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vendredi 27 mai 2016

Florida flow : Torpedo Juice, de Tim Dorsey

Camarades lecteurs, l’heure est grave car je viens de terminer le dernier Tim Dorsey traduit en français. Je reste désormais, comme d’autres admirateurs de l’écrivain floridien, suspendu à la décision des éditions Rivages, déçus par les ventes après sept romans publiés en France. Traduira, traduira pas, nul ne le sait à part François Guerif himself, sans doute premier déçu du manque d’enthousiasme des lecteurs français pour un auteur qu’il a longuement soutenu. Mais la raison d’être d’un éditeur, c’est tout de même de vendre des livres et force est de constater que ce n’était pas le cas pour Tim Dorsey. Il y aurait probablement matière à analyser cet échec, alors qu’un Carl Hiaasen, dont la plume est assez proche de son alter ego floridien, semble caracoler au sommet des ventes (oui bon, toutes proportions gardées). Trop déjanté, peut-être (un journaliste a récemment dit de Dorsey qu’il faisait figure de Carl Hiaasen sous l’emprise de crack), mais probablement trop difficile d’accès, voilà sans doute le coeur du problème. Il faut réussir à entrer dans l’univers de Tim Dorsey, en accepter les contraintes et les codes, forcer parfois la porte avant de retrouver quelques repères. L’utilisation du caméo comme mode d’écriture à part entière n’a rien d’une évidence et nombre de lecteurs ont sans doute renoncé après quelques dizaines de pages, sans comprendre où l’auteur voulait en venir. Et je ne leur jetterai pas la pierre, puisque j’ai abandonné Stingray Shuffle en cours de route. Il y a chez Dorsey toujours un point de convergence, mais il est systématiquement situé dans les dernières pages du roman, c’est là qu’en général l’auteur retombe sur ses pattes, sous l’oeil admiratif du lecteur qui aura été suffisamment patient pour attendre la résolution d’une oeuvre souvent complexe dans sa construction narrative.

Les premières pages d’un roman de Tim Dorsey sont donc souvent délicates et Torpedo Juice n’échappe pas à cette règle tant l’auteur prend un malin plaisir à perdre le lecteur dès les premiers chapitres, partant dans toutes les directions et donnant l’apparence de ne suivre aucun schéma ni aucun fil conducteur. D’ailleurs, résumer l’histoire de ce septième épisode des aventures rocambolesques de Serge A. Storms relève de la gageure. Pour faire simple, notre psychopathe amoureux de la Floride a décidé, après moult péripéties, de se marier ; il a donc tout préparé de A à Z, mais l’ennui c’est qu’il lui manque une fiancée. Il part donc en quête de l’âme soeur en compagnie de son pote Coleman (égaré dans les Keys alors que Serge le croyait décédé), toujours aussi défoncé et pas plus malin que dans les opus précédents ; à ceci près que le bonhomme a désormais trouvé de nouvelles recettes pour s’envoyer en l’air à base de gaz hilarant et de Torpedo Juice, un cocktail délicieusement traître servi au célèbre No name bar (alter ego imaginaire du non moins célèbre Sloppy Joe’s). Mais Autant dire que tenter de séduire une jeune femme en traînant un crétin patenté comme Coleman relève de l’exploit, surtout si votre technique d’approche consiste à observer une proie potentielle à l’aide d’une paire de jumelles ou bien encore à la suivre à la trace au supermarché en espérant ne pas être repéré. Ce qui donne lieu à des situations pour le moins compliquées et souvent fort embarrassantes. Vient se greffer à cette trame narrative somme toute assez légère, la fuite désespérée d’une jeune femme terrorisée, lancée à fond de train à bord d’une Trans Am au moteur surgonflé  en direction des Keys (rappelons que l’US highway 1 qui traverse l’est des Etats-Unis de la frontière canadienne jusqu’à l'extrémité ouest de l’archipel des Keys n’est rien d’autre qu’un cul de sac). Le télescopage entre ces deux arcs narratifs est évidemment attendu en fin de roman, mais entre-temps le récit est ponctué de rencontres plus ou moins anecdotiques avec des personnage hauts en couleurs : un flic autrefois prometteur régulièrement humilié par son ex-femme et affublé d’un coéquipier complètement idiot, une bibliothécaire nymphomane psychologiquement instable, une bande d’adolescents amateurs de rituels sataniques ridicules et de pizzas, un parrain de la pègre ultraviolent fan de Scarface de et de modélisme….. quelques tatous et des daims nains de Floride (oui oui, cela a son importance)..

