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jeudi 23 novembre 2017

L'assassin qui venait du zen: Shibumi, de Trevanian

Il est des romans qui divisent les lecteurs en deux catégories, ceux qui adorent et les autres, Shibumi en fait indiscutablement partie, de même que la plupart des romans de Trevanian.  Il faut dire que l’objet est à classer dans les OLNI. Au premier degré, Shibumi peut se lire comme un bon roman d’espionnage plutôt efficace, bien qu’un poil verbeux, au second degré, il se présente comme une critique au vitriol de de l’Amérique et de la société occidentale de manière plus générale. Le problème c’est que Shibumi cache en réalité un troisième niveau de lecture, bien moins facile à appréhender et avec lequel le lecteur peut se sentir quelque peu mal à l’aise, au point d’avoir le sentiment que Trevanian prend ses lecteurs pour de parfaits imbéciles incapables de comprendre son génie (Trevanian, alias Rodney William Whitaker, n’a jamais caché sa misanthropie). De fait, Shibumi ne ressemble à rien de connu, tout au plus pourrait-on rapprocher le roman des écrits de Ian Fleming, pour le côté un peu outrancier (voire parodique) des personnages, mais le reste n’appartient qu’à Trevanian. Ne cherchez aucun réalisme  dans ce roman, car l’auteur américain n’a jamais eu la prétention ni l’envie d’être un nouveau John Le Carré. Ces balises étant posées, intéressons-nous au contenu.

Né à Shangaï, fils d’une aristocrate russe exilée, Nicholaï fait preuve dès son plus jeune âge de capacités étonnantes. Très doué pour les langues, il semble disposer également d’un don inné pour le raisonnement, l’abstraction mathématique et la rhétorique. Alors qu’il est tout juste âgé de 14 ans, un général japonais se prend d’affection pour lui et lui enseigne les rudiments du jeu de Go, pour lequel il semble développer d’incroyables facultés ; au point qu’à la mort de sa mère, le général envoie Nicholaï étudier au Japon, auprès d’un grand maître de Go. Grâce à ces années d’apprentissage, le jeune homme devient un excellent joueur de Go et intègre tous les codes et les usages de la culture japonaise. Mais la seconde guerre mondiale met à genoux le Japon. Son maître meurt d’une longue maladie et Nicholaï, désormais sans attaches et sans patrie, erre dans un Japon dévasté par la guerre et réduit à néant. Quarante ans plus tard, Nicholaï est devenu une légende, le tueur le plus doué de sa génération, capable de se servir du moindre objet comme d’une arme létale, un surhomme qui déjoue avec une facilité déconcertante les plans des plus grandes agences de renseignement du monde et de leurs forces de sécurité. Mais cette fois, la Mother compagnie, cette entité secrète qui contrôle la CIA et de nombreux gouvernements, a décidé de mettre le paquet pour l’éliminer une bonne fois pour toute. Pour cela, elle met tout en oeuvre pour l’atteindre chez lui, dans sa retraite du Pays Basque où il s’adonne au jardinage zen, à la spéléologie et aux joies simples de la contemplation et du Shibumi, cet art qui consiste à percevoir la beauté de toute chose et à en saisir en un seul regard toute l’harmonie.

Déstabilisant, voilà peut-être ce qui caractérise le mieux Shibumi, tant son auteur se plaît à brouiller les repères habituels du lecteur (surtout ceux qui aiment ranger les livres dans des cases). Faux roman d’espionnage empruntant allègrement aux codes du thriller et du roman historique, bourré par ailleurs de références culturelles et de réflexions amères sur la nature humaine, Shibumi est un roman à part, à la fois brillant, irritant et fascinant. Irritant parce que le lecteur ne peut pas se défaire de l’idée que le sieur Trevanian prend ses lecteurs pour des simples d’esprits incapables de détecter l’ironie de ses propos. Tout en affichant un certain mépris pour les littératures de genre, il use et abuse des codes propres au roman d’espionnage et au thriller, au point d’en devenir outrancier, mais sans pourtant sombrer complètement dans la parodie, ce serait trop simple (C’est sans doute très subtil, mais sincèrement un tantinet vexant). Shibumi demeure pourtant un roman fascinant sur bien des points, d’abord parce qu’il laisse apparaître la personnalité complexe de son auteur, mais aussi parce qu’il fait preuve de qualités littéraires remarquables. Ce mélange d’érudition, de critique acerbe, d’humour noir et de pur divertissement font de Shibumi un roman à part, à la fois drôle, intelligent et, en dépit de sa misanthropie, étonnamment attachant.

