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lundi 23 février 2015

Fantasy brutale : L'épée brisée, de Poul Anderson

Pour nombre de lecteurs français Poul Anderson reste avant tout l’auteur de La patrouille du temps ou des Croisés du cosmos, mais c’est oublier un peu vite le caractère prolifique de son oeuvre et le fait qu’il fut l’un des précurseurs de la fantasy moderne. Heureusement, les éditions du Bélial ont entrepris, avec l’aide du traducteur Jean-Daniel Brèque, de publier tout un pan de l’oeuvre de Poul Anderson qui jusqu’à présent n’était accessible qu’aux lecteurs anglophones, avec en ligne de mire l’objectif de redonner à cet auteur essentiel, mais un peu boudé en France pour ses prises de position politiques durant les années soixante, la visibilité qu’il aurait mérité. L’épée brisée ayant initialement été publiée en 1954 (Poul Anderson remaniera d’ailleurs son roman en 1971, pour l’édulcorer quelque peu ; heureusement les éditions du Bélial ont choisi de traduire l’édition initiale), c’est à dire la même année que la publication du Seigneur des anneaux de J.R.R Tolkien, il était évidemment séduisant de comparer ces deux romans, voire même de les mettre en concurrence, ce que fait hélas Michael Moorcock dans la préface de L’épée brisée, sans pour autant  verser dans l’épanchement fielleux. La comparaison est évidemment facile, mais pas forcément pertinente tant les approches respectives de Tolkien et d’Anderson paraissent différentes ; certes tous deux s’inspirent de la mythologie scandinave dans leurs récits, mais c’est à peu près la seule similitude qui les rapproche. Il n’y a pas à mon sens de création d’univers similaire au travail effectué par J.R.R. Tolkien durant près de quarante ans, rien d’aussi vertigineux et surtout rien qui ne dépasse du cadre strict du récit. Anderson insère son histoire dans un univers qui emprunte au légendaire scandinave, on y croise des elfes, des trolls et des géants, la magie y est omniprésente, mais une fois le livre refermé cet univers disparaît pour n’appartenir qu’à lui-même. On est très loin de la démesure créatrice et du vertige que peut procurer une immersion prolongée dans l’univers de Tolkien, qui hante durablement le lecteur. Cela n’enlève rien aux qualités du roman de Poul Anderson, mais cela explique sans doute que L’épée brisée n’aie eu ni le retentissement littéraire ni le succès populaire du Seigneur des anneaux.


Afin de se venger d’Orm,  un guerrier viking qui a massacré toute sa famille en venant s’installer en Angleterre, une sorcière incite un seigneur elfe, le duc Imric, à lui jouer un bien vilain tour. Grâce à un puissant sortilège, Imric conçoit avec la fille du roi des trolls un changelin qui a toutes les apparences du fils d’Orm nouvellement né, Valgard, et procède à une habile substitution des bébés à l’occasion d’une nuit orageuse. Ainsi Valgard le changelin grandira au milieu des hommes, y semant le trouble et la discorde, alors que le jeune humain, désormais rebaptisé Skafloc deviendra le fils adoptif d’Imric, à qui il enseignera tous les savoirs des elfes. Nés pour s’opposer, Skafloc et Valgard auront maintes occasions de se défier et de combattre puisqu’une fois devenus de puissants guerriers à l’âge adulte, ils se retrouveront mêlés à une guerre sans merci entre les trolls et les elfes. Pour sauver son peuple d’adoption de l’anéantissement, Skafloc devra faire appel à l’épée brisée offerte par les Ases afin qu’elle soit reforgée par le géant Bölverk et accomplisse son destin de mort par le truchement d’un humain désormais maudit.


L’épée brisée est donc un roman de fantasy épique, qui emprunte tout autant au légendaire celtique qu’à la mythologie scandinave, le résultat est de toute façon très différent de celui de J.R.R Tolkien et rappelle davantage les romans de la tradition arthurienne. Anderson adopte dans son roman une narration très proche de la geste, sans pour autant en employer les procédés littéraires ou la prose. Brutal et sans concession, mature diront certains, L’épée brisée relève par ses accents oedipiens tout autant de la tragédie antique que du récit épique. Si l’on fait abstraction du parallèle un peu malvenu avec l’oeuvre de Tolkien, il s’agit même d’un roman de très bonne facture, bien rythmé, solidement construit et franchement prenant…. mais dont l’ambition et l’ampleur restent néanmoins bien plus mesurées. Ne cédant en rien aux sirènes des romans à tendance inflationniste publiés depuis plus de trente ans, L’épée brisée a le grand mérite de faire dans la concision et l’efficacité, gagnant ainsi en puissance et en impact ce qu’il perd peut-être en immersion prolongée. En tout état de cause, cette brièveté est fort bien venue et certains auteurs devraient largement s’en inspirer au lieu de nous délayer dans des trilogies, tétralogies et autres décalogies interminables, des histoires qui mériteraient certainement un peu plus de densité par feuillet. Bref, à lire de toute urgence, mais sans pour autant attendre de ce roman ce qu’il ne peut donner, Poul Anderson est certainement un très bon conteur, mais pas un faiseur d’univers.

