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jeudi 19 juin 2014

Petit manuel du parfait délinquant : American Desperado, de Jon Roberts & Evan Wright

Depuis sa publication fin 2013, American desperado poursuit son petit bonhomme de chemin auprès des libraires et des lecteurs. Certes on a peine à imaginer que cet épais volume réunissant les mémoires de l’un des plus gros barons du trafic de cocaïne aux Etats-Unis figure au palmarès des meilleures ventes d’Amazon, mais le livre bénéficie d’une bonne couverture dans la presse et d’un bouche à oreille très favorable en librairie. Son éditeur, 13ème note, peut sans doute espérer non pas un best seller, mais au moins une opération rentable sur le long terme. Au Etats-Unis, Jon Roberts est depuis quelques années une figure incontournable du banditisme repenti, son succès tient à la fois à son parcours digne d’un Tony Montana (Scarface de Brian de Palma) aussi bien qu’à la montée en puissance de la culture  gansta dans la société américaine depuis les années 90, glorifiée en particulier par le rap, MTV et consort. Aujourd’hui, il n’est pas rare de trouver des référence à Jon Roberts dans certaines chansons de rap, le personnage étant révéré par de nombreux artistes, qu’il a d’ailleurs à de très nombreuses reprises reçus chez lui. Son succès tient également à la diffusion il y a quelques années d’un documentaire,  CocaÏne cowboys, retraçant l’histoire du trafic de cocaïne dans le sud de la Floride, et dans lequel Jon Roberts tient une place prépondérante. Mais ce qui fascine sans doute le plus l’Amérique, c’est la relative impunité dont Jon Roberts bénéficia lors de sa chute, malgré la gravité de ses crimes (en plus du trafic colossal dont il fut le maître d’oeuvre, il fut l’instigateur et parfois le principal artisan de nombreux assassinats), il ne purgea qu’une peine de trois ans de prison, la justice américaine lui permettant de bénéficier d’une remise de peine massive (Roberts risquait près de 200 ans de prison) en échange de sa collaboration. Il faut dire que l’affaire Roberts mettait en cause des personnalités importantes, magistrats, flics ripoux, politiques véreux et même un haut responsable de la CIA, les autorités avaient tout intérêt à étouffer au maximum cette petite bombe.



"La majeure partie du temps que j'ai passée sur cette Terre, je n'ai eu aucun respect pour la vie humaine ; ça été la clé de ma réussite"


    Les présentations étant faites, une question reste en suspens, comment ce petit truand d’origine fort modeste (son père n’était qu’un homme de main de la mafia new yorkaise), réussit-il à devenir le principal collaborateur du cartel de Medellin aux Etats-Unis ? C’est ce parcours édifiant que raconte Jon Roberts au journaliste Evan Wright, qui l’a côtoyé durant plusieurs années pour recueillir ses mémoires. Deux phases apparaissent distinctement, celle de son enfance et de sa jeunesse à New York puis son exil plus ou moins forcé en Floride, où il se constituera une fortune absolument colossale (plus d’une centaine de millions de dollars) grâce à l’intelligence et à l’efficacité de son organisation. 


"Le mal est plus fort que le bien – en cas de doute, choisis le camp du mal"
 


