Rechercher dans ce blog

jeudi 28 juillet 2011

Le projet Mars, de Andreas Eschbach


A propos des grands auteurs qui écrivent pour la jeunesse, voici Andreas Eschbach, l'auteur de Des milliards de tapis de cheveux. Sa dernière série de romans se déroule sur Mars, en compagnie des quatre premiers enfants nés dans la première colonie. On y retrouve une écriture des plus agréable, une intrigue bien ficelée, mais aux ramifications moins complexes que pour Des milliards de tapis de cheveux.
La colonie terrienne de Mars se porte bien, mais végète faute de crédits suffisants pour continuer les navettes entre la Terre et la planète rouge et surtout faute de volonté politique. Dans cet univers un peu confiné, une décision venue de la Terre fait l'effet d'une bombe : la colonie va être abandonnée par ordre du gouvernement mondial. Une décision qui ravit l'administrateur de la colonie, envoyé sur Mars contre son gré, mais plonge les autres colons dans le désespoir, et en premier lieu ses quatre enfants. Tandis que les adultes se résignent à retourner sur Terre, les enfants, eux cherchent tous les moyens pour rester dans ce qu'ils considèrent comme leur maison, la seule qu'ils connaissent. C'est le cas en particulier d'Elinn, la plus jeune, qui est persuadée que les Martiens cherchent à communiquer avec elle par le biais de mystérieuses pierres. Mais même son frère Carl, et leurs amis Ronny et Ariana doutent fortement de l'existence de ces Martiens dont on n'a jamais trouvé aucune trace et qui ne se sont jamais manifestés auprès des colons.
Voici la situation qui se met lentement en place. Andreas Eschbach prend comme à son habitude le temps de planter le décors, et explique habilement sans jamais pontifier les tenants et les aboutissants de son univers, cette fois-ci du point de vue de jeunes adolescents, qui s'intéressent au monde qui les entoure tout en laissant de côté des points qui paraissent cruciaux aux adultes. Aucune faute de goût dans ces trois tomes de la saga martienne, le tempo est bien défini, entre une vie routinière et les événements exceptionnels qui viennent la bousculer. Les enfants grandissent aussi, apprennent la vie, s'interrogent sur leur avenir sans manichéisme. Les personnages secondaires sont complexes, chacun développe une personnalité particulière. Et à la fin de chaque tome, une révélation vient nous tenir en haleine pour la suite des aventures. Ainsi se construit sans hâte la saga martienne d'Andrea Eschbach, pour notre plus grand plaisir. Seul défaut : pas de quatrième tome en vue...

mardi 19 juillet 2011

Jasper Fforde, le délire aux commandes

Comme Jasper Fforde a décidé de s'attaquer à la jeunesse en publiant une petite aventure dragonnesque, il est temps de dénoncer ce pas triste personnage, échappé des plateaux de tournages cinématographiques pour coucher sur papier des délires teintés de science littéraire. Comment résumer ses livres ? A vrai dire, personne n'en a envie. Chacun d'eux est un empilement de trouvailles loufoques et décousues qui prennent lentement place dans un canevas tout au long du déroulement de l'histoire pour aboutir à un déchainement de forces sans précédents laissant pantois le lecteur moyen, déjà souvent entièrement secoué de spasmes de rires. Il y a du James Ellroy dans la manière de mener son histoire à multiples fils pour aboutir à une corde, mais nulle trace de la paranoïa de l'auteur américain. Ici, c'est le délire qui est aux commandes, tant dans les inventions de l'oncle Mycroft que pour la mise en scènes des héros de la littérature anglaise. Déjà, s'appeler Thursday Next, affectée à la brigade de sureté littéraire d'un royaume d'Angleterre qui est toujours en guerre contre la Russie en Crimée, et avoir pour père un voyageur dans le temps recherché par la police temporelle pour un forfait qui n'a pas encore eu lieu (ou bien si, avec les décalages horaires, on ne sait plus très bien...), voilà qui peut se révéler périlleux.