lundi 2 février 2015

Oeuvre culte : Nouvelle traduction du Seigneur des anneaux par Daniel Lauzon

Depuis la sortie des adaptations cinématographiques du Seigneur des anneaux au début des années 2000, et plus récemment avec les trois films tirés du Hobbit, l’oeuvre de J.R.R Tolkien a bénéficié d’un renouveau éditorial qui a de quoi largement satisfaire les lecteurs les plus acharnés. Non seulement les livres sur l’univers de la Terre du milieu fleurissent un peu partout, avec plus ou moins de bonheur, mais  les éditions Christian Bourgois, à qui l’on doit la traduction initiale du Seigneurs des anneaux au milieu des années 70, semblent vouloir donner un coup de brosse à leur catalogue en proposant de relancer la traduction de L’histoire de la Terre du milieu, brutalement stoppée au milieu des années 90, mais également en lançant un projet de retraduction du Hobbit puis du Seigneur des anneaux.

Ce qui au départ n’était qu’une simple révision s’est finalement transformé en retraduction complète au regard du travail que cela engageait nécessairement de la part du traducteur (Daniel Lauzon). Il faut dire que le chantier était conséquent, c’est la raison pour laquelle les éditions Christian Bourgois, en phase avec l’actualité cinématographique, ont tout d’abord proposé aux lecteurs une nouvelle traduction du Hobbit, qu’il fallait impérativement mettre en cohérence avec les traductions des oeuvres ultérieures de Tolkien. Il est impératif de bien comprendre qu’en 1969, au moment où parait la traduction initiale du Hobbit, son traducteur, Francis Ledoux, travaille en aveugle, c’est à dire sans indications précises de la part de J.R.R Tolkien, ce n’est que plus tard que ce dernier proposera un guide à ses traducteurs, notamment pour la traduction des noms de lieux et des noms propres. Les traductions de Francis Ledoux ont depuis quelques années subi les critiques de nombre de lecteurs agacés par certains incohérences, mais aussi par le style de l’auteur que d’aucuns trouvaient trop ampoulé ou pas assez fidèle au style de Tolkien. Reste que cette traduction a permis à plusieurs générations de lecteurs francophones de découvrir l’univers de la Terre du milieu et nul doute que ces lecteurs y resteront attachés pour de nombreuses raisons. Par ailleurs, s’il est de bon ton de tirer à boulets rouges sur le travail de Francis Ledoux, il ne faudrait pas pour autant lui nier toute qualité. En lui confiant la traduction initiale du Hobbit puis du Seigneur des anneaux, les éditions Bourgois avaient l’assurance de faire appel à un traducteur chevronné à qui l’on devait, excusez du peu, les versions françaises de nombreux classiques de la littérature anglo-saxonne (Brontë, Dickens, Defoe, Poe, Shakespeare, Melville….). Si l’on peut effectivement reprocher à la traduction de Ledoux un style parfois un peu lourd, ce sont surtout les textes poétiques et les chansons qui émaillent le récit qui pâtissent d’une transposition parfois trop littérale, plus que la narration en elle-même, dont le rythme et la cadence finissent au fil des pages par s’imposer au lecteur. Quant aux traductions de noms propres et de lieux, elles ont leur charme et se sont fait une place au fil des décennies dans l’imaginaire collectif. C’est aussi sans doute l’une des raisons pour lesquelles proposer une nouvelle traduction d’une oeuvre aussi puissamment ancrée dans notre imaginaire n’a rien d’une évidence. Dans ce cas là, pourquoi ne pas avoir repris la traduction des noms établie par Francis Ledoux ? Eh bien tout simplement pour des questions de droits d’auteur, il fallait donc au nouveau traducteur, Daniel Lauzon, s’approprier le texte de Tolkien de bout en bout, en s’appuyant sur les indications de Tolkien mais également sur l’ensemble des travaux effectués depuis des décennies (mais surtout depuis une quinzaine d’années) par les universitaires et les amateurs éclairés.

