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vendredi 3 août 2012

Chronique sociale texane version 2 : Texasville, de Laryy McMurtry

Parce que c’est l’été et qu’une immense flemme me paralyse le poignet, mais aussi parce que j’ai déjà abondamment loué les qualités de Larry Mc Murtry, je me contenterai cette fois d’un billet à teneur allégée en matière grasse et donc foncièrement plus court. Texasville est la suite directe de La dernière séance, les principaux protagonistes ont vieilli puisque l’action se déroule une trentaine d’années plus tard. Autre différence, alors que La dernière séance était plutôt centré sur le personnage de Sonny, Texasville offre un contrepoint intéressant en la personne de Duane, son ancien meilleur ami. Duane a fait fortune à l’occasion du boom pétrolier texan avant de se retrouver quasiment ruiné à l’issue du second choc pétrolier et le moins que l’on puisse dire c’est que sa vie est loin d’être un long fleuve tranquille. Son entreprise est quasiment en faillite, sa femme multiplie ouvertement les aventures, son fils aîné est devenu dealer, sa fille cadette est émotionnellement instable et les deux derniers, des jumeaux qui entrent tout juste dans leur phase adolescents pénibles, prennent un malin plaisir à le faire tourner en bourrique. Le pitch du roman (la préparation du centenaire de la ville) est bien évidemment un prétexte pour Larry McMurtry, qui s’offre le luxe une nouvelle fois d’examiner à la loupe la petite communauté un brin loufoque de Thalia. Autres temps autres moeurs pourrait-on avancer facilement, mais il est évident que Texasville prend une dimension sociologique accrue si l’on a lu le précédent roman, qui se déroulait à la fin des années cinquante. La société a depuis très largement évolué et le contraste est tout à fait saisissant, voire amusant, d’autant plus que l’auteur a choisi une perspective un peu plus rocambolesque, forçant légèrement le trait dans le registre tragi-comique pour mieux épingler les travers d’une Amérique en perte de repères. Il y a cependant un élément qui n’a guère évolué : quasiment tout tourne autour du sexe et les histoires de coucheries et de tromperies occupent une bonne partie du texte, sans pour autant tomber dans le graveleux ou le soap opera du calibre de Dallas. Mc Murtry est bien plus fin dans sa description des moeurs un peu légères de ces texans des plaines. Le regard qu’il porte sur la famille américaine est sans concession, mais empreint d’une certaine tendresse. Dommage que le roman soit inutilement long, Texasville aurait gagné en puissance et en efficacité s’il avait été légèrement condensé.

samedi 21 juillet 2012

Chronique sociale texane : La dernière séance, de Larry McMurtry

Discrètement mais sûrement, les éditions Gallmeister, créées en 2006 par Oliver Gallmeister et Philippe Beyvin, se font une place dans le secteur de l’édition. Spécialisés dans la littérature américaine leur credo est simple : publier les livres qu’ils voulaient lire et qu’ils ne trouvaient pas en France. Et lorsqu’on jette un coup d’oeil sur leur catalogue, le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils sont en train de réaliser tout simplement un sans-faute ; rares sont les éditeurs à pouvoir se targuer d’afficher un tel niveau de qualité, d’autant plus que l’objet livre et les traductions bénéficient également de beaucoup de soin. On sent la passion qui a oeuvré derrière les choix éditoriaux, nulle place au hasard, nulle tentative de réaliser le “coup” parfait en misant à tout prix sur des locomotives ou des best sellers, Gallmeister publie une littérature qui s’inscrit avant tout dans la durée, dans une perspective quasiment patrimoniale. De la collection Rivages/noir, un journaliste avait affirmé il y a quelques années qu’elle était la pléïade du polar, nul doute que la même comparaison élogieuse s’applique à Gallmeister en ce qui concerne la littérature américaine. L’éditeur propose actuellement quatre grandes collections. “Nature writing” est consacrée à la littérature de la nature et des grands espaces, “Americana” est centrée sur la littérature urbaine ou héritière de la contre-culture américaine, “Noire” est comme son nom l’indique consacrée au polar et la collection “Totem” correspond à du semi-poche. C’est d’ailleurs dans cette collection que l’on retrouve les trois grands romans de Larry McMurtry actuellement traduits en France (La dernière séance, Texas ville et Lonesome Dove). L’auteur américain avait déjà bénéficié d’une diffusion en France, la première traduction datant du début des années 1980, mais le romancier était progressivement retombé dans l’oubli malgré le prestige dont il a été auréolé au cours de sa carrière (le prix Pulitzer pour son roman Lonesome Dove et un oscar pour le scénario du film Le secret de Brokeback Mountain). On ne peut que souligner toute la pertinence de l’éditeur d’avoir donné une nouvelle visibilité à un écrivain de cette envergure.