Et on ne vous dira rien des autres tomes de la série, sauf qu'on y découvre le chat du Cheshire en bibliothécaire, la manière de voyager dans les livres, un puits sans fonds, Mamie Next, le Minotaure, sans compter Picwick le dodo régénéré et la fin du monde en mousse rose.
Pour son incursion dans le roman jeunesse, Jasper Fforde reprend les mêmes ficelles, mais elles sont moins échevelées. J'ai beaucoup aimé son dragon, plein d'humour et d'intelligence, le dernier de son espèce, mais c'est tout de même un peu plus sage et moins truffé de références littéraires.
C'est toujours un excellent moyen de passer un moment léger, mais plein de suspence, dans des Angleterres revisitées.

PS : par le plus grand des hasards, je viens de lire un article sur la place des femmes dans la Scandinavie médiévale (on a les vices qu'on peut...), et j'y ai trouvé au détour d'une phrase l'explication d'un concept Ffordien. Moi qui trouvais que son dernier roman manquait de références littéraires, je n'ai plus qu'à me mettre aux sagas scandinaves, et dans le texte encore...

vendredi 8 juillet 2011

Lost in space : Destination ténèbres, de Frank M. Robinson

"La seule chose dont je me souviens, c'est que j'ai vu quelque chose d'extraordinaire le matin du jour où je suis mort."

Ainsi commence The dark beyond the stars (le titre VO est quand même nettement plus subtil) de Frank M. Robinson, devenu aujourd’hui un classique de la science-fiction outre-Atlantique et dont on attendait la traduction depuis près de vingt ans. Journaliste, éditeur, scénariste (on lui doit le scénario de La tour infernale), militant de la cause gay, Frank M. Robinson est un écrivain plutôt méconnu en France, même si les lecteurs les plus avertis s’étaient probablement procuré l’un de ses premiers romans, Le Pouvoir, publié il y a quelques années chez Folio SF.

En mission de reconnaissance sur une planète inhospitalière, Sethi IV, le jeune Moineau fait une chute vertigineuse à laquelle il ne réchappe que par miracle. Rapatrié en urgence à bord de l’Astron, il se réveille dans un environnement qui lui est totalement étranger car Moineau a perdu l’ensemble de ses souvenirs dans l’accident. Le jeune-homme, âgé seulement de 17 ans, découvre alors qu’il se trouve à bord d’un vaisseau interstellaire dont la mission est d’explorer la galaxie à la recherche d’une forme de vie (intelligente ou non). Mais depuis 2000 ans qu’il s’enfonce au plus profond de l’espace, l’Astron n’a rien découvert, sinon des centaines de planètes désolées, inhospitalières et dépourvues de la moindre parcelle de vie. Alors au fil des siècles l’Astron s’est transformé en vaisseau générationnel, l’équipage se renouvelant au gré d’un système de contrôle des naissances très sctrict. Depuis 2000 ans il est dirigé par le même homme, le capitaine Kusaka, un personnage inflexible, obnubilé par sa mission et déterminé à mener son vaisseau à travers les étoiles jusqu’à ce qu’il remplisse enfin ses objectifs. Mais au sein de l’équipage la révolte gronde car Kusaka semble avoir perdu la raison, il veut désormais traverser la nuit, une partie de la galaxie totalement dépourvue d’étoiles, pour explorer une région qu’il espère plus riche en découverte. Mais il faudra à l’Astron plusieurs siècles pour traverser la nuit, sans pouvoir faire une seule halte, autant dire que le voyage confine au suicide pour un vaisseau déjà usé par plus de deux millénaires d’errance à travers le vide.