Absurde, délirant, totalement déjanté, génialement inventif, furieusement drôle, complètement foutraque… Torpedo Juice est tout cela à la fois et bien plus encore tant il parait difficile de rendre compte de la fureur créatrice qui parcourt le roman. Oui,  Tim Dorsey, est probablement aussi fou que Serge pour imaginer un tel carnaval, mais le feu d’artifice qu’il organise dans la seconde moitié du roman est si ahurissant qu’on lui pardonne volontiers un démarrage un peu difficile. C’est simple, l’auteur lâche les missiles Scud à un rythme infernal, soumettant à rude épreuve les zygomatiques du lecteur. Encore faut-il avoir le coeur suffisamment bien accroché pour adhérer à l’humour foncièrement cruel de l’auteur, qui pousse parfois la plaisanterie très très loin. Qu’on adhère ou pas à la plume de Tim Dorsey, force est de constater que le bonhomme a élevé la farce décalée au rang de grand art. Reste qu’au-delà de son apparente frivolité, Tim Dorsey a tout de même des choses importantes à dire de la société américaine, le plus souvent sous couvert de propos décousus de Serge, dont les monologues sont cette fois un peu moins nombreux, mais tout aussi savoureux. Et si vous n’êtes toujours pas convaincus, ben je sais pas moi retournez lire du Barbara Cartland, le Florida glare n’est tout simplement pas fait pour vous.

vendredi 13 mai 2016

Pugilat littéraire : Putain d'Olivia, de Mark Safranko

Petit protégé de feu les éditions 13ème note, aux côtés d’un certain Dan Fante (dont il est par ailleurs l’ami), Mark Safranko n’est pas franchement ce qu’on pourrait appeler un écrivain sur-médiatisé ; on pourrait même le qualifier d’auteur underground, quelque part à la croisée du néo-beat et de l’autofiction à la française, la touche de noirceur en plus. Francophile assumé, admirateur de Céline et de Philippe Djian, Mark Safranko n’est pas exactement un écrivain de compromis, sa littérature est âpre, traversée de bout en bout par un humour cynique qui maintient constamment le lecteur sur la brèche. Si vous cherchez du réconfort ou du divertissement, fuyez, parce que lire Mark Safranko c’est comme prendre un méchant coup de poing en pleine gueule, ça fait mal et ça laisse des traces.

Issu d’une tétralogie plus ou moins autobiographique dont l’ordre de parution ne respecte pas forcément la chronologie des faits. Putain d’Olivia met en scène un certain Max Zajack (alter-ego de l’auteur, mais qui n’est pas sans rappeler le  Bruno Dante de Dan Fante*), joueur de basket raté dont l’existence n’est depuis sa naissance qu’une succession de rendez-vous manqués avec la vie. Au vu du pedigree, dont on peut avoir un aperçu dans Dieu bénisse l’Amérique (qui raconte son enfance et son adolescence), on peut considérer que finalement Max ne s’en tire pas si mal tant sa vie a tout d’un combat acharné sur le ring. Le bonhomme aurait pu finir à moitié cinglé, mais il faut croire que ses capacités de résilience ont pris le dessus, l’épargnant des séquelles les plus sévères d’une enfance pour le moins traumatisante.