La dernière séance se déroule comme la plupart des romans de McMurtry au Texas, plus précisément dans la petite ville de Thalia au début des années cinquante. Il s’agit d’une chronique sociale tout en finesse, qui se lit d’une traite et manie avec à peu près autant de bonheur l’humour et la satire, sans dénier pour autant une certaine gravité. Thalia est un modeste bourg de quelques milliers d’habitants, une ville qui vit de l’élevage bovin et du pétrole. On s’y ennuie ferme et les perspectives y sont pour le moins limitées. Le moindre potin y est traqué avec avidité et il n’y a guère que l’équipe de foot du lycée qui rythme un tant soit peu le calendrier local. Sonny et Duane terminent leur scolarité à Thalia et leur maigre prestige repose sur leurs talents discutables de footballeurs ; les deux garçons sont depuis peu autonomes et louent chacun une chambre dans la même pension de famille, qu’ils financent difficilement en travaillant le soir ou le samedi dans les champs de pétrole ou comme livreur de gaz. Lorsqu’ils n’ont pas entraînement ou ne travaillent pas, ils se retrouvent au café ou au billard, attendant avec impatience le jour de paye pour emmener leurs petites amies respectives au cinéma. L’occasion de se livrer à de longs baisers langoureux dans le noir ou à de brèves séances de pelotage sur la banquette d’une voiture. Duane est le plus veinard des deux puisqu’il a la chance de sortir avec la plus jolie fille du coin, la magnifique mais très superficielle Jacy, fille d’un riche magnat de pétrole, alors que Sonny se contente de la boulotte et tout aussi creuse Charlene.
McMurtry aurait pu s’en tenir là et nous livrer une énième variation sur une jeunesse américaine terrassée par l’ennui qui tente désespérément de s’affranchir du carcan insupportable maintenu par une société réactionnaire, pudibonde et franchement rétrograde. Une sorte d’American Graffiti version texane sans les courses de bagnoles. Mais on est finalement assez loin du film de George Lucas, La dernière séance est bien plus fin et surtout moins prude. Durant quelques chapitres on se prend même à en avoir un peu assez de toutes ces considérations sur le sexe débitées par des adolescents à peu près aussi stimulants intellectuellement qu’un groupe de supporters de foot à l’heure de l’apéro. Mais finalement toute l’intelligence de McMurtry et d’apporter également un point de vue adulte et de camper des personnages secondaires franchement passionnants, que ce soit Lois (la mère de l’insupportable Jacy), superbe femme minée par l’alcool et l’ennui qui dégage un profond désespoir tout autant qu’elle fait preuve d’une incroyable lucidité (la lucidité des alcooliques déçus par la vie) ou la très touchante Ruth, la femme effacée de l’entraîneur de l’équipe de foot, tellement dominée par la personnalité brutale de son mari. McMurtry a un talent fou pour esquisser le portrait d’un personnage et lui conférer en quelques mots une incroyable épaisseur. Ce qui est le plus étonnant c’est que même les personnages les plus antipathiques sont toujours extrêmement nuancés, on est très loin d’avoir affaire à un roman manichéen. D’un point de vue sociologique on se situe à une période charnière, en apparence la vie est toujours dictée et réglementée par des conventions et une morale empreintes de valeurs judéo-chrétiennes, mais le vernis craquelle de partout et ce que la morale réprouve chacun commence à le pratiquer de son côté. Même si le pacte social tient bon, jusqu’où résistera-t-il avant de voler en éclat. La réponse n’est pas dans La dernière séance, mais très probablement dans sa suite, Texas Ville, qui se déroule une trentaine d’années plus tard, toujours à Thalia et en présence des mêmes protagonistes. Superbement écrit et non moins bien traduit, La dernière séance est un roman d’une justesse incroyable, à la fois émouvant et drôle, qui propose une vision étonnante de l’Amérique profonde alors que le pays est sur le point de subir une importante mutation sociale et culturelle. Sous couvert de parler du passage de l’adolescence à l’âge adulte, Larry McMurtry se permet en outre de traiter avec brio de la crise de la quarantaine en nous livrant en quelque sorte un roman transgénérationnel. Incontournable !