D’un premier abord, Destination ténèbres apparaît comme un roman de facture assez classique, usant avec talent des codes du space opera et de la hard science. En réalité il n’en est rien, car Robinson prend le contre-pied de ce qui se fait habituellement dans le genre ; ici point de civilisation à l’échelle de la galaxie, pas de technologie exotique permettant de traverser en un éclair l’équivalent de 300 parsecs, rien d’autre que le vide sidéral, la fatigue et la lassitude accumulée par plusieurs centaines de générations. Le roman est bâti sur deux axes, le premier est relativement classique, il est centré autour de Moineau et de son passé. En reconstruisant la mémoire du jeune-homme on découvre progressivement l'histoire étonnante de l’Astron, de son écosystème replié sur lui-même, on en découvre le fonctionnement au quotidien, les étranges règles de sociabilité, l'évolution des moeurs... dépaysement garanti. Le second axe est de nature plus philosophique puisqu’il est centré autour du paradoxe de Fermi et de l’équation de Drake (deux équations établies par d’éminents scientifiques et qui sur des bases similaires mais des conclusions radicalement opposées tentent de répondre à une question essentielle : sommes nous seuls dans l’univers ?). Ces deux principes sont au coeur même de l’affrontement idéologique qui divise le vaisseau, entre les partisans du capitaine, persuadés que l’immensité de l’univers joue en faveur de leurs arguments, et les partisans du retour sur Terre, persuadés qu’en 2000 ans les extraterrestres avaient largement eu le temps de se manifester. Mais rien n’est simple, rien n’est jamais définitif et Robinson intègre à cette balance des équations mathématiques de nouvelles données, qui indiscutablement pipent les dés. Mais sous peine de déflorer intégralement l’intrigue, on se gardera bien d’en évoquer ici le contenu.

Construit comme un huis-clôt, traversé par une tension digne des meilleurs thrillers, vertigineux par certains aspects, Destination ténèbres est doté d’une construction narrative en béton armé, qui réserve nombre de surprises au lecteur et ménage le suspense de manière assez habile. Bourré d’idées, bien écrit et formellement très maîtrisé, ce roman fait figure d’incontournable dans un paysage éditorial qui manquait singulièrement de piquant ces dernières années ; pas de quoi pavoiser néanmoins concernant l’état de santé de la science-fiction car il s’agit là d’un roman âgé de près de vingt ans.

mercredi 29 juin 2011

Louisiana connection : Une saison pour la peur, de James Lee Burke


Quatrième opus de la série Dave Robicheaux, oeuvre qu’il est nécessaire de lire dans l’ordre pour saisir toute l’épaisseur du personnage central, Une saison pour la peur est une nouvelle fois une grande réussite du roman noir louisianais. Un roman puissant, doté d’une solide intrigue et de personnages d’une rare profondeur. On ne se lasse pas de lire James Lee Burke, parce que le bonhomme n’a pas d’égal pour évoquer les grandes spécificités de la Louisiane, cette région tellement unique de l’Amérique, mais aussi parce que sa littérature est réellement authentique et fleure bon le bayou, la musique cajun et le steak d’alligator bien épicé (nan je plaisante, c’est une espèce protégée), sans jamais relever du cliché.

Après avoir frôlé la prison à perpétuité, voire la chaise électrique, dans Black Cherry Blues, Dave Robicheaux a regagné sa petite cité de New Iberia, lavé de tout soupçon et réintégré dans ses fonction de flic municipal. Il mène une vie paisible en compagnie de sa fille adoptive tout en gérant au mieux sa petite affaire de location de matériel de pêche. Jusqu’au jour où on lui confie la mission d’escorter deux condamnés à mort jusqu’à la prison d’Angola (nom attribué au pénitencier d’état de Louisiane). Hélas, la mission tourne mal et les deux prisonniers s’échappent, le premier n’est qu’un gosse à peine sorti de l’adolescence et condamné de manière expéditive à la peine capitale, le second est un criminel d’un autre calibre, un dangereux psychopathe qui crible de balles la poitrine de Dave Robicheaux. Ce dernier s’en tire et après quelques semaines d’hôpital accepte une dangereuse mission d’infiltration dans les milieux mafieux de la Nouvelle Orléans, espérant ainsi mettre la main sur son tueur. Sa cible officielle, Tony Cardo, un parrain de la mafia, un baron de la drogue qui noyaute une bonne partie du système de distribution en Louisiane. Aidé de son pote Clete, ancien coéquipier à la criminelle, Dave Robicheaux va donc tenter de faire tomber Tony Cardo, mais le parrain de la Nouvelle Orléans est en réalité un personnage complexe et torturé, dans lequel Dave retrouve nombre des angoisses qu’il avait enfouies au plus profond de sa personnalité. Comment finalement abattre un homme dont l’humanité évidente bat en brèche le portrait que les services de polices avaient dressé de lui, comment un homme qui se bat chaque jour pour que son fils handicapé s’épanouisse est-il capable d’arroser la ville des drogues les plus dures, celles toucheront fatalement des populations déjà démunies ? Comment envoyer en prison un homme dont finalement on devient malgré soi l’ami ?

