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jeudi 13 novembre 2014

Mise en abyme : Adios Schéhérazade, de Donald Westlake

Plus connu pour sa série de polars tragi-comiques mettant en scène John Dortmunder, cambrioleur aux aventures rocambolesques, Donald Westlake est un auteur prolifique aux multiples facettes puisqu’il s’est essayé au polar, certes, mais également au fantastique et même à la science-fiction. Si Adios Schéhérazade fait néanmoins figure d’olni dans une production littéraire pourtant très éclectique, c’est sans doute parce qu’il fonctionne selon le principe de la mise en abyme et que l’écrivain américain y a insufflé très certainement une bonne part de ses doutes et de ses réflexions. Pas étonnant que l’auteur ait avoué à plusieurs reprise qu’il s’agissait là de son roman préféré.

    Très court, le roman raconte la plongée dans les affres de la page blanche d’un petit écrivain de romans pornographiques, Edward Toplis. Ce dernier est en réalité un nègre puisqu’il écrit pour un autre auteur et doit fournir chaque mois un nouveau manuscrit, écrit immanquablement en une dizaine de jours (délais d’impression oblige). Pourtant, Ed avait été prévenu, le boulot paye bien mais il ne peut qu’être temporaire, nul écrivain ne peut passer sa vie à écrire ce genre de littérature sans âme et sans ambition, sous peine de tarir un jour la source de son inspiration. Mais Ed n’a jamais pensé réellement au lendemain, il a enchaîné les romans faciles, encaissant la monnaie et se remettant à la tâche avec la régularité d’un métronome. Sauf que la mécanique a fini par se dérégler et que l’inspiration s’est faite de plus en plus rare, voire quasiment inexistante. Les retards se sont fait plus nombreux et les subterfuges pour tromper son éditeur de plus en plus réguliers. Face à sa machine à écrire et à la page blanche qui le toise de manière quasi sarcastique, Edward Toplis est au bord du gouffre, pas l’ombre d’une idée ne lui traverse l’esprit et il lui reste moins de dix jours pour écrire ses douze chapitres. Alors pour amorcer la machine, il finit par transformer en mots et en phrases ses propres divagations, ses fantasmes, ses craintes et ses angoisses, dans un récit à la fois drôle et loufoque où la réalité se mêle à la fiction de manière délirante. De son mariage raté à ses considérations sur l’écriture et sur le travail d’écrivain, en passant par ses fantasmes érotiques ou bien encore ses relations avec son éditeur, tout y passe avec plus ou moins de bonheur… jusqu’au point de non retour.

    A la fois drôle et caustique, Adios Schéhérazade relève autant de l’exercice de style autoréférencé que de la thérapie tant le récit apparaît cathartique ; Westlake y mêle la pure fiction avec des considérations qu’on imagine tout à fait personnelles concernant son propre travail d’écrivain de littérature populaire, avant que son imagination ne prenne finalement le dessus et ne laisse place à une histoire délirante comme il en a le secret. Tout cela ne serait rien si Westlake n’avait mêlé à son histoire d’émouvantes réflexions sur le couple, qui donne bien plus de substance au récit. Sans pour autant être un chef d’oeuvre absolu, Adios Schéhérazade fait figure de roman sympathique et émouvant pour peu que le thème vous intéresse, autant dire que les fanatiques d’action débridée ou les lecteurs tout simplement attachés à une intrigue solide et passionnante passeront leur chemin. On reprochera tout juste à l’édition française, une traduction un peu datée, assurée par l’inénarrable Marcel Duhamel, dont on connaît assurément les qualités mais aussi les défauts (la traduction est truffée d’expressions argotiques parisiennes, ambiance Tontons flingueurs assurée, mais respect du texte mesuré). Que cela ne vous empêche toutefois pas de vous procurer cet étonnant roman.

jeudi 6 novembre 2014

Annie Sullivan & Helen Keller : une histoire de libérations

Beaucoup de personnes connaissent l'histoire d'Annie Sullivan et d'Helen Keller. Elle est très populaire aux États-Unis. Helen Keller en particulier a suscité l'admiration de ses compatriotes par sa volonté, et le fait que malgré son lourd handicap elle obtint un diplôme d'études supérieures. Car à la suite d'une maladie infantile, Helen est devenue aveugle et sourde, et sa première enfance s'est déroulée dans un monde clos, uniquement perceptible par les autres sens.