    Né à New York sous le nom de John Riccobono, dans une famille affiliée à la mafia sicilienne, Jon Roberts devint dans les années 80 l’un des plus gros trafiquants de drogue des Etats-Unis et la véritable cheville ouvrière du cartel de Medellin (le plus puissant cartel colombien, spécialisé dans la production et le trafic de cocaïne,  dirigé à l’époque par la famille Ochoa et son lieutenant principal, Pablo Escobar). Durant près d’une décennie, Jon Roberts et son organisation de trafic de drogue, établirent un système de contrebande à partir du sud de la Floride, qui permit littéralement d’inonder les Etats-Unis d’une cocaïne de bonne qualité, à prix défiant toute concurrence ; le cartel de Medellin s’imposa certes par sa violence extrême, mais réussit surtout à éliminer ses concurrents par une stratégie fort simple, proche des techniques commerciales traditionnelles, qui consistait à pratiquer des prix bien en dessous du marché et atteindre à terme une situation de monopole. Avant l’arrivée du cartel, la cocaïne colombienne restait aux Etats-Unis un produit extrêmement confidentiel et surtout très onéreux (la cocaïne resta longtemps la drogue des riches), Jon Roberts permit au cartel de faire transiter frauduleusement des tonnes  de drogue à des prix bien plus avantageux, ce qui assura à l’organisation de régner sans partage sur ce trafic juteux (la cocaïne restant une drogue peu onéreuse à fabriquer). Durant des années, Roberts, grâce à l’ingéniosité de son organisation et de ses collaborateurs, s’enrichit immensément, sans jamais être inquiété par la DEA, le FBI ou bien encore la police locale, de toute façon largement gangrenée par la corruption. A la fin des années 70, le trafic de drogue n’était pas une priorité pour les autorités américaines, aussi bien fédérales que locales, et les moyens étaient de toute façon orientés en direction des Bahamas, dont les îles les plus proches se situaient à peine à deux heures de bateau de Miami. Face à la recrudescence de la violence générée par le trafic de cocaïne, le paisible état de Floride, dont l’économie reposait jusqu’à lors essentiellement sur le tourisme et la production d’agrumes, dut prendre les choses en main, en particulier dans le comté de Miami. Les autorités locales tentèrent d’augmenter rapidement les effectifs de la police métropolitaine, mais les candidats se faisant rares, les critères furent très largement assouplis, trop sans doute car en quelques années la police de Miami fut réputée pour être l’une des plus corrompues des Etats-Unis. L’équation était de toute façon trop inégale, les trafiquants disposant de revenus colossaux pour acheter des policiers et des magistrats peu scrupuleux. L’économie de la Floride fut donc tirée vers le haut par le trafic de drogue, plusieurs dizaines de milliards de dollars, qui permirent à cet état de devenir la plaque tournante du blanchiment d’argent sale. 


"Si on se fonde sur ce que j'ai fait, je suis presque sûr d'être un sociopathe"

Roberts fut l’un des  principaux maîtres d’oeuvre de cette économie parallèle (pas le seul, mais le plus important. L’organisation de Roberts fut accusée d’avoir fait transiter environ 56 tonnes de cocaïne en provenance de Colombie), et s’il n’était pas officiellement le chef de la branche américaine du cartel de Medellin, le rôle étant officiellement tenu par Max Mermelstein, qui fut arrêté et placé sous la protection de la justice comme témoin principal, mais dont on sait qu’il ne fut pas le cerveau du trafic, (il tenait sa place au fait d’être mariée à l’une des nièce Ochoa), il fut très concrètement à l’origine de toute la logistique du trafic. Mickey Munday, un véritable génie de la mécanique, fut le principal collaborateur de Jon Roberts; la logistique reposait en effet sur une infrastructure technique de très grande qualité : communications radio, brouilleurs, voitures, avions et bateaux modifiés ; c’est grâce à ces moyens techniques, parfois très sophistiqués, mais également grâce à leur ingéniosité, que Roberts réussit à tenir en échec les services de police et la DEA. Mais dans le trafic de drogue, la contrebande n’est pas forcément la partie la plus difficile, le blanchiment relève, lui, de tout un art de la dissimulation et de la corruption, car il faut réintroduire des masses colossales de liquidités dans le circuit économique et financier traditionnel, sous peine de se retrouver avec des boites de chaussures pleine de billets enterrées dans son jardin…. ou dans celui du voisin comme l’indique avec une pointe d’humour l’auteur ; immobilier, achat de billets de loterie, boites de nuit, courses de chevaux, ou bien encore accords juteux avec un certain Manuel Noriega, dictateur du Panama…. autant d’expédients nécessaire à la dure vie de trafiquant de cocaïne. C’est d’ailleurs l’inflation inquiétante des dépôts en liquide, très supérieurs aux moyennes des autres états de l’Union, qui incitèrent les autorités fédérales à s’intéresser de près aux banques de Floride, spécialistes ès blanchiment d’argent sale.

 "Il y a plus d'abrutis chez les humains que chez les chiens"