Une fois n’est pas coutume, cet épisode de la série Dave Robicheaux bénéficie d’une intrigue beaucoup plus resserrée qu’à accoutumée, l’histoire est véritablement centrée sur l’enquête/infiltration et sur la relation de Dave et de Tony Cardo. Exit donc toutes les digressions personnelles qui font habituellement le charme des romans de James Lee Burke, la fille adoptive d’Alafair est reléguée au second plan, sa vie quotidienne de Cajun (pêche, bière, poisson grillé) également. On y gagne en intensité ce que l’on perd un peu en ambiance, tant ce rythme un peu nonchalant faisait partie intégrante de l’atmosphère louisianesque des romans de Burke. Rien de grave car finalement tout repose sur le couple Robicheaux/Cardo et sur ce personnage étonnant de mafioso, complexe, presque attachant dans sa souffrance et son humanité. Cardo est assurément un personnage contrasté, un anti-héros par excellence, torturé et bourré de contradictions. Finalement on ne s’étonne guère de l’amitié qui finit par naître entre les deux personnages, tant ils semblent se refléter. Mais le malaise finit par s’installer entre le lecteur et ce couple improbable, générant une tension dramatique née de l’immoralité d’une relation qui devrait être au contraire antagoniste ; un flic devrait condamner les agissements d’un baron de la drogue et non tenter de les comprendre. De ces contradictions émerge un roman solidement construit, à la fois violent et étonnamment subtil. Après quatre romans tous différents les uns des autres, James Lee Burke n’arrive toujours pas à nous lasser, donnant au fil du texte toujours plus de substance et d’ampleur à son héros.

samedi 21 mai 2011

SF ethnologique : La cinquième tête de Cerbère, de Gene Wolfe

Second roman de Gene Wolfe dans l’ordre de parution, La cinquième tête de Cerbère est une oeuvre étrange et envoûtante composée de trois textes distincts reliés par un mince fil narratif et quelques personnages récurrents. L'action, si l'on peut dire, se déroule sur les planètes jumelles de Sainte-Croix et de Saint-Anne, autrefois colonisées par des Français un rien belliqueux puisqu'ils anéantirent les autochtones, puis furent à leur tour réduits au silence par d'autres colons (anglo-saxons évidemment). De l'espèce originelle qui peuplait ce système, l'humanité sait très peu de choses, mais plusieurs théories affirment que ces êtres doués de mimétisme pouvaient adopter n'importe quelle forme biologique. D'aucuns pensent même que pour se protéger ils auraient pris la forme de colons pour se fondre dans la masse. Leurs capacités de mimétismes étant si développées, ils auraient fini par oublier leur nature même. Toutes ces hypothèses intriguent un terrien, le Dr Marsh, qui décide de se rendre sur Sainte-Croix pour mener ses recherches sur ces fameux autochtones prétendument disparus. La force du roman réside sur l’ambiguïté des personnages de chacun de ces textes, des hommes ou des femmes dont on peine à définir la nature ; sont-ils humains, clones, autochtones, dans quelle mesure la planète elle-même transforme-t-elle l’identité profonde des êtres qui parcourent sa surface ? Autant de questions fascinantes et intrigantes, mais qui n’auront au final aucune réponse claire et directe. Au lecteur de se construire une interprétation, sans jamais avoir l’assurance qu’il détient la vérité.