C'est donc cette histoire qui est mise en scène ici, ou plutôt ces deux histoires, car la vie d'Annie Sullivan est également tragique. Orpheline, placée dans un asile horrible, puis heureusement accueillie à l'institut pour aveugles Perkins, elle fait preuve d'une force de caractère hors du commun, mais difficile à supporter pour ceux qui l'entourent. Cette force qui lui a permis de survivre, cette colère qu'elle exprime sans retenue, elle va les mettre au service d'Helen Keller, parvenant à s'imposer à sa famille et à prendre en main une petite sauvageonne sans repères. Bientôt, c'est le miracle et Helen comprend la relation entre les signes et la réalité qui l'entoure. Elle devient insatiable, apprend à lire le braille, à écrire même. Elle veut tout savoir, elle veut communiquer, signer, tout le temps. Mais l'histoire d'Helen n'est pas seulement une réussite. Mise en avant par le directeur de l'institut Perkins qui cherche à en faire un faire-valoir de la cause des aveugles, elle est accusée de plagiat dans son premier écrit, un conte. Pour Annie, accusée d'avoir menti, c'est un affront de plus.

Quelle gageure de raconter cette histoire dans une bande-dessinée ! Mais une fois le résultat lu, cela devient évident. Joseph Lambert a su rendre de manière  très explicite le monde perçu par Helen Keller, et dans son graphisme se mesure les progrès et peut-être même la manière dont a progressé la petite fille. C'est l'exceptionnelle réussite de ce livre. La bande-dessinée n'est pas forcément simple à appréhender car elle mêle les deux histoires, la vie d'Helen à partir de sa rencontre avec Annie, et par des retours en arrière la jeunesse d'Annie à l'asile puis à l'institut. Le graphisme est très sobre, se concentre sur l'essentiel. L'auteur joue avec bonheur des polices de caractères et arrive à construire deux mondes parallèle : le nôtre et celui d'Helen. Il restitue avec sensibilité les sentiments très forts de tous les protagonistes avec une économie de moyens remarquables.

Un grand moment de lecture, même pour ceux qui connaissaient déjà cette histoire, qui fut le début d'une très longue amitié entre deux femmes d'exception.

lundi 3 novembre 2014

Fantasy historique : Les lions d'Al-Rassan, de Guy Gavriel Kay


Initialement pressenti comme un disciple de Tolkien, en raison de sa collaboration au milieu des années soixante-dix avec Christopher Tolkien, qui s’était attelé au projet d’édition du Silmarillion, oeuvre laissée alors inachevée par son père, Guy Gavriel Kay s’est rapidement éloigné de l’influence de son mentor pour se consacrer à l’écriture d’une fantasy plus personnelle, largement inspirée par l’histoire et non plus par la mythologie nordique. On passera outre ses premiers essais, en particulier la Tapisserie de Fionavar, trilogie insipide et formatée à laquelle l’auteur ne donnera heureusement pas suite, pour se concentrer sur ses oeuvres majeures, comme l’excellent Tigane, dont la trame se déroule dans une Renaissance italienne largement revisitée ou bien encore La mosaïque de Sarance, librement inspirée par l’histoire de l’empire Byzantin. Les lions d’Al-Rassan s’inscrit dans cette démarche que l’on pourrait qualifier de fantasy historique et constitue à ce jour l’un des romans les plus réussis de l’écrivain canadien.