jeudi 12 juillet 2012

Roman Hard Rock : Armageddon rag, de George R.R. Martin

Parce qu’ils ont longtemps été des symboles de la contre-culture, le rock et les littératures de l’imaginaire font depuis longtemps bon ménage. En témoignent des livres aussi réussis que Fugues de Lewis Shiner, Rock Machine de Norman Spinrad ou bien encore Le temps du twist de Joël Houssin. A noter que l’inverse est également vrai et nombre de groupes se sont inspirés de la fantasy, du fantastique ou de la science-fiction pour nourrir leur imaginaire créatif, que ce soit musicalement ou esthétiquement. On pense évidemment à la scène métal, notamment aux clins d’oeil appuyés de Rhapsody, de Manowar ou de Blind Guardian (la liste est évidemment non exhaustive) à l’univers de la fantasy ou bien encore au fameux Eddie, mascotte terrifiante du groupe Iron Maiden ; mais le phénomène est finalement loin d’être nouveau ou isolé et le sujet mériterait à lui seul un article complet, ce qui n’est évidemment pas l’objectif de ce modeste papier. Ecrit en 1983 et traduit une première fois en 1985 dans notre joyeuse comtée, la réédition (avec une nouvelle traduction) d’Armageddon Rag surfe sur le succès de George R.R. Martin en librairie et à la télévision grâce au Trône de fer ; série qui fait aujourd’hui de l’auteur américain l’un des portes étendard de la fantasy et fatalement l’un des héritiers du maître du genre : J.R.R. Tolkien (bien que les similitudes des oeuvres respectives de chacun soient finalement très très minces). Si l’association entre l’univers de Tolkien et le hard rock relève aujourd’hui du cliché et du marketing, elle n’était qu'embryonnaire au début des années quatre-vingt, à défaut d’être totalement underground, et Martin n’était qu’un jeune auteur en devenir, on lui pardonnera par conséquent cette facilité.

Donc Armageddon rag est un thriller se déroulant dans le milieu de la musique au début des années quatre-vingt. Sander Blair est un ancien journaliste musical, un vieux de la vieille, un radical qui ne jure que par le rock pur et dur, qui glorifie woodstock et crache sur la vague disco des années soixante dix ou le hard FM des années quatre vingt. Dix ans après avoir claqué la porte du magazine qu’il avait créé (le Hedgehog), pour cause de divergence de point de vue avec son associé, le brave Sandy se retrouve à la case départ, sa carrière d’écrivain n’a jamais vraiment décollé et chaque nouveau roman obtient moins de succès que le précédent. Sa vie sentimentale est en berne et le manuscrit de son prochain livre est bloqué à la page trente sept depuis des mois. Aussi lorsqu’on lui propose d’écrire un article sur le meurtre sanglant de l’ancien manager des Nazguls, un groupe mythique dont l’ascension fulgurante fut stoppée net par l’assassinat sur scène du chanteur dix ans plus tôt, Sandy ne se fait guère prier et part mener sa petite enquête, bien décidé à interviewer les trois derniers membres des Nazguls encore en vie. L’enquête est rapidement émaillée d’éléments surnaturels, voire paranormaux, sur fond de crime de sang et de flashbacks vers un passé révolu mais pourtant omniprésent, comme si les événements étaient fatalement amenés à se répéter.