A l’annonce du travail accompli par Daniel Lauzon, supervisé par notre spécialiste national es Tolkien, Vincent Ferré, le fandom s’est alors divisé en deux parties. Ceux qui ont juré leurs grands dieux qu’il ne pourraient jamais lire une autre traduction que celle de Francis Ledoux  (pensez donc, transformer Frodon Sacquet en Frodo Bessac mérite ni plus ni moins que le bûcher) et les autres, les curieux, les néophytes, les complétistes et autres collectionneurs jusqu’auboutistes…. Pour ma part, j’avoue avoir longuement hésité avant que la curiosité finalement ne l’emporte. Il faut dire que l’édition intégrale reliée et illustrée (par Alan Lee) trônait depuis quelques années dans ma bibliothèque et l’idée de dépenser 20€ pour chaque tome nouvellement traduit (60€ au final, soit 15€ de plus que l’édition intégrale précédemment évoquée) avait de quoi refroidir ; d’autant plus que chaque volume paraît de manière séparée, Les deux tours et Le retour du roi étant attendus pour 2015. Le premier tome ayant paru en octobre (La fraternité de l’anneau), et laissant augurer évidemment le contenu éditorial des deux autres volumes, qu’est-on en droit d’attendre de cette nouvelle édition grand format ? En dehors de la nouvelle traduction, peu de nouveautés, si l’on excepte une version révisée de la carte de la Terre du milieu, hélas imprimée sur une double page (la partie centrale est quasiment illisible à cause de la reliure, mais au moins il ne vous faudra plus de loupe pour lire les noms de lieux). Plus gênant à mon sens, les illustrations d’Alan Lee sont toujours présentes, mais regroupées en cahiers et non plus disséminées au fil du récit, ce qui est nettement moins agréable et en atténue l’impact ; on passera sur l’argument commercial concernant re-numérisation des illustrations, censée leur redonner une nouvelle jeunesse, la différence est sensible et les couleurs sont un poil plus intenses, mais encore eut-il fallu avoir les originaux sous les yeux pour trancher entre les deux.

Le gros changement c’est évidemment la nouvelle traduction de Daniel Lauzon, à qui l’on devait déjà celle du Hobbit il y a deux ans. Qu’en penser ? Les transformations les plus visibles concernent évidemment la traduction des noms, qui parfois peuvent perturber mais se révèlent souvent justifiés, on se consolera en se disant qu’il finiront un jour ou l’autre par être de nouvelles références pour les lecteurs et qu’il ne s’agit là que d’une question de temps et d’habitude. En attendant, les anciens lecteurs devront se plier à une petite gymnastique plus ou moins aisée selon leur familiarité avec l’oeuvre. Grands-Pas devient ainsi l’Arpenteur, plus fidèle au Strider original ; Frodon Sacquet devient Frodo Bessac et les nombreux patronymes hobbits ont également droit à une nouvelle traduction, souvent convaincante ; l’aubergiste du Poney Fringuant se transforme de Poiredebeuré en Fleurdebeurre et le reste est à l’avenant. En revanche les noms de lieux ont plus de mal à passer, Fondcombes se transforme ainsi en Fendeval (sans doute plus fidèle au Rivendell original) et les Hauts Galgals de la vieille forêt deviennent les Hauts Tertres (c’est pour moi la traduction la moins réussie, même si elle est tout à fait fidèle au texte de Tolkien). Nous ne citerons pas toutes ces modifications, ce serait bien trop fastidieux, mais au-delà des changements de noms, cette nouvelle traduction propose évidemment une évolution radicale de style. Plus direct, moins ampoulé, le style de Daniel Lauzon reste fidèle au texte de Tolkien, tout en permettant une lecture plus fluide et plus aisée, surtout pour les néophytes, mais nul doute qu’on y perde également par certains aspects tant la langue employée par Ledoux était travaillée, le vocabulaire riche et varié. On pourra toujours reprocher à la traduction initiale quelques défauts, souvent nichés dans les détails, mais il faut impérativement la réhabiliter et lui reconnaître ses nombreuses qualités, principalement celle de coller parfaitement à l’univers du Seigneur des anneaux et à sa dimension mythologique. Reste que cette nouvelle traduction est elle aussi un véritable plaisir de lecture car elle corrige de nombreuses erreurs répertoriées depuis des années par les lecteurs les plus assidus et respecte au mieux le style de Tolkien. Daniel Lauzon a par ailleurs eu l’intelligence de s’éloigner de la traduction littérale concernant les poèmes et les chansons, privilégiant le rendu final et la musicalité de ces textes, nombreux dans le Seigneur des anneaux. Que ceux qui n’ont jamais sauté ces passages dans la traduction de Ledoux me jettent la première pierre, mais cette fois j’ai pris grand plaisir à les lire.

Alors faut-il acheter cette nouvelle édition ? Pour les néophytes la question ne se pose pas vraiment, si le prix n’est pas un obstacle, il faut se diriger vers cette nouvelle édition, qui de toute façon deviendra désormais la référence. Pour les autres, il n’y a pas d’urgence et je ne saurais trop vous conseiller d’attendre une édition poche si vous disposez déjà d’une version illustrée ou dans le cas contraire d’attendre une nouvelle édition intégrale, sans doute un peu moins onéreuse et probablement plus luxueuse. En tout état de cause, il convient ici de saluer l’entreprise initiée par les éditions Bourgois et surtout le travail de Daniel Lauzon, qui, pris entre le marteau et l’enclume, n’avait pas la tâche facile et s’en est admirablement tiré ; mais nul doute que les contempteurs de tous bords sauront lui tailler des croupières et dénicher les erreurs de traduction, certains se sont déjà attelés à l’ouvrage sur les forums spécialisés.