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vendredi 15 septembre 2017

Dans les pas de Salinger : Le fond des forêts, de David Mitchell

Troisième roman de David Mitchell, Le fond des forêts marque une rupture avec l’univers littéraire habituel de l’écrivain britannique, sur le plan thématique aussi bien que sur la forme. Alors que Ecrits fantômes et Cartographie des nuages  s’étaient fait remarquer par leurs constructions narratives complexes et élégantes, ce roman se veut plus simple dans sa narration, plus intimiste et plus proche de son personnage central.


Jason Taylor, âgé de 13 ans, mène une vie en apparence tout ce qu’il y a de plus paisible dans une petite bourgade du Worcestershire, un coin de campagne anglaise comme il y en a tant d’autres, un peu maussade et austère, bien loin de l’agitation de la capitale londonienne. Issu d’une famille aisée, qui loge dans la partie résidentielle la plus cossue du village, Jason est un garçon calme et posé, très légèrement introverti mais doté d’une grande sensibilité. C’est avec une certaine aversion qu’il observe les jeux stupides et inutilement violents de ses camarades, bien obligé d’y participer malgré lui afin d’éviter d’être mis au ban de sa propre classe. Autant dire que sa passion pour la poésie, Jason la cache avec le plus grand soin, publiant ses textes sous pseudonyme dans le petit journal de la commune. Si ses camarades de classe venaient à avoir vent de cette petite activité clandestine, il deviendrait assurément la risée du quartier et subirait quantité d’outrages et de quolibets. D’ailleurs Jason a déjà fort à faire avec ce petit défaut d’élocution qui lui pourrit la vie, ce n’est guère qu’un léger bégaiement, mais il lui cause bien des soucis, notamment en classe lorsqu’il lui faut prendre la parole devant tout le monde. Certains de ses professeurs se montrent compréhensifs, mais d’autres restent inflexibles, laissant même libre cours aux moqueries des autres élèves. La vie de Jason ressemble en réalité à un sport de combat, chaque jour est un nouveau round pour tenter de préserver les apparences et ne pas être l’objet de la vindicte dont font les frais les élèves les moins populaires du collège, l’outrage suprême consistant à être affublé d’un surnom aussi ridicule qu’humiliant. Et puis il y a cette fille très populaire et très jolie, à laquelle il jette des coups d’oeil à la dérobée, sans grand succès il faut bien l’avouer, laquelle semble s’amuser de son petit manège, jouant avec ses sentiments comme on agacerait un jeune chiot à l’aide d’une ficelle.
    A la maison, en dépit des apparences et du train de vie assez confortable de la famille, ses parents se livrent une guerre larvée dont Jason ne saisit pas tous les enjeux. Entre son père et sa mère la tension est palpable et Jason a le sentiment qu’un terrible secret est au coeur de leur animosité, sans jamais qu’aucun des deux n’ose aborder directement la question.


En réalité la vie de Jason Taylor n’est pas tellement différente de celle d’autres enfants de son âge, sans doute est-il un peu plus sensible que la moyenne, plus attentif à la place qu’il occupe au sein du microcosme adolescent, mais alors d’où provient la fascination totale qu’exerce ce roman sur le lecteur ? L’authenticité du récit, à travers lequel David Mitchell a très probablement instillé une grande part de vécu, n’est sans doute pas totalement étrangère à la réussite de ce roman, dont chaque chapitre est construit comme une petite nouvelle qui illustre un passage important d’une année de la vie de Jason (l’année de ses 13 ans pour ceux qui n’auraient pas suivi). Le récit pourrait donc paraître quelque peu elliptique, mais il n’en est rien, l’auteur se focalisant sur l’essentiel et remisant aux oubliettes l’accessoire. Ce vécu ne relève pas de l’anecdote ou de la mise en scène (comme le personnage de Crisin Hershey dans L’âme des horloges), il est au coeur même du projet de l’auteur. Sans égotisme et avec une certaine pudeur, Mitchell dévoile une part de son enfance, dont il sera bien difficile de distinguer dans quelle mesure elle a été romancée. Pour autant, il ne s’agit pas d’une autobiographie, mais bel et bien d’un roman. Cette authenticité, cette absence d’artifices littéraires donnent de la substance au personnage de Jason Taylor, tout autant que l’arrière plan politico-économique, celui de l’Angleterre de Thatcher et de ses découpes sociales à la serpe.  Un livre d’une grande intelligence et d’une grande finesse, dont on se plait à croire qu’il est également l’un des romans les plus intéressants sur l’adolescence, celle de Jason Taylor, que l’on observe au fil des pages grandir et construire sa personnalité avec un certain pincement au coeur tant de nombreux passages du récit entrent en résonance avec notre propre vécu. C’est beau, c’est brillant, c’est du David Mitchell, cet homme est un génie.

2 commentaires:

Valérie Mottu a dit…

Pfff... Encore un bouquin (ou deux) à mettre dans ma liste à lire. Mais comme c'est rare que tu cries au génie, je vois mal comment m'en dispenser ! Enfin, pas tout de suite (-44 dans ma table de nuit, ça bouge peu à cause de nombreuses arrivées...)

Emmanuel a dit…

Disons que je crie au génie pour l'ensemble de la production de Mitchell, chez qui il n'y a absolument rien à jeter. C'est surtout cette qualité constante dans son travail qui force l'admiration plus qu'un de ses romans en particulier, même si je garde une petite préférence pour Les mille automnes de Jacob de Zoet, qui reste à mon avis son chef d'oeuvre avec Cartographie des nuages.

Sinon, je vois qu'on en est au même point, j'ai failli faire écrouler ma pal avec le dernier Alan Moore (Jerusalem), 1200 pages le bougre.