Sur le plan strictement formel le roman est un peu décevant, si Martin prouve qu’il est déjà un écrivain confirmé, sa copie ressemble furieusement à une adaptation stricte et sans relief des techniques de narration issues des ateliers d’écriture chers aux auteurs américains. Certes, le rythme est relativement prenant et l’intrigue se tient, même si elle suscite parfois l’interrogation voire le scepticisme du lecteur, mais dans l’ensemble tout cela est sans surprise et sans génie. Une belle mécanique qui ronronne, mais dont on aimerait qu’elle s’emballe davantage. Musicalement ce n’est pas forcément plus convaincant ; les nostalgiques du bon vieux rock des années soixante seront à la fête, mais les autres seront intimement convaincus que le bonhomme a décidément des oeillères bien opaques sur les yeux, comme si la fureur et la folie créatrice du rock n’avaient jamais eu d’équivalent dans l’histoire de la musique. L’authenticité n’est pas l’apanage des groupes de cette époque, sans compter que Martin a une vision très parcellaire de l’histoire de la musique, il reste centré sur les USA et oublie l’apport majeur du british boom blues et du rock britannique de manière générale (les précurseurs du hard rock sont Anglais, quoi qu’on en dise), sans compter les piques envoyées aux amateurs de musique afro-américaine, un comble ! Que reste-t-il finalement à Armageddon Rag pour sortir son épingle du jeu ? Les personnages aimerait-on pouvoir dire, car s’ils sont stéréotypés et bourrés de clichés, la confrontation entre Sandy et son passé donne lieu à d’intéressantes mises en perspectives. Lui, l’irréductible rocker, le puriste toujours fidèle aux idéaux contre-révolutionnaires des sixties est amené à côtoyer à nouveau ses anciens camarades, et c’est toute l’évolution de la société américaine qui se révèle : la fin des idéaux révolutionnaires, le retour dans le rang de cette jeunesse indisciplinée et la victoire définitive du capitalisme et de la société de consommation. Martin sur ce point a vu juste et se montre particulièrement perspicace dans son analyse de l’état de la société à l’orée des années quatre-vingt, dommage qu’il tourne quelque peu en dérision les seuls personnages restés fidèles à leurs idéaux (Bambi, l’hippie has been, ou bien encore Ananda, la révolutionnaire enragée). A ce titre, le dernier chapitre, voire les deux derniers, apparaissent comme particulièrement mal venus et maladroits. Restent les bons moments du roman, ceux où Martin parle vraiment de musique et oublie pour un temps son intrigue bancale, des instants de pur lyrisme où l’on touche du doigt l’oeuvre d’un groupe qui n’a pas existé et qui pourtant n’a jamais eu autant de substance. De quoi avoir envie de poser  Music to Wake the Dead  sur la platine et de faire péter les watts à s’en déchirer les tympans et ça c’est vraiment très fort.