Honnêtement, la SF ethnologique (magnifiée dans ce roman par l’étonnante superposition des cultures) ne court pas vraiment les rues, alors quand on met la main sur un spécimen on ne peut qu'être intrigué ; en l'occurrence La cinquième tête de Cerbère vaut moins pour l'originalité de l'histoire que pour la narration absolument brillante de Gene Wolfe. On pense tour à tour à Le Guin, R.C Wilson ou bien encore à Iain M. Banks, tant la manière de raconter, tout en subtilité, se rapproche de la peinture ; au début c'est la toile blanche, puis l'auteur dessine un contour, apporte quelques touches ici et là pour donner vie à son oeuvre. Et lorsque le tableau est terminé, il faut encore l'observer sous différents angles, se rapprocher, reculer, s'attarder sur quelque détail pour en saisir toute la subtilité. L'écriture de Gene Wolfe est absolument irréprochable, tout en douceur et en légèreté, pas d'effets de style pour épater le lecteur, pas d'esbroufe et une proximité psychologique avec les personnages remarquable. Gene Wolfe a la capacité de dire beaucoup en peu de mots, ce qui lui permet d'éviter le didactisme dont font preuve nombre d'écrivains de SF. C'est un vrai plaisir que de lire ce roman qui brasse des tonnes de concepts passionnants ; la gémellité et la copie, la notion d'unicité, le rôle de la mémoire (dans le premier récit le personnage central est un clone), mais également des questions essentielle sur le colonialisme, le génocide ou bien encore la notion de paradis perdu. Les lecteurs habitués de Gene Wolfe ne seront pas dépaysés, l’auteur utilise avec bonheur les procédés narratifs qui ont fait sa réputation et le texte regorge en réalité de petites subtilités qui peuvent, si le lecteur est suffisamment attentif, renverser complètement le sens du récit. Les dix dernières pages du roman sont à ce titre tout à fait symptomatiques de cette approche littéraire.

La cinquième tête de Cerbère est une oeuvre marquante, envoûtante et définitivement géniale, à condition d’apprécier les récits lents et subtils empreints d’une profonde mélancolie.

jeudi 5 mai 2011

Roman coup de poing : The sinaloa story, de Barry Gifford

Principalement connu pour avoir écrit les romans de la saga Sailor & Lula (dont le premier fut adapté à l’écran par David Lynch), Barry Gifford est également poète et scénariste de films ; on lui doit notamment d’avoir co-signé avec Lynch le scénario de Lost Highway. Elevé dans une famille assez atypique puisque son père entretenait des relations étroites avec la pègre de Chicago et de La Nouvelle Orléans, Gifford mena une enfance chaotique, vivant la plupart du temps dans des hôtels. Le plus étonnant fut qu’il réussit néanmoins à boucler ses études universitaires avant de s’engager dans l’Air Force. Après une carrière avortée dans le base ball professionnel, Gifford se consacra intégralement à l’écriture, en tant que journaliste et écrivain. Sa production est particulièrement marquée par l’influence de la Beat generation, à laquelle il consacra un excellent essai co-écrit avec Lawrence Lee, Les vies parallèles de Jack Kerouac.

Un peu à part dans la production littéraire de Barry Gifford, puisqu’il n’appartient pas à la série des Sailor et Lula, The Sinaloa story est un roman court mais d’une densité tout à fait remarquable. L’histoire démarre de manière terriblement classique. Delray Mudo, mécanicien sans histoires, rencontre dans un bordel du Texas la très belle et très dangereuse Ava Varazo, qui, sans trop forcer son talent, le convainc de monter un coup aux dépens d’Indio Desacato, un obscur dealer/mac totalement fou d’Ava et propriétaire d’un beau magot. Delray quitte donc son boulot et suit Ava jusqu’à Sinaloa... évidemment, c’est à partir de là que Gifford déploie toute la mesure de son talent. Jusque là maîtrisé mais sans surprise, le roman bascule de manière abrupte et cueille le lecteur à froid pour le faire entrer dans une nouvelle dimension, encore plus sombre, certainement moins confortable, mais assurément largement plus convaincante.