Conquise quelques siècles plus tôt par les Asharites la péninsule d’Esperagne est en proie à d’importants troubles politiques depuis l’assassinat du dernier Khalife  de l’empire d’Al-Rassan. Au nord, les Jaddites regroupent leurs forces si longtemps divisées sous une seule bannière, celle du roi du Vallédo, Ramiro, qui a réussi à prendre l’ascendant sur les royaumes voisins. Son rêve : reconstruire le royaume d’Esperagne tel qu’il était avant la conquête asharite. A Cartada*, autrefois centre de l’empire d’Al-Rassan, l’instabilité politique et les troubles à l’ordre public, notamment envers les minorités Kindaths, traduisent l’anxiété et la fébrilité des Asharites. Les luttes de pouvoir laissent dans leur sillage un chapelet de cadavres et affaiblissent davantage encore l’Al-Rassan. Autrefois l’empire semblait briller de mille feux, sa puissance commerciale, militaire et politique lui assurait un avenir radieux, tandis que sa culture désormais florissante, à la croisée des influences de chaque communauté, était admirée et enviée partout à travers le monde connu. Mais aujourd’hui son déclin semble inéluctable et définitif. Chaque jour les positions asharites semblent plus précaires et il paraît bien difficile à ces cités-états de s’unir pour résister aux armées jaddites désormais puissamment armées et commandées par un chef dont l’autorité parait durablement installée. Dans cette période trouble, trois destins se croiseront, celui de Jehane, brillant médecin Kindath, de Rodrigo Belmonte** puissant commandant Jaddite et d’Ammar ibn Khairan, poète célèbre, guerrier non moins renommé et surtout assassin en titre du dernier khalife d’Al-Rassan.


    Le cadre du roman de Guy Gavriel Kay se superpose à celui de l’Andalousie musulmane à la veille de la Reconquista et la proximité des noms, des lieux et de manière générale de la trame historique ne doit évidemment rien au hasard. Ceux qui ne sont pas familiers de l’histoire de l’Al Andalus se laisseront porter par  la dimension exotique et le décalage historique du roman, les autres ne manqueront pas d’opérer constamment des rapprochements entre la fiction et l’histoire. Evidemment la liste des correspondances serait à la fois trop longue à établir, et certainement un peu vaine, mais il parait difficile de résister au plaisir de démêler le canevas historique habilement tissé par l’auteur. A ce petit jeu, Guy Gavriel Kay se montre à la fois suffisamment subtil et érudit pour stimuler l’imagination du lecteur sans se montrer démesurément  didactique, mais le lecteur ne peut néanmoins s’empêcher de penser que l’auteur aurait sans doute gagné à écrire un pur roman historique étant donné que la dimension “fantasy” est ici réduite à sa plus simple expression ; nulle magie, nulle créature fabuleuse, nulle mythologie alambiquée, tout juste est on confronté à un cas de prescience inexpliquée. Le choix d’une histoire et d’une géographie revisitées autorise néanmoins de nombreuses libertés narratives, que le strict respect des faits historiques n’aurait sans doute pas permis. Il n’en demeure pas moins que l’on reste sous le charme  de ce brillant exercice  littéraire, à la fois puissamment poétique, éminemment romanesque et incroyablement tragique. Guy Gavriel Kay reste avant toute chose un merveilleux conteur dont l’écriture cède rarement à la facilité et l’on ne peut qu’admirer la capacité de l’auteur canadien à combiner harmonieusement rigueur intellectuelle (nul doute que ce roman, en dépit de son cadre imaginaire, a demandé un gros travail de documentation), qualité de la narration et exigence littéraire. Mais Les lions d’Al-Rassan est un peu plus que la somme de ses qualités, il se dégage de ce roman un charme particulier lié à la fois au cadre choisi, mais aussi et surtout à sa dimension tragique ; une fois la dernière page tournée, un sentiment bien étrange s’empare du lecteur, celui qu’il vient d’assister à la disparition d’une civilisation à nulle autre pareil, à la fois élégante, racée et tolérante, un creuset culturel où s’épanouirent de manière harmonieuse les arts, les lettres, la médecine, les sciences et la philosophie.  Quoi de plus tragique en effet que la disparition d’une civilisation ayant atteint un tel degré de sophistication ?



*la cité de Cartada correspond dans la réalité à Cordoue, siège d’un puissant califat aux alentours de l’an mille

**Le personnage de Rodrigo Belmonte évoque immanquablement Rodrigo Diaz de Viva, autrement dit Le Cid