lundi 25 juin 2012

BD Blues : Lomax, collecteurs de folk songs, de Frantz Duchazeau

Depuis quelques années, le travail de Frantz Duchazeau semble particulièrement inspiré par la musique et par l’histoire du sud des Etats-Unis. Après Le rêve de Meteor Slim, magnifique hommage au blues des années trente, et Les jumeaux de Conoco Station, directement ancré dans le rock n’roll des fifties, le dessinateur et scénariste replonge à nouveau dans les racines de la musique afro-américaine, avec un album consacré à John et Alan Lomax. Le père et le fils Lomax ont joué un rôle fondamental dans l’histoire de la musique américaine grâce à leur travail de collecte et de préservation du patrimoine musical (dans les répertoires folk et blues essentiellement) pour le bénéfice de la bibliothèque du Congrès (l’équivalent de notre BNF pour les Etats-Unis). L’apport des deux musicologues américains est tout simplement inestimable et leur rôle dans l’histoire de la musique n’a pas d’équivalent, durant près de dix ans ils contribuèrent à l’enrichissement des collections de l’Archive of American Folk Song, avant qu’Alan reprenne seul le travail de son père. On leur doit une quantité inestimable d’enregistrements d’artistes afro-américains, que l’on retrouve encore couramment sur les compilations de standards du blues. Ces enregistrements font certes le bonheur des labels peu scrupuleux, qui rééditent à peu de frais ces chansons fondatrices et fondamentales du blues, mais il faut bien comprendre que sans le travail de collecte et d’archivage de John et Alan Lomax, tout un pan de la musique afro-américaine, celle-là même qui constitue les racines originelles du rock, de la soul et du hip-hop, serait tout simplement perdu. Plus que cela, grâce à leur travail de terrain, certains bluesmen sont sortis de l’ombre, tel Leadbelly pour qui Alan Lomax jouera le rôle de producteur ou bien encore Muddy Waters, qu’Alan réussit à convaincre de son potentiel musical et commercial.
  On mesure assez mal, à moins de connaître dans le détail la vie des deux musicologues, la difficulté du travail qu’ils entreprirent dans le courant des années trente. Le blues est alors une musique de ghetto, circonscrite aux états de la région du delta. Cette région, qui ne correspond pas géographiquement au delta du Mississippi n’a pas davantage de réalité administrative, c’est une aire culturelle à cheval sur plusieurs états et qui s’étend de Memphis (Tennessee) au Nord, jusqu’à Vicksburg (Mississippi) au sud, elle est encadrée par le fleuve Mississippi à l’ouest et la Yazoo river à l’est. Le delta représente le sud profond des Etats-Unis, un territoire profondément marqué par la guerre de sécession et encore régi par les lois Jim Crow. C’est une région de plantations de coton où l’esclavage, s’il a disparu officiellement, marque de son empreinte les relations sociales, politiques et économiques ; l’industrie y est marginale et la mécanisation de l’agriculture, alliée à la crise économique, pousse dès les années trente la communauté noire à émigrer vers le nord, en particulier à Chicago et dans une moindre mesure à Saint Louis et Detroit. La plupart de ces migrants emprunteront la route 61, reliant la Nouvelle Orléans à Chicago, ce qui explique le caractère encore mythique de cet itinéraire pour les amateurs de blues.

Mais nous n’en sommes pas encore là. Frantz Duchazeau s’intéresse à la première campagne de collecte des Lomax (1933). John a déjà dépassé la soixantaine et son fils Alan est alors tout juste âgé de 18 ans, au volant de leur voiture ils sillonnent les routes du sud et enregistrent sur des cylindres de cire les chansons traditionnelles interprétées par les bluesmen locaux. Ils se heurtent ainsi très rapidement à l’hostilité des blancs, qui voient d’un sale oeil deux étrangers troubler l’ordre public, c’est à dire accorder un peu d’attention et de respect à des noirs, ou à la peur de ces derniers, tétanisés par la démarche des deux musicologues. Mais en dépit des difficultés, leur patience et leur obstination finissent par payer et les portes des plantations et des juke joints finissent par s’ouvrir. L’entreprise rencontrant un certain succès, ils obtiennent de la part de la bibliothèque du congrès du nouveau matériel, un phonographe enregistreur de plus de 150 kg qu’il installent dans le coffre de leur Ford. Ils auront l’occasion de l’inaugurer au pénitencier d’Angola, en enregistrant un certain Huddie Ledbetter, alias Leadbelly, qui fut probablement leur plus grande (re)découverte parmi des dizaines d’artistes plus ou moins oubliés aujourd’hui (Stavin Chain, Tom Bradford, Ernest et Paul Jennings...).

Au fil des pages se dessine le portrait de deux hommes unis par des liens d’une force étonnante et par une passion commune : la musique. Deux progressistes qui se moquent des histoires de race et de couleur, transgressent les lois ségrégationnistes et les préjugés pour mener à bien leur démarche artistique et culturelle. La BD de Frantz Duchazeau, illustrée par de magnifiques planches en noir et blanc est une porte ouverte vers le Sud profond, vers ces états pauvres et délaissés par le rêve américain, qui depuis plus d’un siècle ont si peu changé.