“La guerre était finie. J’avais réussi à l’éviter mais ça prouvait que dalle. Depuis lors- quand j’étais pas au chômage ou à vivre sur des coupons alimentaires - j’avais fait tous les boulots imaginables  sous le soleil : manoeuvre en usine, chauffeur, journaliste, employé de banque. J’avais pas fait d’HP, contrairement à certains membres de ma famille proche et élargie. Dépression grave. Phobies bizarres. Alcoolisme. Électrochocs. Suicide. Tout ça me préoccupait : tout est dans les gènes. Je passais des mois d'affilée à sillonner le pays. Le cortège des jours oubliables qui formait les longues et nébuleuses années de ma vie semblait toujours être une histoire de lutte pour garder la tête hors de l’eau, et un toit par dessus. C’était vraiment pas une vie.”

Condamné à cumuler les petits boulots instables et les piaules minables, Max partage sa vie entre son meublé infesté de cafards et le quai de livraison où il est employé comme débardeur, évidemment payé un salaire de misère. Alors pour s’extraire de ce quotidien lénifiant, Max se plonge dans la littérature et aspire à d’autres ambitions, celle d’écrire notamment et de devenir à son tour l’égal des auteurs qu’il admire. Mais l’horizon de Max, s’il paraît sordide et déprimant, s’éclaircit brusquement le jour où il aperçoit la belle Olivia, superbe femme aux origines italiennes (donc forcément volcanique, après tout son deuxième prénom est rien moins qu’Aphrodite), qu’il rencontre alors qu’il jouait dans un bar quelques-unes de ses compositions, accompagné de sa guitare. La belle ne semble pas insensible au charme de Max, looser magnifique, dont le discours mêlant habilement philosophie néo-beatnik et considérations cryptiques sur l’art du verbe, paraît pourtant aux antipodes de la drague classique. Qu’importe, la jeune femme aspire également à une vie intellectuelle intense et se pique également d’écrire. Ces deux là sont fait pour s’entendre et entament une relation tout simplement explosive. Mais le ver est dans le fruit. Aveuglé par la beauté d’Olivia et par un amour inconditionnel, Max ignore les signaux d’alerte et préfère vivre d’amour et d’eau fraîche. Une relation ne peut cependant se bâtir sur des fondations aussi fragiles, et à l’orgie de sexe succède une seconde période nettement moins épanouissante. La lune de miel cède donc la place à une phase réfractaire, qui dévoile progressivement les failles et les fêlures de deux êtres écorchés par la vie. Emotionnellement instable, Olivia alterne les phases de déprime et d’excitation intense, brise de la vaisselle ou s’abandonne à une véritable frénésie d’achat pendant que Max s’enfonce dans une solitude bercée d’incompréhension. Elle le foutra des dizaines de fois dehors… avant de revenir le chercher dans la rue, les yeux remplis de larmes et les lèvres ourlées d’une amertume refoulée.

    Histoire d’une addiction totale, à la fois physique et mentale, Putain d’Olivia est la chronique d’une relation destructrice entre deux êtres foncièrement toxiques l’un pour l’autre, qui n’arrivent pas à y mettre fin. Un accident sensuel qui n’aurait jamais dû avoir lieu et que le lecteur observe avec un certain effroi. Porté par une écriture sans concession, à la fois brutale,  sèche et volontairement très crue, le roman n’est pas sans rappeler un certain Bukowski, mais les similitudes avec l’oeuvre de Dan Fante (le père n’est également pas bien loin) sont évidentes et assez logiques au regard du respect que se portent mutuellement ces deux écrivains. Traversé par une urgence dont la brutalité bouscule immanquablement le lecteur, Putain d’Olivia n’est pas vraiment le genre de bouquin à mettre entre toutes les mains. Vous êtes prévenu !

