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mercredi 14 mars 2012

Le crabe-tambour, de Pierre Shoendoerffer

Il est des romans qui vous marquent. Pas parce que ce sont les meilleurs (encore que ce sont rarement les pires...), mais parce qu'ils sont entrés en résonance avec vous à un moment donné d'une manière exceptionnelle. C'est le cas du Crabe-tambour de Pierre Shoendoerffer, écrivain et cinéaste. C'était il y a maintenant 24 ans (tiens, comme le temps passe), à l'âge de tous les possibles et de tous les questionnements sur le bien, le mal, le sens de la vie.Comment un histoire d'hommes et seulement d'hommes, et de militaires en plus, a pu avoir une telle influence sur une jeune fille timide et sans attirance aucune pour la caste guerrière ? Peut-être parce que ce livre parlait d'honneur, de recherche de soi et de sens de la vie.

Mais parlons de cette histoire qui se déroule sur un vieux navire de la marine française qui fait des ronds sur les bancs de morue de Terre-neuve dans les années 1970, en soutien aux pêcheurs. A son bord, le commandant, tout de rigidité, attend la mort qui se présente à lui sous l'habit du cancer. L'officier de santé, un ancien d'Indochine, évoque ses souvenirs, et surtout un certain Willsdorff, capitaine pendant la guerre d'Indochine puis renvoyé de l'armée après avoir participé au putch d'Alger et enfin devenu capitaine de chalutier sur les bancs de Terre Neuve. "Willsdorf, vous connaissez ?...". Il se trouve que le commandant le connait bien, si bien que c'est lui qu'il vient rencontrer dans les brumes de l'Atlantique Nord.
Willsdorff, c'est le crabe-tambour, un surnom étrange qu'il tient de son père, et c'est ce personnage hors du commun qui a marqué chacun des protagonistes de cette histoire à sa manière. Il en ressort des morceaux de bravoure, des rencontres quasiment philosophiques, des interrogations métaphysiques. Et le vieux navire arrive un jour à bon port, à la rencontre de ces deux notions de l'honneur qu'incarnent le Commandant d'une part et Willsdorff d'autre part.
Au long du récit, on assiste à des scènes hautes en couleur : la descente du Mékong en barge, au son du cor de chasse ; les récits effrayants du chef mécanicien sur son vicaire bigouden "pas fou, non, seulement un peu dérangé" ; la confrontation du Commandant et du Crabe-tambour lors de son procès pour haute trahison...



Pierre Schoendoerffer en 1953 - ©Jean Peraud/ECPAD
Pierre Schoendoerffer ne fait aucune démonstration, ne rend aucune morale : il raconte les soldats perdus des guerres coloniales, auxquelles il a participé, caméra au poing. Il a pris un peu de supplément d'âme de chaque officier qu'il a rencontré pour en tirer la matière de son oeuvre romanesque et cinématographique. Il interroge sur l'après tout ça, sur la nature du courage, de l'engagement, et d'un tas de valeurs aujourd'hui regardées comme désuettes ou sujettes à caution car portées par les courants d'extrème droite qui réduisent la notion d'honneur à une fidélité à des chefs douteux.
On ne trouvera pas dans ses ouvrages la flamboyance de Bigeard, ses soldats ne sont pas de cette nature. Ils sont dans la contradiction entre leur devoir et leur conscience, sans arriver à démêler le bien du mal.

Le crabe-tambour est aussi un très beau film, avec Jacques Perrin, Jean Rochefort dans un de ses plus beaux rôles, Claude Rich et Jacques Dufilho, extraordinaire chef mécanicien.

Pierre Schoendoerffer est mort aujourd'hui, précédé dans l'au-delà voici quelques jours par Bruno Crémer, qui avait incarné le sergent Willsdorff (le frère aîné du Crabe-tambour) dans un autre film tiré d'un autre livre, La 317e section. Les témoins de l'Indochine disparaissent. L'Histoire va prendre le pas sur la mémoire. On y gagnera l'objectivité et le recul indispensable, mais on y perdra cette émotion magnifique que les romans et les films de Pierre Schoendoerffer nous inspirait.