Au-delà de la dimension romanesque du personnage, qui n’est pas sans rappeler effectivement Tony Montana de Scarface, Jon Roberts relève du parfait psychopathe. Très intelligent, déterminé, prêt à toutes les formes de violence, l’homme se caractérise par une absence totale  d’empathie et de remord. La violence est son credo, l’argent est une finalité. Mais curieusement l’homme est avenant, presque attachant tant il est  affable.  on y devine derrière cette carapace d’acier et cette absence de sentiments, quelques failles et parfois même une certaine souffrance, cela n’enlève rien à la gravité de ses actes, mais Jon Roberts est certainement un personnage plus complexe que ne le laisse supposer sa posture de criminel endurci. Derrière le caïd prêt à en découdre à tout moment se cache un homme qui se dit incapable d’aimer, mais qui souhaiterait que son fils ne suive jamais les pas de son père, tout en affirmant qu’il n’éprouve aucun regrets. Paradoxal. Avec plus de 700 pages au compteur, American Desperado n’échappe pas à l’embonpoint et certains passages auraient pu être élagués, mais globalement le livre de Roberts et Wright prend au tripes et saisit de bout en bout le lecteur. On aimerait que ce soit un roman, mais non, tout cela est vrai, confirmé par les notes (directement intégrées au fil de l’entretien, ce qui demeure une excellente idée) du journaliste. L’image des Etats-Unis qui émerge de ce récit n’est pas à la gloire de ce pays, d’ailleurs Wright raconte dès le préambule du livre une anecdote tout à fait édifiante. A l’occasion d’un match de basket, le speaker remarque le “Cocaïne Cowboy” dans le public, les caméras se braquent sur l’ancien trafiquant, ce jour là accompagné de son fils, Roberts est alors ovationné par le public et mitraillé par des spectateurs dont on se demande ce qu’ils peuvent bien admirer.  Au lecteur de s’interroger,  Roberts fascine-t-il l’Amérique par son statut de repenti (officiellement) ou  par celui d’ex gloire du banditisme ? Comme si l’homme n’était finalement qu’un personnage de fiction dont les crimes n’avaient aucune assise réelle. A moins qu’aux Etats-Unis, les milliards générés par le trafic de drogue ne soient considérés comme une certaine forme de réussite sociale.  Cet incident n’est pas sans interpeller le principal intéressé qui nous livre cette réflexion d’un cynisme consommé  :


« À l’époque où je suis né, l’Amérique était un pays propre où quelqu’un dans mon genre n’aurait pas été applaudi. C’est comme la musique que mon fils écoute, de la merde gangsta pondue par des mecs qui ne savent même pas s’exprimer correctement. Si c’est ce que les gens apprécient de nos jours, pas étonnant qu’ils m’applaudissent. »

lundi 2 juin 2014

Légende californienne : Le dernier des damnés, de Gerald Locklin

Ces dernières années, deux éditeurs m’ont séduit par leur ligne éditoriale et par la qualité de leur catalogue, il s’agit de Gallmeister, dont j’ai déjà chroniqué une bonne demi-douzaine de romans, ainsi que 13e Note. Si le premier semble plutôt bien se porter, ce n’est pas le cas de 13e Note, dont les activités sont désormais suspendues jusqu’à ce que l’éditeur trouve une meilleure assise financière, autant dire que l’on craint le pire malgré la mobilisation des libraires et des lecteurs car la situation du secteur de l’édition n’est pas franchement rassurante. Evidemment, sur ma pile à lire figurent quelques romans édités par 13e Note, dont je n’avais jusqu’à présent pas pris la peine de parler. Autant dire que ce petit électrochoc m’a remis dans le droit chemin, et pour tout dire, j’avoue avoir un peu d’amertume en écrivant ces mots car il est décourageant de constater que la qualité, l’intégrité et le professionnalisme ne paient pas toujours. Ce couperet est profondément injuste au vu du travail effectué depuis 2008 (date de sa création) par 13e Note. Miser sur la littérature étrangère underground, même si le terme est un peu réducteur, avec des auteurs pour une grande part confidentiels et des textes pas toujours faciles d’accès (et parfois même inédits dans leur pays d’origine), était un pari risqué et courageux et l’on espère vivement que la mobilisation en faveur de l’éditeur portera ses fruits.