mardi 7 novembre 2017

Australian flow : Angelus, de Tim Winton

S’il est malvenu, voire franchement mal vu, d’afficher ouvertement ses préférences en matière d’éducation ou d’enseignement (ne le niez pas, chacun à ses petits préférés, le tout c’est de savoir dépasser ces affinités ou ces inclinations naturelles), en littérature il est de bon aloi de choyer ses auteurs favoris, voire même de mettre sur le devant de la scène ses chouchous. Bref, vous l’aurez sans doute remarqué, sur ce blog nous pratiquons ouvertement le favoritisme (voire parfois la mauvaise foi plus ou moins assumée) et nous défendons bec et ongles nos “préférés”. Parmi ces honteux privilégiés, vous aurez peut-être remarqué que Tim Winton, en toute discrétion l’écrivain australien le plus traduit à travers le monde, est savamment mis à l’honneur. Sans pour autant que cela ne devienne une obsession, nous explorons patiemment son oeuvre, émerveillés que nous sommes par ses talents d’écriture, la subtilité de sa description des relations humaines et sa sensibilité à fleur de peau. Alors certes, si Tim Winton est un bon styliste, il n’est à priori pas un architecte adepte des constructions narratives complexes et hyper ambitieuses, il est un artisan du quotidien, un écrivain attaché à la simplicité des choses de la vie, et c’est sans doute cette simplicité très authentique qui réussit à nous toucher immanquablement. Et si, faute d’avoir lu suffisamment l’auteur, nous nous étions légèrement trompés, et si finalement Tim Winton était lui aussi un architecte adepte des constructions complexes ? C’est ce que laisse entrevoir furtivement Angelus, roman choral ou recueil de nouvelles on ne sait trop, un peu des deux sans doute, qui se déroule comme de coutume chez cet auteur du côté de l’Australie occidentale.

Tenter de résumer ou même de condenser le contenu du roman, soyons honnête, relève purement et simplement de l’utopie tant les personnages, les situations et les époques sont différents. Seul point commun, Angelus, cette petite ville imaginaire située au Sud de la grande ville de Perth, dont la vie est rythmée par les activités de son petit port de pêche, l’abattoir local et la vie agricole. Autant dire que pour une grande majorité d’Australiens, Angelus est bien loin de vendre du rêve, tout au plus cette tranquillité infinie invite-t-elle quelques marginaux en quête de finitude et de bout du monde à venir s’installer dans la région ; on a vu mieux en matière de dynamisme démographique. Il se dégage pourtant de ce petit bout de terre une atmosphère étrange, à la fois apaisante et envoûtante, marquée par un spleen doux et coloré d’une lumière de fin d’après-midi hivernal. Il ne se passe pas grand chose à Angelus et suivre l’itinéraire d’un seul personnage aurait probablement quelque chose d’un tantinet ennuyeux, c’est la raison pour laquelle Tim Winton semble avoir choisi la voie du recueil de nouvelles ; chaque récit apporte sa petite pierre à l’édifice, formant au fil du texte une mosaïque qui prend tout son sens et permet d'avoir une vision globale de la vie à Angelus, de la croissance (modérée) de cette petite bourgade et de l’évolution de son microcosme. Mais pour entrer pleinement dans l’oeuvre de Tim Winton, le lecteur doit accepter de perdre un peu pied et d’être ballotté au gré des envie de l’écrivain australien, qui mêle les personnages et les époques avec une science qui ne laisse sans doute rien au hasard. Les personnages se croisent et s’entrecroisent, se répondent, parfois avec des années d'intervalle, les destins se tissent et parfois se perdent en douloureuses tragédies. Des personnages à peine esquissés dans un récit, deviennent centraux dans le suivant, voire plusieurs centaines de pages plus loin. Des thèmes puissants émergent de ce roman, la solitude, la mort, la violence, l’amour, le désir de partir et de voler de ses propres ailes, l’échec des relations familiales (fraternelles ou conjugales), qui marquent toute une vie de leur empreinte indélébile…. C’est beau, c’est poignant et comme souvent dans ce genre de projet, pour peu que la narration soit suffisamment maîtrisée, le tout est infiniment supérieur à la somme des parties.