lundi 5 mars 2012

Tendre anglaise : le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates

Il y a des livres dont on entend parler, voire qu'on offre sans jamais trouver le temps ou l'envie de les lire. Et puis un jour, l'envie revient, et on plonge, très heureusement.
Miss Juliet Ashton, jeune auteure d'une chronique à succès durant la guerre, qui a fait oublier quelques minutes chaque semaine aux Londoniens le blitz et les souffrances de la guerre, entre en correspondance avec un habitant de Guernesey par l'entremise d'un de ses anciens livres. Alors qu'elle est en panne d'inspiration, se dépêtrant tant bien que mal avec un succès retentissant mais usant, elle découvre un cercle littéraire étonnant : "le cercle des amateurs de littérature et de tourtes aux épluchures de patates de Guernesey" (je suppose que le nom complet avait du mal à tenir sur la couverture d'un livre, d'où sa légère réduction à la cuisson). A travers une correspondance dont Juliet est le centre, mais qui comporte des dizaines d'intervenants, c'est l'histoire de l'île de Guernesey pendant l'Occupation qui se dessine.
Délicieux ! Je parle du roman, moins de la tourte aux épluchures de patates, qui de l'avis même des membres du cercle littéraire était un plat de circonstance (dramatiques, les circonstances). D'abord parce qu'il mêle la littérature, l'humour et l'Histoire avec délicatesse, et que j'adore l'humour anglais quand il ne tourne pas au non-sens, que j'adore la manière de certains Anglais de truffer leurs romans de références littéraires (mais sur ce plan Jasper Fforde est imbattable), et que j'adore l'Histoire en général. Ensuite, parce que l'angle d'attaque est original à deux titres : il s'agit en effet de faire découvrir aux Anglais ce qu'ils n'ont pas connu (mais nous si...), l'Occupation des Allemands pendant la seconde guerre mondiale, sans pourtant faire passer au second plan les souffrances des bombardements subies par l'Angleterre et le rationnement ; d'autre part, de construire l'intrigue anglo-normande autour d'une absente, une figure à la fois lointaine et pourtant toujours présente.
Enfin, parce que l'Angleterre littéraire, c'est décidément très bon. Mais il faut savoir apprécier un brin de romantisme, se faire à l'idée que l'histoire se terminera par un mariage (of course), et se laisser entraîner au fil de cette correspondance tendre et chaleureuse.

samedi 3 mars 2012

Roman déjanté : Midnight examiner, de William Kotzwinkle

Dans la catégorie friandise légère, je ne saurais trop vous conseiller de jeter un oeil au très amusant et très loufoque Midnight Examiner de William Kotzwinkle ; fous rires garantis par votre serviteur. Par certains côtés, ce roman publié aux Etats-Unis à la fin des années 80 rappelle les délires (moins grinçants toutefois) d’un certain Tim Dorsey, dont je vous ai déjà longuement parlé. L’intrigue, si l’on peut dire, se déroule au sein d’une petite société new yorkaise spécialisée dans la publication de magazines bon marché aux titres tous plus racoleurs les uns que les autres (Midnight Examiner, Bottoms, Macho Man, Young nurses Romance.... que du lourd). Evidemment, on y croise toute une galerie de personnages truculents, totalement barrés, voire complètement à l’ouest, qui inventent à l’envi des articles aux sujets pour le moins improbables et à la prose discutable. Beaucoup d’humour noir, de cynisme, mais également une certaine tendresse pour ces personnages loufoques mais attachants. Un vrai cirque, mais mené à un train d’enfer. Les situations, toutes plus rocambolesques les unes que les autres, se succèdent avec un bonheur inégalé et un talent pour la farce décalée qui forcent le respect. Les Monty Python n’ont qu’à bien se tenir.

vendredi 3 février 2012

Manga de qualité : Ikigami : préavis de mort, de Motoro Mase

A titre personnel, j’avoue qu’en dépit d’efforts ponctuels mais néanmoins sincères, mes incursions dans le manga sont de plus en plus rares. La faute sans doute à la surproduction qui sévit dans la BD japonaise et qui ne laisse aucune chance au néophyte. Reste qu’au détour de mes déambulations livresques, il m’arrive encore de découvrir quelques titres absolument merveilleux (Quartier lointain, Planètes, Pluto, Monster ou bien encore Gen d’Hiroshima), qui me réconcilient indiscutablement avec le genre.

Ikigami n’est pas une nouveauté puisque la traduction française du premier tome date de 2009, entre-temps, le manga a raflé quelques récompenses franchement méritées dont le Grand Prix de l’Imaginaire 2010 et le prix spécial BD des Utopiales 2009. Le pitch est à lui seul une véritable promesse pour tout fan de science-fiction qui se respecte. Dans un Japon purement imaginaire, la société entend assurer la prospérité et inculquer à chacun la véritable valeur de la vie. Ainsi, chaque individu reçoit dès son entrée à l'école un vaccin. Une dose sur mille contient une micro-capsule mortelle, qui sera injectée de manière arbitraire à des enfants. Cette micro-capsule indétectable se déclenchera selon sa programmation entre l'âge de 18 et 24 ans, foudroyant immédiatement son porteur. Ainsi, lorsqu'un citoyen reçoit l'Ikigami, c'est qu'il ne lui reste plus que 24 heures avant de mourir, pour la plus grande gloire de la nation et de sa famille. Chaque tome de la série comporte deux histoires, soit à chaque fois deux personnes recevant l’Ikigami et dont on suivra par conséquent la dernière journée d’existence. L’un des rares personnages récurents est Kengo Fujimoto un jeune fonctionnaire du service municipal gérant et délivrant l’Ikigami, qui prendra au fil du texte de l’épaisseur et de l’importance. Dans les deux premiers tomes de la série, nous découvrons donc un jeune homme victime de harcèlement à l’école qui en profite pour régler ses comptes avec ses anciens tortionnaires (une plongée glaçante dans la tête d’un parfait psychopathe), l’amitié brisée de deux amis chanteurs/guitaristes qui espèrent percer dans le petit monde sans pitié de la musique, l’ascension difficile d’un apprenti réalisateur accro à la dope au sein d’une société de production, ainsi que l’histoire d’un jeune homme réfractaire à l’école, qui révélera des trésors de patience et de psychologie auprès de personnes âgées.

