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mercredi 6 septembre 2017

La guerre selon Svetlana

Svetlana Alexievich est biélorusse, journaliste au très long cours, et prix Nobel de littérature. C'est une bonne carte de de visite pour entrer dans un livre qui s'intitule Œuvres et qui regroupent trois de ses grands récits.
 Sa méthode est simple et délicate : elle enquête longtemps, accumule les entretiens avec de nombreux témoins et nous restitue ensuite ces paroles comme autant de petits points sur un tableau impressionniste. Que ce soient les femmes vétérantes de l'URSS en guerre contre les Allemands, ou les souvenirs des enfances brisées pendant cette même guerre, Svetlana nous emmène dans l'intime des personnes, dans leurs traumatismes et leurs souvenirs terribles. Svetlana, on l'appelle par son prénom car elle sait créer cette confiance qu'on accorde à un proche à qui on va révéler ce dont on ne parle jamais car c'est trop triste, trop horrible, trop douloureux, trop intime, trop violent, mais que pourtant on a à cœur un jour de transmettre.
Dans "La guerre n'a pas un visage de femme", elle nous parle des vétérantes de la seconde guerre mondiale, des jeunes filles qui se sont engagées par patriotisme, qui sont devenues redoutables tireuses d'élite, infirmières au front, mécaniciennes, servantes de batterie, aviatrices, éclaireuses... qui ont été de tous les combats, même les plus durs. Elles ont une mémoire de la guerre différente de celles des hommes, derrière qui souvent elles s'effacent.
Car au lieu d'être accueillies en héroïnes après la victoire, elles ont dû faire face à une certaine hostilité, à une longue défiance. Beaucoup sont restées célibataires, ont enfouies leurs récits et leurs angoisses au fond d'elles-mêmes. Elles ont porté leurs blessures comme un calvaire et non comme les preuves de leur gloire combattante. Elles faisaient partie de cette race hybride entre hommes et femmes, supposées avoir perdue leur féminité au combat.
Les "Derniers témoins" sont ces hommes et ces femmes qui, quand la guerre a éclaté en 1941, avaient entre 3 et 13 ans, ont vu leur monde voler en éclats, le départ du père, la disparition soudaine de la mère, toutes les atrocités du front de l'Est où un massacre comme Ouradour-sur-Glane s'est perpétré dans des dizaines de villages.
Certains de ces enfants ont subi les bombardements, d'autres ont vu leur mère torturée, pendue, ont rejoint dès leur plus jeune âge les partisans, ont été recueillis dans les maisons d'enfants, ont crevé de faim ou ont été déportés dans les camps de concentration. Il leur a fallu se reconstruire sur des champs de ruines physiques et psychologiques, grandir très très vite. Plus encore que dans les récits des vétérantes, qui au moins gardaient la satisfaction du devoir accompli, toute l'atrocité de la guerre passe dans leurs yeux enfantins, incompréhensible.
Svetlana Alexievich à l'université de Kiev en 2016 - CC BY-SA Sergento

Svetlana Alexievich arrive même à rendre palpable l'invisible, en recueillant les témoignages d'une tragédie qui n'est pas une guerre comme les autres, car elle se déroule contre un ennemi insaisissable : les radiations de la catastrophe de Tchernobyl. "La supplication" s'ouvre sur l'histoire d'un jeune pompier de Tchernobyl, dont l'agonie est racontée par sa jeune épouse. On y trouve tous les ingrédients de la catastrophe : soudaineté imprévisible de l'événement, déni des autorités, secret, incompréhension de ceux qu'on va bientôt évacuer, et puis le terrible mal des rayons qui vous tue de l'intérieur et qui contamine l'entourage. 
Et c'est la litanie des habitants de Pripiat déracinés, des babouchkas des villages environnants arrachées à leur terre, des liquidateurs et des soldats appelés à la rescousse sans connaître les dangers, des mères d'enfants malformés, des chasseurs, des pilotes d'hélicoptère... C'est le chant de la rumeur d'autant plus forte et plus folle qu'on ne voit rien, qu'on ne comprend pas, qu'aucune autorité n'explique la réalité de cette mort invisible.

Svetlana Alexievich nous donne à voir un réel sensible à travers le factuel, qui nous emporte dans une déferlante d'empathie. Avertissement aux âmes sensibles : les témoignages sont bouleversants, car c'est au cœur de la douleur que nous emmène la journaliste.

2 commentaires:

Emmanuel a dit…

Oh, voilà qui réveille de sa longue léthargie estivale un blog qui avait tendance à se la couler douce.
Sinon, prix Nobel amplement mérité pour Alexievitch. La Supplication m'avait littéralement soufflé et récemment j'ai pu lire La fin de l'homme rouge, moins intense mais très intéressant également.

Valérie Mottu a dit…

Mon bon, les vacances permettent de lire, et c'est à l'automne naissant et aux longues nuits d'hiver qui se préparent qu'il faut réserver l'écriture...
Moi aussi je suis entrée dans l'œuvre de Svetlana Alexievich par la Supplication. Je pense qu'aucun autre livre n'a décrit aussi justement la catastrophe. Ses livres sont des symphonies de dizaines de voix. Mais leur lecture est parfois difficile, non bien sûr à cause du style, très lumineux, mais pour toute cette dureté qu'ils renferment.
D'où quelques lectures plus légères, dont je vais continuer à me faire l'écho les soirs d'insomnie...