Ecriture sèche qui va droit à l’essentiel, personnages bruts de décoffrage, chez Gifford la violence explose sans prévenir, au détour d’une phrase et le lecteur la prend en pleine poire. On cherche en vain un fil directeur entre les différents fils narratifs, mais Gifford s’y refuse, offrant un récit étrange et destructuré à mille lieues des intrigues carrées et bien ficelées du polar classique. Une fois la dernière page tournée, le lecteur est toujours tenaillé par cette angoisse instillée tout au long du roman, abandonné par un auteur qui lui lègue davantage de questions que de réponses. Une seule certitude, après cette lecture votre foi en l’humanité aura encore baissé d’un cran.

samedi 16 avril 2011

Polar desespéré : Drive, de James Sallis

Il parle peu, frappe sec, conduit comme peu de gens savent le faire et ne se mêle jamais des affaires d’autrui. De lui nous ne saurons rien, ou si peu, sinon qu’il fut placé dans une famille d’accueil après que sa mère ait assassiné son père ; de toute façon, la pauvre femme était folle. Très tôt il montra des aptitudes étonnantes derrière un volant, si bien qu’il en fit rapidement son gagne-pain ; cascadeur sur les plateaux hollywoodiens le jour, chauffeur pour quelque casse bien juteux en ville la nuit ou les jours chômés. Il a peu d’amis, ne fréquente pas les femmes et de ses pensées secrètes ou de ses motivations nous ne connaîtrons rien. Le chauffeur ne bosse même pas pour l’argent, change sans cesse de domicile, comme s’il était incapable de s’attacher à quoi que ce soit de matériel. Il aime les bagnoles, mais elles sont avant tout un instrument de travail. Elles doivent être efficaces, précises, puissantes et fiables, la beauté de leur carrosserie importe peu. Le chauffeur est un professionnel et ne laisse rien au hasard ; il conduit, mène sa mission à bien, empoche sa part du butin et s’en retourne vers d’autres horizons. Du reste, il ne veut rien savoir. Jusqu’au jour où l’un de ses commanditaires tente de le doubler. Mauvaise idée, le chauffeur se transforme désormais en tueur, tout aussi efficace, tout aussi froid... impitoyable.

En moins de deux cents pages d’une écriture aride et sans fioriture, James Sallis nous offre un roman d’une rare intensité. Un exercice de style voire une leçon de maître dont devraient s’inspirer bon nombre de tâcherons à la plume paresseuse et à l’ambition démesurée. Violent, sombre, voire désespéré, Drive est par essence un roman behavioriste qui s’affranchit de toute psychologie inutile. L’homme se définit par ses actes et ses actes parlent pour lui. Sallis a soigné son style, dépouillé à l’extrême, maîtrise l’art de l'ellipse avec brio, au risque parfois de perdre le lecteur, et construit un roman complexe dans sa structure narrative mais pourtant limpide pour le lecteur. De l’Amérique le chauffeur n’attend rien, il prend et trace sa route, sans se retourner, sans prendre en considération les dommage collatéraux. Un individualiste qui erre sans but dans l’immensité des suburbs californiennes. Une vision certes parcellaire des Etats-Unis, mais dont le lecteur sort abasourdi, littéralement KO.

mardi 12 avril 2011

Pavé à thèse : Effondrement, de Jared Diamond


Loin de la littérature pleine de sang et de fureur que ce blog offre habituellement, voici un gros pavé de réflexion qui connut son heure de gloire, et qui, n'en doutons pas, reviendra à la mode au gré des aléas climatiques. Car c'est d'environnement et de fluctuations climatiques, et de leurs conséquences sur les groupements humains, que parle le livre de Jared Diamond. A partir de quelques exemples à petite et moyenne échelle, il nous invite à une réflexion sur les limites du monde, sur notre environnement écologique et sur ce que nous en faisons.
Pour argumenter longuement sa thèse, il propose de multiples exemples d'effondrements de civilisations : l'île de Pâques, la plus emblématique, suite à une course au prestige et au gigantisme. Celui des établissements vikings du Groenland, incapables de s'adapter aux changements climatiques, tandis que leurs cousins islandais, eux, réussissaient. Dans le Pacifique, avec le même parallèle entre les îles qui réussissent à maintenir leur population et celle qui n'y arrivent pas. A la découverte de la disparition des Indiens Pueblo ou des Mayas. Une immense érudition est mise à profit pour relever toute la complexité des enchaînements qui prélude à la disparition de civilisations petites ou grandes.
On sent bien pointer les thèses maltusianistes et de décroissance derrière tout cela, mais Jared Diamond, ancien dirigeant de Greenpeace et sociologue averti, préfère nous laisser le soin des conclusions, sans jamais être manichéen. Car ce qui sauve les uns peut provoquer la perte des autres, si les bonnes décisions ne sont pas prises au bon moment. Et bienheureux celui qui sait et qui peut prendre la bonne décision au bon moment.