Sur le plan strictement graphique, Ikigami n’est pas une série qui se démarque particulièrement de la production standard en matière de manga, tout au plus pourra-t-on noter que le trait est très fin et un peu moins sujet à l’occidentalisation que la moyenne. On pourrait également souligner le soin qu’apporte Motoro Mase aux jeux d’ombres et de lumière, utilisant une palette assez large de niveaux de gris. C’est bien ailleurs qu’il faut chercher l’originalité d’Ikigami, notamment dans cette capacité assez rare, que l’on retrouve chez Jiro Taniguchi, de capter les émotions des personnages de manière très intense. Ikigami est indiscutablement un manga touchant, très psychologique et d’une grande profondeur thématique. L’originalité de la série tient également au fait qu’elle suit deux lignes narratives différentes. La première se situe sur le plan sociétal et politique, c’est une réflexion sur l’avenir de la société dans la plus pure tradition de la speculative fiction. La seconde est plus intimiste et s’attarde sur le destin de ces quelques personnages choisis arbitrairement pour mourir, sur leurs réactions mais également celles de leur entourage. Révolte, résignation, indignation, pétage de plombs, soumission, incrédulité, résistance... autant d’attitudes que de personnages, qui font que pour le moment la série évite l’écueil de la répétition à outrance. Reste à savoir si sur la longueur (la série compte pour le moment une dizaine de tomes), l’auteur saura suffisamment se renouveler pour le pas lasser.

lundi 30 janvier 2012

L 'Origine des espèces de Charles Darwin

Charles Darwin au Natural History Museum de Londres  

L'Origine des espèces n'est pas un livre comme les autres, au regard de la révolution qu'il a apporté dans les sciences naturelles. C'est plus qu'un pavé dans la mare, plus qu'un ouvrage fondateur. C'est une somme de toutes les recherches d'une vie au service de la science, et une avancée spectaculaire, de la part d'un savant qui n'était pourtant pas un révolutionnaire.

Au fil des six cents pages (dans l'édition électronique de l'Université du Québec à Chicoutimi, qui reprend le texte de la traduction française de 1921), Charles Darwin expose en termes simples mais rigoureux la somme de ses lectures, de ses innombrables expériences, de ses observations pour étayer solidement les deux axes de sa théorie, à savoir que les espèces évoluent, et qu'elles évoluent au moyen de la sélection naturelle, celle de la lutte pour l'existence et la reproduction.
Le livre a certainement vieilli sur le plan des connaissances scientifiques, mais pour son époque il devait représenter une synthèse exceptionnelle. Car son auteur nous plonge au cœur de tout le savoir de son époque. J'ai été frappée à la fois par l'étendue de ses références (il cite et est en relation avec un nombre impressionnant de savants de son époque), et par la diversité de ses observations, personnelles ou celles des autres. Il disserte aussi bien sur le pigeon voyageur, en allant chercher ses exemples en Inde et aux Amériques, que sur le fameux iguane des îles Galapagos, qu'il a visité durant sa jeunesse lors de son célèbre voyage sur le Beagle, ou encore sur les diverses espèces de fournis du monde, sans oublier les plantes, les graines. Son champ géographique est immense, à l'échelle de la planète.
L'origine des espèces fait la part belle à la géologie, alors naissante, et au problème du temps, crucial dans la théorie de Darwin. Ce dernier allonge considérablement le temps, passant de l'ordre des milliers à celui des millions d'années, tout en étant encore bien loin du compte.
C'est enfin un livre de combat, qui cherche à poser toutes les questions, et à apporter, sinon des réponses, du moins des hypothèses vraisemblables, et scientifiques. Pas une seule fois dans le livre Darwin ne fait appel à Dieu pour expliquer le moindre phénomène, même quand il bute sur un écueil. Et c'est peut-être en cela que ce livre est révolutionnaire : il ne fait jamais appel à une quelconque force supérieure pour expliquer une théorie, qui pourtant ne pouvait trouver son aboutissement en l'état de la science d'alors. Il avance prudemment, étaye chacun de ses propos, même les plus hardis, avec des observations, des expériences. Il est un modèle de démarche scientifique et dans une certaine manière une ode à la pluridisciplinarité, si étrange dans notre monde d'hyperspécialisation.

On connaît la postérité extraordinaire de cette théorie de l'évolution (que Darwin ne nomme jamais ainsi), mais aussi l'hostilité qu'elle rencontre encore aujourd'hui. Des centaines de scientifiques ont affiné nos connaissances sur l'évolution des espèces, aidés en cela par l'émergence de la génétique, les découvertes importantes en géologie et dans toutes les sciences naturelles, botanique et zoologie en premier lieu. Mais les esprits bornés par une lecture littérale des textes sacrés (bibliques ou islamiques) et par une foi aveugle et bien-pensante continuent à faire des ravages. Fanatisme ou paresse intellectuelle ? Un peu des deux, probablement. Il est si facile de s'en remettre à Dieu plutôt que de chercher, encore et toujours, à comprendre ce qui se passe autour de nous...
La postérité de Darwin n'est pas toutefois celle d'une science pure et humaniste : sa théorie permit également l'émergence de l'eugénisme, de triste mémoire, et des théories sociales ou raciales hiérarchisant les êtres humains. La hierarchie des races n'est pourtant pas une donnée essentielle de la théorie de Darwin (sans être totalement absente). Les extrémités où l'ont amené certains lecteurs de Darwin est un dévoiement pur et simple, car ce dernier s'efforce au fil des pages de montrer que l'hérédité se conjuge inlassablement avec les conditions du milieu pour faire évoluer les espèces.