    La publication du Dernier des damnés de Gerald Locklin chez 13e Note n’a rien d’étonnant, l’auteur américain est une figure majeure de la littérature californienne, mais un illustre inconnu en France, faute d’y avoir été traduit et publié. Le bonhomme a pourtant des références conséquentes et ses liens avec Bukowski, aussi bien littéraires qu’amicaux, auraient pu lui assurer une certaine notoriété dans notre pays, mais il faut croire que sa littérature  était impubliable ou tout du moins financièrement trop incertaine pour convaincre les éditeurs français, jusqu’à ce que 13e Note franchisse le pas avec ce livre constitué d’un échantillon plutôt représentatif de textes de Locklin publiés depuis les années 70. On y retrouve des nouvelles, ainsi qu’un florilège de textes évoquant son amitié avec Bukowski. Evidemment, à vu de nez on se doute bien qu’il n’y a pas là de quoi faire un best seller.  L’éditeur aurait également pu émailler l’ouvrage de poèmes de Locklin, mais il faut croire que l’équation était déjà commercialement suffisamment suicidaire (il est entendu que le terme est ici employé de manière élogieuse) pour ne pas insister trop lourdement ; si littérairement cet ouvrage est indiscutablement bien pensé et franchement enthousiasmant, on comprend aisément que le menu soit difficile à vendre auprès du grand public, surtout en France où la nouvelle n’est pas un genre très populaire. Poète, pilier de comptoir durant sa jeunesse, écrivain emblématique de la côte ouest, Gerald Locklin est l’auteur de plus d’une centaine d’ouvrages qui s’inscrivent dans la droite lignée des grands écrivains américains. Evidemment on pense à Bukowski, mais également à Hemingway ou Fante, l’héritage est évident mais rarement pesant car l’écrivain californien a forgé son propre style, faussement léger, et son propre univers littéraire, avec des textes semi-autobiographiques teintés d’humour noir et d’ironie savamment distillée, dans lesquels intervient très souvent son alter-ego “The toad”. Le présent ouvrage permet d’avoir un aperçu de l’évolution de son style et de ses thématiques grâce à un choix de textes judicieux, présentés de manière chronologique. 

Au premier abord, l’oeuvre de Locklin pourrait être abusivement confondue avec celle d’un poivrot au bout du rouleau, dont le seul mérite serait de mettre en scène sa misérable existence dans un style relâché, ponctué d’argot et mâtiné de philosophie de comptoir. Mais Locklin est un peu plus qu’un clown triste, il est un fin observateur de la nature humaine et de son temps. Son utilisation du burlesque est suffisamment originale pour provoquer à l’occasion une sorte de vertige, que l’on ne retrouve que rarement chez ses contemporains et qui lorgne presque du côté du fantastique. Cette approche très caractéristique est parfaitement illustrée par la nouvelle intitulée “La chemise” dans laquelle un petit assureur terne se prend de passion pour une chemise hippie dont lui a fait don un auto-stoppeur, au point de rompre avec tous les codes et toutes les conventions sociales auxquels il s’était jusqu’à présent conformé. L’hypocrisie de la société vole ici en éclat sous les coups de boutoir d’un humour qui épingle les petites travers du quotidien, jusqu’à confiner parfois à l’absurde, et que l’on retrouvera dans les textes suivants consacrés à Jimmy Abbey, son alter-ego littéraire.  Au fil des nouvelles, la dimension autobiographique du récit se révèle de plus en plus prégnante, on y découvre de fait  un parcours personnel un peu trop proche de la rédemption (dans son acception américaine) à mon goût mais salutaire car nettement moins autodestructeur ; Locklin s’y fait plus sage et le pilier de comptoir désabusé laisse la place à un homme plus mature, sobre et adepte du sport en salle. Évolution logique, la fiction laisse la place dans la dernière partie de l’ouvrage au récit personnel, dans une succession de textes où Locklin évoque son amitié avec Bukowski et livre ainsi des passages éclairants concernant la personnalité et le parcours du grand Buk.
Il n’en fallait pas tant pour me convaincre du bien fondé de cette édition, souhaitons que cet ouvrage ne demeure pas un coup d’essai et que Locklin soit à l’avenir davantage traduit.

dimanche 1 juin 2014

Les éditions 13ème note sur le point de mettre la clé sous la porte




Faute d'avoir trouvé son lectorat, en dépit d'un catalogue franchement enthousiasmant, les éditions 13ème note sont en grande difficulté et s'apprêtent à mettre la clé sous la porte d'ici la fin de l'année. Son fondateur, Eric Vieljeux, avait tout misé sur la littérature américaine underground, dans la droite lignée de Fante, Bukowski, Kerouac ou bien encore Selby, mais il faut croire que le pari, audacieux il est vrai, n'aura pas convaincu les lecteurs français malgré le soutien de très nombreux libraires (l'éditeur avait une très bonne visibilité, notamment dans les librairies indépendantes). 


Reste que depuis sa fondation en 2008, l'éditeur est riche d'un catalogue d'un peu plus de 70 oeuvres originales, souvent inédites en français, que je ne saurais trop vous conseiller d'explorer rapidement ; l'éditeur assure que pour le moment son catalogue reste disponible, notamment grâce à un accord de distribution avec Flammarion, mais on ne saurait trop être prudent. Bref, si vous aimez la littérature de la marge, celle qui vient des tripes et qui vous retourne comme une crêpe, vous savez ce qu'il vous reste à faire.