Troublant, c'est bien le mot qui convient pour cette lecture. Il nous entraine sur les parages de la survie, glissant d'une échelle à une autre, avançant des arguments dans un sens pour les retourner quelques pages plus loin, démontrant que si l'impact de l'environnement est primordial pour la survie, le libre-arbitre humain est incontournable.
Sa lecture ne laisse pas indifférente, et il n'est jamais trop tôt pour se demander si nous ne courrons pas à la catastrophe, quand les crises financières et économiques se rapprochent...

Polar pulpeux : The Blonde, de Duane Swierczynski

Illustre inconnu de ce côté ci de l’Atlantique, Duane Swierczynski n’en est pas moins un auteur confirmé de polars et de comics. The Blonde est le premier de ses romans à bénéficier d’une traduction française et le moins que l’on puisse dire c’est que Rivages/noir a une nouvelle fois déniché un p’tit gars prometteur. Revendiquant haut et fort son attachement aux pulps et à la littérature de genre, Duane Swierczynski nous offre un techno-thriller décomplexé, mené à tambour battant.

En pleine procédure de divorce Jack Eisley, journaliste à Chicago, se rend à Philadelphie pour négocier avec l’avocat de sa femme, un cador de la spécialité dont la réputation n’est plus à faire. A sa sortie de l’avion, Jack décide de prendre un verre avant de rejoindre son hôtel dans le centre-ville. A peine accoudé, une jolie blonde engage innocemment la conversation puis lui glisse en toute simplicité qu’elle vient de l’empoisonner. D’abord stupéfait, puis convaincu qu’il s’agit d’une blague ou d’une tentative de séduction extrêmement originale, Jack finit par la croire folle et la plante dans le bar avant de prendre un taxi. Mais conformément aux affirmations de la belle, une heure plus tard les symptômes promis par la jeune femme déclenchent nausées et vomissements. Au bord de la panique, Jack rebrousse chemin pour retrouver cette femme dont il ne sait rien et qui veut sa mort. Même ville, même heure, l’agent Kowalski, qui officie pour une section très spéciale des services secrets, est chargé de récupérer la tête d’un professeur d’université récemment décédé. Sur fond de complot et de menace nanotechnologique, les destins de ces trois personnages vont se croiser et déjouer les plans du cerveau machiavélique qui a orchestré cette machination.

Roman de divertissement par excellence, The blonde est l’archétype du thriller urbain moderne. Un rythme effréné, un scénario haletant et globalement bien ficelé (mais dont les bases restent assez peu vraissemblables), une écriture sèche et efficace et des personnages à la psychologie réduite à la portion congrue. La réussite d’un tel roman tient évidemment à l’alchimie obtenue à partir de tous ces éléments, mais Duane Swierczynski a su intelligemment user des codes du genre, tout en s’affranchissant de certains stéréotypes. Il prend ainsi un malin plaisir à inverser les rôles ; c’est la blonde de service qui mène la danse, elle élabore la stratégie, prend l’initiative, rend coup pour coup face à l’adversaire. Autant dire que Jack Eisley, anti-héros par excellence, ne sert que de faire-valoir. Sans compter que Swierczynski manie l’humour noir avec un certain talent, à tel point que certaines scènes frisent la parodie. The Blonde ne se prend pas au sérieux une seule seconde et cette distance salutaire en fait un divertissement tout à fait recommandable.

lundi 4 avril 2011

Poésie épique : Lavinia, d'Ursula K. Le Guin


« Comme Hélène de Sparte j'ai causé une guerre. La sienne, ce fut en se laissant prendre par les hommes qui la voulaient ; la mienne, en refusant d'être donnée, d'être prise, en choisissant mon homme et mon destin. L'homme était illustre, le destin obscur : un bon équilibre. »