Louons donc Charles Darwin et son insastiable curiosité, qui lui fit écrire ce grand ouvrage. C'est un des piliers de la biologie moderne, un remarquable travail de naturaliste passionné et un exemple de vulgarisation scientifique aboutie. Rien que cela justifie le triomphe qu'il connut à sa parution, et le fait de le lire encore aujourd'hui.

lundi 16 janvier 2012

Ecossais en petite forme : L'essence de l'art, de Iain M. Banks

La traduction et la publication de l’unique recueil de nouvelles de Iain M. Banks au Bélial avait de quoi séduire les amateurs de l’univers de la Culture, qui attendaient de pouvoir lire à un prix enfin raisonnable la fameuse novella “The state of art”, publiée il y a quelques années aux éditions DLM et depuis longtemps indisponible. D’autant plus que figurait au sommaire un autre texte introuvable de la Culture, publié quant à lui dans le premier numéro de la revue Galaxies (“Un cadeau de la culture”). L’ensemble avait le bon goût de proposer en outre six nouvelles inédites, dont on espérait qu’elles seraient à la hauteur de la réputation des textes précédents, ainsi qu’une préface fort bien conçue de l’excellent Arkady Knight. Hélas, autant l’avouer dès le préambule, ce recueil s’avère dans l’ensemble assez décevant et bien loin des standards de qualité auxquels nous avait habitué Iain M. Banks.

Le sommaire débute par une nouvelle de 1988, “La route des crânes” (Road of Skulls), probablement l’un des textes les plus faibles de ces miscellanées banksiennes. Le bref récit d’un trajet entre deux compères sur une route pavée de crânes, une nouvelle qui ne soulève que très modérément l’intérêt et dont la fin n’excuse rien (d’ailleurs, on a déjà lu ça quelque part). On serait bien en peine de s’enthousiasmer pour le second texte, “Un cadeau de la culture” (A gift from the Culture) tant il laisse comme un arrière-goût d’inachevé. Un ancien membre de la section contact, exilé depuis de nombreuses années sur une planète de second rang, est sommé par un groupe terroriste d’abattre le vaisseau d’un ambassadeur de la Culture avec une arme qu’il est seul à pouvoir maîtriser. Peut-on échapper à l’influence de la Culture, même lorsqu’on s’est éloigné aux confins de sa zone d’exclusivité ? Un chantage doublé d’un cas de conscience dont finalement on se fiche éperdument, mais une question que l’on retrouve souvent en filigrane des romans de Iain M. Banks. Dans sa préface Arkady Knight rappelle d’ailleurs que les héros de Banks sont très souvent des personnages en marge de la Culture. Cette problématique est d’ailleurs au coeur de la longue nouvelle “L’essence de l’art”, qui met en scène une Unité de Contact Général en charge d’une mission d’observation de la Terre. A l’issue d’un séjour de longue durée sur notre planète, l’un des membres de la section refuse de retourner sur le vaisseau de la Culture, il souhaite définitivement rester sur Terre et couper le contact avec la Culture, ce qui ne manque pas d’horrifier ses petits camarades, qui considèrent la civilisation terrienne comme violente, décadente, stupide et inconséquente. On assiste évidemment au cours du récit à une opposition de style caractérisée entre la Culture, civilisation hédoniste, tolérante, ouverte, voire anarchiste, et la Terre, dont la civilisation a pour caractéristique principale une farouche volonté d’auto-destruction. On s’en doutait, à l’issue de cette phase d’observation, la Terre est bien évidemment retoquée par la section contact et l’UCG repartira sans même se manifester auprès des autorités locales, trop occupées de toute façon à se quereller. Evidemment cette novella de plus de 150 pages occupe l’esentiel du recueil et en fait l’intérêt principal ; en dépit d’un ton un peu didactique et moralisateur (honnêtement, on a connu un Banks un peu plus fin dans son approche) on apprend énormément sur la Culture, sur ses objectifs, sur sa philosophie de vie (la scène du banquet vaut à elle seule la lecture de ce texte). Mais sur le fond, on ne peut s’empêcher d’effectuer une comparaison avec l’excellente nouvelle d’Andrew Weiner, “Devenir indigène”, pas forcément à l’avantage de Banks.