* cf. Dan Fante Rien dans les poches ou bien encore La tête hors de l’eau

lundi 2 mai 2016

livre de chevet : Jane Eyre, de Charlotte Brönte

Ruth Wilson et Toby Stephens
Je suis tombée dans Jane Eyre quand j'étais adolescente. Je n'en suis jamais complètement sortie. Je ne m'explique pas mon engouement pour ce roman, et je compte bien sur les lecteurs de ce blog pour me donner des pistes de compréhension, avis aux amateurs.

Pour ceux qui ne connaîtraient pas l'histoire par cœur comme moi, sachez que Jane Eyre est une jeune orpheline confiée à son oncle. Quand celui-ci décède, sa tante qui la déteste cordialement l'envoie dans un orphelinat austère. Là, elle découvre l'amitié, mais aussi la mort, et finalement ne sort pas vraiment de la solitude qui est son lot. Devenue enseignante dans l'orphelinat, elle trouve une place de préceptrice dans un château auprès de la pupille d'un riche homme d'affaire. Le château est sombre, mais les gens accueillants. L'homme d'affaire a des côtés excentriques, voire inquiétants, mais amène de la vie dans cette demeure triste, et tout compte fait inquiétante aussi. Au fil des leurs rencontres, le riche homme d'affaire tombe amoureux de cette petite préceptrice au premier abords assez terne mais efficace et d'un solidité remarquable dans l'épreuve. Ils décident de convoler en justes noces, quand la terrible nouvelle tombe : le futur marié l'est déjà ! Il a épousé une beauté des îles, mais complètement folle et dangereuse. Jane s'enfuit dans la lande et manque mourir de faim et d'épuisement quand elle est prise en charge par un pasteur et ses sœurs, qui se révèleront être en fait ses cousins. Devenue riche grâce à un oncle non d'Amérique mais de Madère, elle part retrouver l'homme qu'elle aime. Entre temps, ce dernier est devenu veuf dans des circonstances dramatiques, estropié et quasiment aveugle. Mais ils peuvent se marier et tout finit bien !

Vu ainsi, on se demande bien ce qui sépare cette littérature d'un bon roman de gare avec une bonne petite morale édifiante. C'est que le scénario ne vaut rien sans le style extraordinaire de Charlotte Brönte, et qu'il ne permet en rien de deviner la richesse de la psychologie des personnages. L'héroïne, ballotée par des événements bien souvent contraires, sait faire face avec une opiniâtreté exemplaire, sans romantisme mais avec une fermeté exceptionnelle. Rochester, notre riche homme d'affaire que tout désigne comme le preux chevalier de l'histoire, est un homme plein de fêlures qu'on découvre une à une ; la vie ne l'a pas épargné non plus, malgré ses richesses. Les seconds rôles ne sont pas oubliés, et si quelques personnages sont sans finesse, tel l'administrateur de l'orphelinat, un infâme détourneur de fonds, ils ne sont jamais dépourvus d’ambiguïté. Le plus noble des acteurs de cette histoire, le jeune pasteur St John Rivers et ses hautes ambitions morales, cachent des côtés obscurs qui n'échappent pas à la perspicacité de Jane.
Jane Eyre, c'est peut-être aussi une réflexion sur la beauté. Jane est en effet souvent présentée comme une fille terne. En réalité elle rayonne et elle dérange dans cette société où chacun doit être à sa place et surtout ne pas faire de l'ombre à ceux qui sont socialement plus élevés, cela depuis son enfance chez sa tante, où elle fait de l'ombre à ses cousines. Mais Rochester, qui a beaucoup payé à la beauté physique, est attiré par ce rayonnement comme un papillon, car plutôt que de lui attirer des ennuis, Jane le soutient dès qu'elle est à ses côtés, faisant ressortir le meilleur de lui-même. Elle est son roc, une vraie héroïne, qui n'attend pas sagement son prince au coin du feu, mais qui prend son destin en main.

Bref, j'aime Jane Eyre, et le personnage et le livre, sans compter.