De Lavinia, Virgile lui même ne donne qu’une description succincte, une phrase sibylline au détour de l’Enéide et qui résume la place de la jeune femme dans la tradition romaine, à savoir une simple épouse et une génitrice. Il n’est finalement pas tellement étonnant qu’Ursula K. Le Guin, dont le talent et la subtilité ne sont plus à prouver, s’intéresse à ce personnage secondaire pour en faire une douce héroïne au féminisme discret mais néanmoins affirmé. Pour autant, considérer Lavinia comme une réécriture de l’Enéide adoptant un point de vue féministe serait une erreur car la vision de l’auteur dépasse ce cadre. Lavinia est une plongée au coeur du mythe de la fondation de Rome éclairée sous deux angles à la fois, celui de la tradition latine et celui des discrets apports (dans le roman) de l’archéologie moderne. Une vision certes rêvée, mais empreinte d’un réalisme du quotidien tout à fait saisissant.

Lavinia commence donc non pas aux côtés d’Enée, rescapé d’une Troie désormais réduite en cendres, mais en Italie et plus précisément dans le Latium (au sud de l’actuelle Toscane). Le royaume est gouverné par le roi Latinus, un souverain qui a réussi à unifier les différentes tribus du Latium tout en préservant une paix durable avec les régions frontalières, notamment la puissante Etrurie. De son mariage avec la belle Atia, Latinus eut trois enfants, deux garçons et une fille, Lavinia, qui fut la seule à survivre à la maladie qui emporta ses frères à peine sortis de l’enfance. De cette tragédie, Atia ne se remit jamais, sombrant progressivement dans la folie, Latinus trouva donc refuge dans ses fonctions et dans l’amour que lui portait sa fille. Désormais âgée de près de dix-huit ans et prête à marier, Lavinia est une jeune-fille discrète et soucieuse de répondre à ses obligations familiales, mais néanmoins armée d’une volonté de fer. Courtisée par une demi-douzaine de prétendants, dont le puissant roi des Rutules qui n’est autre que son cousin Turnus, elle ne cesse pourtant de remettre son choix au lendemain. En réalité elle croit en une prophétie de l’oracle qui annonça à son père qu’elle épouserait un étranger et que de leur union naîtrait une descendance puissante, à l’origine du plus grand des empires. Ce destin, Lavinia veut l’accomplir, mais de sa ténacité naîtra la guerre, dès que les bateaux d’Enée et de ses Troyens accosteront sur les rives du Tibre.

“Oh, ma chère, a-t-il dit toujours aussi doucement. Mon inachevée, mon incomplète, mon inaccomplie.”

La narration est probablement l’un des aspects les plus intéressants de Lavinia. Imprégnée de l’Enéide, mais également d’autres auteurs classiques, bien au fait des avancées en matière d’archéologie, Ursula Le Guin mêle habilement les éléments du mythe et de la tradition latine, avec un certain réalisme purement hérité de la recherche historique, mais sans aucune lourdeur. Les gestes du quotidien, les rites et les coutumes des latins sont retranscrits avec une fidélité et un sens du détail qui octroient au roman une grande crédibilité, mais également une certaine proximité avec des personnages pourtant mythiques et par définition irréels. Plus surprenant, Le Guin convoque Virgile en personne à l’occasion de quelques scènes surprenantes où l’auteur latin fait quasiment office d’oracle auprès de Lavinia. Des interventions limitées au fil du texte, mais porteuses de sens. Lavinia s’est ainsi échappée de son carcan littéraire, qui lui réservait un rôle bien trop effacé, son créateur peut désormais la voir s’épanouir avant de s’effacer lui-même définitivement. Un geste d’une grande poésie, qui permet à l’auteur de s’affranchir de la tradition littéraire, mais qui prend également une résonance particulière à la lumière de récents propos d’Ursula K. Le Guin affirmant qu’elle en avait probablement terminé avec la fiction. Un bien beau testament littéraire, qui couronne la carrière exemplaire d’une grande dame de la littérature. Souhaitons qu’à l’image de certains artistes, Ursula K. Le Guin (âgée tout de même de 81 ans) revienne sur cette décision pour nous régaler à nouveau de sa plume exceptionnelle.