En revanche, “Descente” est très certainement la pièce maîtresse de cete poignée de nouvelles. Un texte puissant, voire presque vertigineux, dans lequel le rescapé d’un crash effectue un long périple sur une planète désertique, dans l’espoir de trouver du secours. Une marche épuisante en compagnie de sa combinaison intelligente, mais également une plongée terrifiante aux frontières de la folie. La chute de cette nouvelle est tout simplement saisissante. Des quatre textes qui restent on retiendra l’humour noir de “Curieuse jointure” une sorte de rencontre du troisième type assez cocasse et “Nettoyage”, toujours dans le registre de l’humour, mais cette fois à la manière d’un Robert Sheckley ou d’un Frederic Brown, l’absurde n’était jamais bien loin. On se permettra d’être plus circonspect en ce qui concerne “Eclat”, un pur exercice de style, une expérimentation d’écriture qui peut impressionner mais dont au final on sort assez dubtitatif, ainsi qu’en ce qui concerne “Fragment”, qui contient des éléments intéressants sur le thème de la raison contre la foi et une chute assez bien trouvée. Pas de quoi fouetter un chat néanmoins.

Au final, L’essence de l’art fait l’effet d’une douche froide, sans doute parcequ’on attendait beaucoup trop du Banks nouvelliste et qu’à l’issue de cette lecture l’auteur écossais apparaît bien plus convaincant sur la forme longue. Faut-il pour autant se priver des quelques textes excellents qui parsèment ce recueil sous prétexte que l’ensemble apparaît moyen ? Si vous êtes fan de la Culture et que vous attendiez comme le messie la réédition de “The state of art”, vous avez sans doute déjà craqué. Dans le cas contraire, seul “Descente” fait figure de texte incontournable, vous êtes désormais prévenu.

jeudi 12 janvier 2012

Roman narcissique : Lunar Park de Bret Easton Ellis

Sixième roman de l’Américain Bret Easton Ellis, Lunar Park est un livre étrange, qui mêle fiction et éléments biographiques avec une réussite qui ne cesse de troubler le lecteur. L’auteur joue sans cesse sur la perception de la réalité, glissant de la fiction au réel avec une aisance surprenante et entremêlant en outre son récit d’éléments purement fantastiques ; ce n’est pas tout à fait nouveau chez Ellis, qui dans American Psycho avait habilement et discrètement suggéré l’idée que son héros était victime d’hallucinations, mais cette fois on nage en plein délire, sans jamais vraiment savoir si Ellis joue délibérément la carte fantastique ou bien si son héros est simplement victime d’effets psychotropes liés à l’usage de drogues. Le roman démarre donc sur un faux rythme, une sorte d’avant-propos qui induit le lecteur en erreur et lui fait croire qu’Ellis est parti pour évoquer ses déboires d’auteur à succès, suite à la polémique gigantesque qui suivit la publication d’American Psycho. Alcool, drogues, surmenage, argent facile et crise d’identité, Ellis semble parti pour nous pondre un joli roman d’autofiction autour de sa relation de couple ratée avec l’actrice à succès Jayne Dennis, avec laquelle il eut un enfant. Sauf que Jayne Dennis n’a jamais existé et que Bret Easton Ellis n’a jamais été marié. Tout était donc faux ? Hélas, les choses ne sont pas aussi simples.

Reprenons, Bret Easton Ellis est un auteur américain célèbre et riche, qui a du mal à gérer son succès. Il tombe dans le piège du starsystème, de l’argent facile et de la cocaïne, fout en l’air sa relation avec l’actrice Jayne Dennis, qui donne par la suite naissance à un garçon dont il refuse de reconnaître la paternité. Après quelques années d’errance et de surmenage, Ellis renoue avec Jayne, qui entre temps a donné naissance à un autre enfant (une petite fille dont Ellis n’est pas le père). Ils emménagent ensemble dans une villa cossue d’une riche banlieue new yorkaise et décident de fonder une vraie famille, sur de nouvelles bases. Durant les premiers mois, Bret tient le coup, il lâche la dope, cesse de boire, accepte un boulot d’enseignant à l’université et fait mine de prendre goût à la vie de famille. Mais imperceptiblement les choses se dégradent, la relation qu’il doit construire avec son fils reste au point mort (un adolescent amorphe, bourré de pilules magiques censées réguler humeur et autres troubles du comportement), son couple ne fonctionne pas et Bret est sujet à des hallucinations étranges, comme si le fantôme de son père venait le hanter. Et puis il y a ces affaires de disparition d’adolescents. Des garçons issus de riches familles, qui disparaissent régulièrement sans que jamais les corps ne soient retrouvés. A la maison tout part en vrille, Bret ne contrôle plus rien et sombre à nouveau dans la drogue et l’alcool. Hier à l’occasion d’une fête il a cru apercevoir Patrick Bateman, le personnage central d’American Psycho.

Roman de la maturité ou de la crise de la quarantaine, Lunar Park fait d’une certaine manière figure de chant du cygne pour la génération X, qui cède le pas à une génération Y toujours aussi paumée et en mal de repères, mais qui souffre désormais en réseau. On y assiste stupéfait à la décomposition de la famille américaine : spirale infernale de la consommation pour pallier un déficit relationnel chronique, renfermement des adolescents dans un mutisme générationnel, négation de l’enfance (dans le sens où les enfants sont considérés comme des adultes en miniature), solitude de chaque individu isolé dans sa propre bulle (psychologique et médicamenteuse). Une angoisse sourde et diffuse traverse intégralement le roman, une angoisse parentale à laquelle celle des enfants fait écho et que l’on traite à coup de ritaline et d’anxiolytique.

