeister tant la ligne éditoriale (centrée sur les écrivains du “terroir”) de cet excellent éditeur correspond bien à la littérature de Kent Haruf, cette littérature venue des grandes plaines, qui distille l’ennui profond d’une Amérique oubliée par les grandes métropoles mais qui pourtant ne cesse de fasciner par la poésie de ses paysages grandioses. La couverture à elle seule est un éternel dépaysement, un cliché certes, mais qui fonctionne immanquablement sur le lecteur en mal de grands espaces. Colorado Blues n’est d’ailleurs pas sans rappeler un certain Larry McMurtry (La dernière séance ou Texasville), dans sa description du mal-être qui hante les habitants de ces petites bourgades isolées où l’activité économiques se résume à l’agriculture extensive, les loisirs au cinéma poussiéreux de la ville et aux soirées dansantes du samedi soir copieusement arrosées de bière.

Ce n’est un secret pour personne, on s’ennuie ferme du côté de la petite ville de Holt, perdue au milieu des plaines à quelques centaines de kilomètres de Denver. La ville est une pure fiction, mais elle résonne avec l’authenticité du vécu et on a peu de mal à imaginer la géographie des lieux, une artère centrale autour de laquelle s’organise une enfilade de rues tirées au cordeau par un géomètre maniaque, un cinéma décrépi, quelques installations sportives, l’école, le lycée, l’église et puis surtout, la coopérative agricole, dont le silo gigantesque s’élève sans peine au-dessus des mornes plaines du Colorado. Cette coopérative c’est un peu le poumon économique de la ville. A Holt, Jack Burdett est l’enfant du pays, un grand gaillard tout en muscles, champion de football, pilier de comptoir apprécié par tout le monde pour son caractère jovial et son charme indéniable. Aussi, lorsqu’il disparaît du jour au lendemain après avoir détourné 150 000 dollars de la coopérative agricole, dont il était le directeur, personne ne veut y croire. Et pourtant, Jack avait tout pour mener la belle vie, une femme magnifique, deux garçons adorables, une jolie petite maison et un boulot plutôt facile. Mais il faut croire que le bonhomme aspirait à la grande vie du côté de la Californie. Pendant quinze ans, personne n’eut vent de ce que Jack Burdette était devenu, surtout pas sa femme, qui paya cher le prix des frasques de son mari, jusqu’au jour où il débarqua a nouveau à Holt, au volant d’une Cadillac rouge, ultime symbole de sa vie de flambeur désormais fauché.

Tragédie douce-amère centrée avant tout sur ses personnages, Colorado blues est un roman au style sec et dépouillé, mais à la profondeur de champ remarquable. Le découpage du récit y est d’une simplicité désarmante et l’écriture d’une rare fluidité, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités. Souvent touchant, parfois drôle, Colorado blues n’est pas un roman léger, l’atmosphère s’épaissit au fil de la lecture jusqu’à devenir pesante et malsaine, au point que les moments de grâce deviennent presque douloureux tant le lecteur est suspendu à l’instant d’après, jusqu’à une conclusion attendue et redoutée. On aurait aimé une fin heureuse, mais soyons honnête dès la première page le lecteur sait que le dénouement sera tragique. Avec une économie de moyens remarquable Kent Haruf réussit ce que seuls les grands auteurs sont capables de réaliser, son récit hante le lecteur durablement, comme une petite musique lancinante et insupportable, les images s’imposent avec force et le destin des personnages devient soudain d’une urgence extrême. On tourne les pages fiévreusement, avec le désespoir au bout des doigts, l’horreur en point de mire. Mais l’auteur est ici impitoyable, sous sa plume se dévoile toute l’injustice d’un monde où la bonté et l’intelligence ne sont pas toujours récompensés à leur juste valeur. Il ne s’agit pas là d’une bien grande révélation, à moins d’être particulièrement candide, mais elle est cette fois particulièrement douloureuse.

SF écossaise : Trames, de Iain M. Banks

Autant l’avouer en préambule, Trames n’est pas le roman le plus réussi de Iain M. Banks, surtout si l’on s’en tient aux récits appartenant au cycle de la Culture. Pour autant, cela ne fait pas de ce livre un ratage complet, n’est pas Banks qui veut et le talent du monsieur étant définitivement hors-norme, un roman raté de l’écrivain écossais mérite tout de même d’être lu, ne serait-ce que pour la démesure de l’univers et la maîtrise dont fait preuve son créateur.


