Rechercher dans ce blog

jeudi 19 mars 2015

SF épuisante : Excession de Iain M. Banks

N’y allons pas par quatre chemins, s’il fallait conseiller à un néophyte un roman de science-fiction de qualité mais facile d’accès, le cycle de la Culture de Iain M. Banks n’en ferait certainement pas partie, nullement en raison de ses qualités intrinsèques, mais assurément parce qu’il s’agit d’un univers difficile d’accès, parfois un peu cryptique pour qui n’a pas un minimum d’expérience dans le domaine de la science-fiction et qui, à fortiori, ne suit pas la série depuis le début de sa publication. Par ailleurs, on conseille très souvent au lecteur qui voudrait s’y frotter, de commencer par L’usage des armes ou bien L’homme des jeux, réputés plus accessibles, que les romans suivants. Autant dire que débuter par Excession serait le moyen le plus sûr de lâcher l’affaire avant d’avoir pu goûter une once du talent de Iain M. Banks, tant le roman s’avère âpre et complexe dans son approche.

Faut-il à nouveau présenter la Culture, cette civilisation pan-galactique hédoniste, tolérante, anarchiste et incroyablement avancée sur le plan technologique ? Pas nécessairement (vous vous pouvez vous référer à la chronique de Trames pour avoir plus de détails), d’autant plus que Excession, comme la plupart des romans du cycle, se déroule une fois de plus à la marge de la Culture, au contact d’autres civilisations, ici représentées par les Affronteurs, des créatures proches du poulpe ou de la méduse, mais technologiquement très avancées. La civilisation des Affronteurs repose sur des relations de domination, physiques ou psychologiques, que les mâles exercent sur les créatures les plus faibles (femelles, autres espèces, mâles plus jeunes ou moins élevés socialement) ; leur attitude provocatrice et conquérante, voire expansionniste, à l’égard des autres civilisations galactiques est sévèrement contrôlée par la Culture, certes pacifique, mais néanmoins bien plus puissante sur le plan technologique et militaire. Conscients de ce handicap,  mais redoutablement retors, les Affronteurs maîtrisent tant bien que mal leurs velléités bellicistes tout en échafaudant des plans pour s’affranchir de cette tutelle, attendant la bonne occasion pour prendre de vitesse la Culture et, pourquoi pas, lui causer de profonds dégâts. Cette occasion se présente plus ou moins sous la forme d’une Excession, une entité ayant pris l'apparence d’une sphère noire impossible à pénétrer, apparue dans un secteur de la galaxie peu fréquenté. Cette entité qui semble appartenir à une autre dimension, voire à un autre univers, représente un mystère dans le sens où elle résiste à toute tentative d’analyse ou de sondage, se défend avec des moyens technologiques d’une puissance inouïe, mais sans pour autant faire preuve d’une quelconque agressivité. Cet événement est considéré dans les hautes sphères du pouvoir comme un “problème extérieur au contexte”, une menace grave et peut-être létale pour la Culture et les civilisations qui gravitent dans sa sphère d’influence. Un groupe de mentaux, ces IA extrêmement développées qui dirigent avec plus ou moins de transparence les affaires de la Culture, prend donc les choses en mains pour élaborer une stratégie vis à vis de cette Excession, qui attire par ailleurs la convoitise de Affronteurs, bien décidés à exploiter la moindre faille et à pousser leur avantage le plus loin possible. Au milieu de ces tractations hautement stratégiques et quelque peu obscures, tentent de survivre plusieurs personnages clés, des humains comme Genar Hofoen, ancien ambassadeur de la Culture auprès des Affronteurs, Dajeil Gelian, enceinte depuis quarante ans et contrainte de quitter le vaisseau qu’elle occupe depuis des décennies, ou bien encore Ulver Seich, jeune et riche écervelée, qui accepte une obscure mission pour le compte des Circonstances Spéciales (le bras armé de la section Contact).

Construit comme un vaste puzzle constitué de courts chapitres au départ sans lien direct, Excesssion peut rapidement décontenancer le lecteur, perdu dans un récit qui ne distille ses explications qu’au compte-gouttes. Attendez-vous à revenir très souvent en arrière pour vérifier une information ou tout simplement le nom d’un vaisseau ou d’un personnage, tant ces derniers sont nombreux et parfois à peine esquissés. Rappelons qu’au sein de la Culture, humains, autres espèces intelligentes, mais également vaisseaux, IA et mentaux, sont traités comme des citoyens à part entière, disposant les mêmes droits, et contrairement à son habitude Iain Banks laisse ici largement place à ces intelligences artificielles, les humains ne jouant qu’un rôle très minoritaire.  L’auteur laisse ainsi se déployer son imagination débridée et son humour, toujours largement empreint de second degré, dans le nom des vaisseaux et des mentaux croisés au fil du récit : “Service couchettes”, “Attente de l’arrivée d’un nouvel amant”, “Baiseur de viande” ou bien encore “Descend les plus tard”, autant de noms plus ou moins sérieux pour des vaisseaux à la personnalité bien marquée, voire excentrique (terme utilisé dans la Culture pour dénommer les vaisseaux qui ont plus ou moins pris leur retraite et se sont démarqués du comportement traditionnel qui était attendu d’eux). Ainsi le dénommé Service couchettes, autrefois glorieux représentant de la classe des VSG (véhicule système général, vaisseaux gigantesques de plusieurs kilomètres de long), est un grand amateur de reconstitutions historiques, il transporte à son bord de nombreux humains qui ont décidé de se retirer du monde et que le vaisseau utilise comme figurants pour les besoins de ses scènes de bataille, qu’il compose comme des tableaux.

Maniant l’ellipse comme jamais, ne s’accordant aucune facilité (la transcription des dialogues entre mentaux n’a rien d’une sinécure), adoptant un ton pince sans rire parfois déconcertant, Iain M. Banks épuise et malmène son lecteur, quitte à le perdre en route, mais il sait aussi le récompenser à la mesure de ses efforts ; les trois cents dernières pages sont tout simplement brillantes et foisonnantes d’idées. Lentement les pièces du puzzle s’assemblent et permettent enfin d’apercevoir les enjeux et les fins mécanismes qui régissent la Culture. Banks ne nous avait jusqu’à présent jamais emmenés observer les arcanes du pouvoir, ces cercles de mentaux qui, loin de la vaine agitation des humains, tirent les ficelles dans l’ombre, complotent et mettent au point des plans d’une rare subtilités. On osera pourtant soulever quelques limites, aussi brillante que puisse paraître cette construction, les lecteurs les plus affûtés auront bien avant la fin éventé la machination la plus évidente du roman. Rien de gênant tant l’exécution de ce jeu de dupes est brillamment intelligente.