Mais Lunar Park est aussi une habile variation sur le thème de l’écrivain en crise et une véritable catharsis pour Bret Easton Ellis, dont les angoisses transparaissent à travers la figure du père, qui hantait en grande partie ses romans précédents, notamment American Psycho (dans le roman Ellis avoue que c’est son propre père qui lui a inspiré le personnage de Patrick Bateman) et Moins que zéro. Reste que si sur le fond le roman est plutôt riche, sur la forme on reste un peu plus circonspect, le style est minimaliste, voire inexistant et si la construction est efficace, sa répétitivité finit quelque peu par lasser sur la fin. Au bout de 450 pages, on est bien content de voir arriver le dénouement.

vendredi 6 janvier 2012

chronique sociale sensible : Marzi, de Sylvain Savoia & Marzena Sowa

Dans les années 1980, Marzi est une petite gamine espiègle qui vit dans la banlieue de Cracovie. Elle vit la vie quotidienne des enfants d'ouvriers Polonais, tire les sonnettes dans son immeuble, fait la queue devant les magasins dès qu'un arrivage est annoncé, part le week-end dans le jardin familial pour faire pousser les légumes qui améliorent l'ordinaire, goûte aux joies de la campagne chez sa grand-mère, bref fait de son quotidien une aventure joyeuse.
A travers ses yeux d'enfant, on découvre la Pologne communiste, faite de pénuries, de religiosité, de débrouille, d'inégalités, de tendresse... On y voit aussi en filigrane, la grande histoire se dessiner : l'explosion de Tchernobyl, l'état de siège, la visite retentissante d'un certain jean-Paul II, enfant du pays, les premières grèves, les premières arrestations...
Marzi est heureuse, malheureuse, fait des bêtises, attendrit son père, agace sa mère, joue au Pape, fait sa communion, s'interroge sur Dieu, fait ses devoirs, gave un cochon d'Inde... Tout cela est raconté avec un bonheur d'enfant, parfois naïf, parfois cruel, jamais méchant, et ces petites pépites sont dessinées simplement, à la manière des strips : quatre cases par page, dans les tons marrons orangés, ligne claire. Des tronches parfois à mourir de rire ! Et des personnages qu'on a rencontré dans la Pologne d'après, telle la guide touristique insupportable (si, si à Vilanow, pour les connaisseurs...). Bref un monde à hauteur d'une enfant qui ne se laisse pas démonter, mais qui a du mal à comprendre tout ce qui se passe autour d'elle.
Des souvenirs d'enfance de Marzi, alias Marzena Sowa, Sylvain Savoia a tiré une chronique dessinée douce-amère, amusante, et qui retrace l'ambiance polonaise d'avant la chute du mur, telle que mon ami Adam a pu me la décrire. C'est un témoignage juste, dont la gravité est habillée de facécie. Un roman graphique à mettre entre toutes les mains.

PS à certaine Picarde de ma connaissance. As-tu remarqué qu'il y avait un deuxième tome?...

Chronique sociale subtile : Les péchés de nos pères, de Lewis Shiner

Au milieu des années 80, Lewis Shiner était un auteur en vue dans le milieu de la SF. Ses nouvelles se vendaient bien et ses liens avec le mouvement cyberpunk promettaient d’en faire la coqueluche du fandom, à défaut de l’être auprès du grand public. Puis ce fut la chute irrémédiable, lâché par son éditeur de l’époque (Bantam) qui finalement refusa de publier son deuxième roman, En des cités désertes (1988), le contrat de Lewis Shiner fut ensuite transféré chez Doubleday, qui préférait nettement bichonner le poulain fétiche de la maison, un certain John Grisham. Lewis Shiner sombra plus ou moins dans la dépression et l’alcool, changea de voie en se consacrant aux scénarios de comics puis revint finalement au roman en 1991 avec le sublime Glimpses (Fugues), un roman sur la crise de la quarantaine sur fond de voyage au coeur de la musique des années soixante. Carton critique (Fugues reçut le World Fantasy Award), le roman fut surtout un flop auprès du public, aux Etats-Unis comme en France (tout comme le fut Slam, son troisième roman). Difficile d’expliquer un tel écart entre les éloges dithyrambiques des critiques et l’anonymat profond dans lequel reste cantonné Lewis Shiner depuis vingt ans, sans doute peut-on l’expliquer par le positionnement très singulier de l’auteur, trop marqué SF pour séduire le grand public, mais en même temps trop peu soucieux des frontières de genres pour séduire le lectorat de SF pure et dure. En résumant rapidement la situation, Lewis Shiner apparaît comme un auteur de grande qualité, mais invendable car difficile à étiqueter. On croyait Lewis Shiner perdu pour la cause, l’homme avait déménagé en Caroline du Nord et avait repris une activité professionnelle plus classique, mais c’était sans compter sur la ténacité de l’auteur américain, qui en 1999 revient par la petite porte avec Say Goodbye (non traduit à ce jour) et surtout en 2008 avec Black and White (Les péchés de nos pères), une énorme chronique sociale, qui se déroule dans sa ville de Durham. Adoubé par James Ellroy himself, qui ne tarit pas d’éloges, Les péchés de nos pères fut élu meilleur roman de l’année par le Los Angeles Times.