    Pour rappel, Trames se déroule dans l’univers de la Culture, société pan-galactique incroyablement avancée dans laquelle l’hédonisme a été élevé au rang d’art de vivre. La Culture n’est pas une société hiérarchisée, machines intelligentes, humanoïdes et autres races peuplant la galaxie y cohabitent en harmonie, délaissant les affaires courantes et la gestion politique à des intelligences artificielles (appelées mentaux) pour se consacrer au développement personnel, aux loisirs et de manière générale aux plaisirs de la vie.  Mais à cette facette séduisante et lumineuse correspond une facette plus sombre, représentée par la section Contact et son bras armé, Circonstances spéciales, chargés d’espionner les systèmes et les civilisations qui ne font pas partie de la Culture ; pour faire simple, disons qu’il s’agit ni plus ni moins que des barbouzes qui effectuent le sale boulot. Bien que tolérante et en théorie bienveillante, la Culture sait également protéger ses intérêts, par la violence s’il le faut.  


Une fois de plus (c’est une constance chez Banks), Trames se déroule en marge de la Culture, sur le monde gigogne de Sursamen, un monde artificiel composé de globes enchâssés sur plusieurs niveaux construit il y a plusieurs milliers d’années par une race aujourd’hui disparue, les Involucrae. Peu de choses nous sont parvenues des Involucrae, pas davantage de leurs ennemis les Ilnes, qui s’étaient donné comme objectif de détruire tous les mondes gigognes. De cette lointaine époque n’ont survécu que les Xinthiens, des êtres gigantesques et mythiques, que les différents peuples des mondes gigogne ont élevés au rang de dieux. Quel était l’objectif de la construction de ces mondes gigognes, quel rôle les Xinthien ont-ils joué, pour quelles raisons ces êtres mythiques demeurent désormais inaccessibles ? Autant de questions qui sont sans réponses et qui le resteront puisque Iain M. Banks n’y apporte aucune résolution à la fin de son roman. Vous êtes ainsi prévenus.  Sursamen est un monde situé dans une zone de la galaxie dirigée par une confédération extraterrestre presque aussi puissante que la Culture, les Morthanveldes, qui s’interdisent également d’intervenir dans les affaires des peuples moins développés. Hors plusieurs races se disputent le contrôle des différents niveaux de Sursamen, au huitième et au neuvième niveaux, les Sarles et les Deldeynes se livrent une guerre dévastatrice depuis des temps immémoriaux, mais grâce à l’aide officieuse des Octes, une race nettement plus développée sur le plan technologique, les Sarles sont sur le point de remporter cette guerre. Mais à l’issue d’une victoire éclatante, le roi des Sarles, Hausk, est assassiné sous les yeux de son fils Ferbin par son plus fidèle général, Tyl Loesp. Ferbin prend donc la fuite en compagnie de son serviteur, laissant le royaume, ainsi que son plus jeune frère, aux mains de l’infâme traître. Le jeune prince cherche dans un premier temps de soutien des civilisations plus puissantes avant finalement de rejoindre sa soeur, Anaplian, partie il y a quinze ans rejoindre la Culture au sein de Circonstances spéciales.


Les lecteurs familiers de la Culture prendront dans ce roman ce qu’il y a à prendre et découvriront avec délice une nouvelle facette de l’univers de Iain M. Banks, mais la friandise est hélas dans l’ensemble un peu décevante. La faute à une narration quelque peu bancale. Le roman aurait gagné à être retravaillé et élagué pour gagner en dynamisme et maintenir le lecteur en éveil sur la durée, car en dépit des fulgurances qui émaillent le récit, et malgré toute la richesse de son univers, Trames apparaît comme un roman un peu boursouflé. Les descriptions sont parfois interminables et les digressions bien trop nombreuses.  L’emballement des cent dernières pages ne change d’ailleurs rien à l’affaire. On peut regretter en outre  que de nombreux éléments du récit restent sans réponse à la fin du roman, car si ce joyeux foisonnement d’idées est enthousiasmant on aurait aimé percevoir la cohérence de l’ensemble de manière un peu plus précise.