Michael Cooper, dessinateur de BD plutôt en vue, quitte le Texas pour se rendre au chevet de son père, en phase terminale d’un cancer des poumons. Ce dernier a souhaité retourner à Durham (Caroline du Nord), la ville de sa jeunesse, pour y passer les derniers moments de sa vie. Ces instants douloureux marquent également l’apogée des sentiments étranges que Michael ressent depuis l’enfance au sujet de ses parents, une froide distance qui les sépare et qui cache selon lui un lourd secret. Ce non-dit se fait de plus en plus pesant et la proximité de la mort ne libère ni le père ni le fils. Etrange également cette volonté de revenir à Durham, une ville dans laquelle son père a joué un rôle important au début de sa carrière d’ingénieur autoroutier, puis qu’il a fuit sans véritable raison apparente. Michael entreprend alors de contacter des membres éloignés de sa famille et d’anciens collègues de son père, en espérant collecter suffisamment d’informations pour reconstruire cet obscur puzzle. Tout semble en réalité lié à la destruction dans les années soixante d’Hayti, le quartier noir de Durham, à l’occasion d’un vaste plan d’urbanisation et de réhabilitation qui n’était en réalité qu’une mascarade destinée à chasser la communauté noire de la ville, dans une région où le racisme était encore bien implanté et la ségrégation une réalité de tous les jours. Sur fond de guerre plus ou moins larvée entre communautés, Michael reconstruit le passé de Durham jusqu’au jour où l’un des anciens collègues de son père lui confie l’une des clés du mystère ; le corps d’un membre important de la communauté noire, un leader de la lutte pour les droits civiques à Durham, aurait été enfoui sous plusieurs mètres cubes de béton, alors que l’entreprise du père de Michael avait en charge la construction de l’autoroute. Avec cette découverte, il lève un coin du voile sur le passé de son père, mais également sur celui d’une ville qui depuis trente-cinq ans n’a jamais réussi à résoudre les tensions engendrées par cette période trouble.

Alors que les précédents romans de Lewis Shiner gardaient un lien, certes ténu, avec les littératures de l’imaginaire, Les péchés de nos pères rompt définitivement avec toute argumentation fantastique ou SF, il s’agit d’une solide chronique sociale construite comme un thriller, au travers de laquelle transparaissent à nouveau les thématiques chères à l’auteur (le rôle du père, le poids du passé, la crise identitaire, la musique....). C’est un roman relativement classique sur la forme, mais extrêmement bien construit, admirablement écrit, subtil et émouvant. Comme toujours chez Shiner, les personnages ont une incroyable épaisseur et par leur regard intérieur, leurs sentiments et leurs souvenirs c’est toute l’Amérique des années soixante qu’il convoque avec un réalisme saisissant. Le plus admirable est sa capacité à nous faire toucher du doigt cette marche de l’histoire coupée dans son élan, cette révolution avortée qui aurait permis à toute une communauté de sortir enfin de la misère et d’accéder aux mêmes droits que les blancs, mais qui au final n’a guère changé que les apparences. En filigrane apparaissent d’autres thématiques, en particulier toute une conception du couple et de la famille américaine, le poids des conventions sociales, la nécessité d’échapper au carcan imposé par l’american way of life et sa quincaillerie habituelle (couple bien sous tous rapports, petit pavillon de banlieue à la pelouse bien tondue, automobile lustrée de près, dernier modèle évidemment...). Le père de Michael symbolise assez bien ce mâle américain pris entre deux feux, celui contraint d’accepter les règles pour avancer dans la hiérarchie sociale et professionnelle, et celui qui tente d’échapper à ce cadre insupportablement contraignant en bafouant la bonne morale et toutes les conventions établies (offense suprême le père de Michael apprécie le jazz, fréquente les boites de danse noires et se laisse même séduire par une jeune métisse). Mais comme la marche vers les droits civiques, irrémédiablement entravée avant d’arriver à son dénouement, la révolte silencieuse de cet homme avortera finalement et tel un bon Américain il retournera sagement dans ses pénates, brisé à jamais.

Dernier thème et non des moindres, Shiner dresse un portrait impitoyable des élites américaines, politiques mais également économiques. Personnel politique corrompu et subordonné à des intérêts privés, décideurs impitoyables et cyniques, entrepreneurs verreux, clientélisme, le tout sur fond de racisme latent et de misérabilisme outrancier (il est vrai que le portrait concerne un état du sud des Etats-Unis et ne s’applique pas forcément à l’ensemble du pays). Contre toute attente, le roman se termine sur une note assez positive, mais on pardonnera la fin relativement facile et un peu trop riche en rebondissements tant l’ensemble du roman de Lewis Shiner paraît solide et convaincant.

samedi 17 décembre 2011

Fantasy naturaliste : Wastburg, de Cédric Ferrand


Dans la masse informe et parfois insipide de la production hautement calibrée de fantasy, émergent parfois quelques perles, de petits bijoux écrits avec amour et talent, qui font la nique aux auteurs anglo-saxons. Car sans aller jusqu’à cautionner les propos de l’éditeur, pour qui se dessine déjà une école de la “crapule fantasy”, il faut bien avouer que semblent émerger en France quelques voix nouvelles, qui osent mettre au placard la quincaillerie habituelle de la fantasy, pour nous entraîner dans des univers nettement moins épiques mais hautement plus jouissifs. Une littérature moins ancrée dans le merveilleux, plus réaliste pourrait-on dire (même si le terme paraît impropre), mais également plus exigeante sur la forme comme sur le fond. Avec Wastburg, Cédric Ferrand (autre transfuge du jeu de rôles) apporte une nouvelle pierre à l’édifice, et c’est à nouveau aux éditions Les moutons électriques que nous devons ce petit miracle.

Cité-état posée comme une verrue à l’embouchure du fleuve Puerk et coincée entre deux royaumes (le Waelmstat et la Loritanie), Wastburg est une bourgade crasseuse mais prospère. Sa raison d’être est le commerce, mais l’argent surtout est son moteur. Wastburg, c’est un peu Lankhmar, en plus sale et en plus corrompue, une cité faite de bric et de broc, à la fois travailleuse et un peu voleuse. Les gredins de la pire espèce hantent ses rues la nuit venue, pendant que les hommes de la garde ferment les yeux ou touchent quelque pot de vin pour arrondir une solde un peu maigrelette. Mais les puissants ne sont pas en reste et la racaille pullule également dans les bâtisses cossues des beaux quartiers, détournant l’impôt, instaurant de nouvelles taxes pour masquer les déficits. La cité est gouvernée depuis des décennies par le burgmaester, un personnage emblématique que plus personne n’a vu depuis des lustres, mais dont le pouvoir étend ses ramifications à travers toute la ville. L’homme est habile et maintient savamment l’équilibre social précaire de la cité, partagée entre Loritains, citoyens souvent modestes, et Waelmiens, plus aisés et détenant l’essentiel des postes clés. Les différences culturelles, mais également l’antagonisme, entre les deux communautés sont palpables et les puissants exploitent constamment ce bellicisme latent dans le but de détourner l’attention et masquer ainsi plus facilement leurs agissements (corruption, détournements de fonds, enrichissements crapuleux...).

Elément central du roman, Wastburg est un personnage à part entière, une entité vivante dont au fil du texte on perçoit le rythme, la respiration et les humeurs. Le roman est en réalité découpé en de multiples saynètes mettant en scène des Wastburgiens d’origines différentes (gardes, geôliers, artisans, voleurs, débardeurs, mercenaires ou bien encore prévost) et dont on suit quelques pages durant les tribulations. Ces tranches de vie sont en réalité l’occasion de découvrir les multiples facettes de la ville, son architecture, son organisation sociale ou bien encore ses traditions. En filigrane on perçoit un fil directeur, une trame obscure et éminemment politique. Quelques zones d’ombre persistent évidemment, et c’est là tout l’intérêt du roman de ne pas être toujours trop explicite et de laisser le lecteur progressivement recoller les morceaux de ce puzzle dont il espère découvrir le sens. Les amateurs d’intrigues resserrées, d’aventures épiques pleines de rebondissements et de morceaux de bravoure en seront pour leurs frais, car ils ne trouveront rien de tout cela dans Wastburg, qui se veut un roman empreint de réalisme, centré sur le quotidien de gens modestes dont les finalités sont souvent terre à terre. Wastburg est un roman sur les petites gens, les oubliés de la fantasy épique, ceux qui n’ont rien, ceux qui tous les jours doivent trimer, voler ou bien encore rouler dans la farine d’autres hères encore plus mal en point qu’eux pour trouver leur pitance. En poussant quelque peu le trait, on pourrait considérer que Cédric Ferrand a donné naissance à l’un des premier romans de fantasy naturaliste. Le style et l’écriture sont également partie prenante de cette ambition littéraire, l’auteur ayant choisi un langage populo voire argotique, qui accorde encore davantage de crédit à ses personnages et contribue à plonger le lecteur immédiatement dans l’ambiance crapuleuse et mal famée de Wastburg.

Si vous en aviez marre de la fantasy calibrée écrite au kilomètre, si les quêtes emplies de trolls, de nains, d’elfes et de guerriers atteints de beaugossitude vous hérissaient le poil, vous savez désormais qu’il ne s’agit plus d’une fatalité et qu’à l’instar d’un Jean-Philippe Jaworski ou d’un Laurent Kloetzer (mais on pourrait également rapprocher ce roman d’un certain Aquaforte, de K.J. Bishop), une autre fantasy est possible, plus littéraire, plus ambitieuse, moins stéréotypée. Une approche plus mature qui hélas risque de se retrouver bien esseulée face aux tombereaux de romans de fantasy médiocres qui sont déversés chaque mois sur les étals des librairies.