mardi 5 juin 2012

Sur la route, de Jack Kerouac

Considéré comme l’oeuvre fondatrice de la beat generation, Sur la route est un roman qui tient une place singulière au sein de la littérature américaine. Jack Kerouac, en dépit de sa notoriété et de son statut d’icône de la contre-culture, n’eut jamais droit de son vivant à la reconnaissance de l’intelligentsia américaine. Très violemment critiqué par les milieux littéraires new yorkais, mais également par ses anciens amis, Kerouac mourut comme meurent tous les artistes maudits, c’est à dire seul et dans le dénuement le plus total (la légende raconte qu’il légua à ses héritiers la somme symbolique de 91 dollars). Aujourd’hui, plus grand monde n’ose remettre en cause son importante contribution littéraire et culturelle, tout juste certains se permettent-ils du bout des lèvres de critiquer son style ou la profondeur de ses textes les plus mystiques (comme par exemple L’écrit de l’éternité d’or). Il n’en demeure pas moins que, cinquante ans plus tard, Sur la route reste l’emblème littéraire d’une génération, celle des beatniks, des hippies et de manière générale du mouvement contestataire entamé à la fin des années cinquante et qui s’épanouit durant les sixties. Aujourd’hui, si  l’oeuvre a perdu de sa puissance contestataire elle reste emblématique de cet esprit libertaire, de cette volonté de rompre avec la société figée, puritaine et autoritaire du lendemain de la seconde guerre mondiale. Au-delà du simple clivage générationnel, le mouvement de la beat generation marque également un tournant dans l’histoire de la littérature, désormais l’écriture se libère des contraintes, ose la spontanéité et la fluidité de l’oralité. Kerouac écrit comme il parle, à toute allure, en laissant libre cours à la puissance des mots qui s’entrechoquent au contact de ses doigts avec la machine à écrire. La légende dit que Sur la route fut écrit en trois semaines sur un rouleau fait de collages de feuilles hétéroclites et assemblées avec fièvre par Kerouac. La vérité est hélas moins séduisante et s’il est vrai que l’auteur américain rédigea son manuscrit sur ce rouleau en quelques semaines, il travaillait déjà sur son livre depuis de très nombreuses années (1948 très exactement, alors que le livre fut publié en 1957)  et il lui fallu environ sept ans, des remaniements importants, des coupures de chapitres entiers et de nombreuses tractations auprès des éditeurs avant que Sur la route ne soit enfin publié. Kerouac en conçut une amertume importante et sa frustration fut l’objet d’une correspondance houleuse avec les éditeurs ou bien encore ses amis du mouvement beat. Assassiné par la critique, qui ne comprenait pas la puissance de l’oeuvre et s’offusquait de ses innovations stylistiques et narratives, Sur la route connut pourtant un succès fulgurant auprès du public, assurant une notoriété importante à l’écrivain américain. Mais ce succès ne lui apporta pourtant jamais la reconnaissance de ses pairs et encore moins la satisfaction personnelle d’avoir atteint son but. Ses oeuvres suivantes furent toujours accueillies avec dédain par l'establishment littéraire et culturel et Kerouac sombra peu à peu dans la mélancolie, l’alcoolisme et les problèmes psychologiques avant de mourir à l’âge de 47 ans d’une hémorragie digestive liée à l’abus d’alcool.




    Le propos de Sur la route est très largement autobiographique et s’inspire des  trois voyages successifs que Jack Kerouac entreprit entre 1947 et 1950 d’un bout à l’autre des Etats-Unis (et accessoirement au Mexique), seul ou en compagnie de ses amis de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la beat generation. Nous sommes donc à la fin des années quarante, Sal Paradise (alias Jack Kerouac) mène une vie d’étudiant bohème, subsistant chichement grâce à sa maigre pension d’ancien combattant, tentant obstinément de percer dans le milieu de la littérature sans grand succès. Quand il n’écrit pas, Sal est entouré de ses potes, des étudiants branchés ou des écrivains en devenir, une bande de saltimbanques plus ou moins défoncés à l’alcool et à la benzédrine, qui parlent de refaire le monde assis dans des fauteuils antédiluviens à moitié déglingués. Jusqu’au jour où l’un de ses amis (Hal Chase dans la vraie vie) lui présente une de ses vieilles connaissances, un fou furieux nommé Dean Moriarty (Neal Cassady). Nerveux, sec, en perpétuel mouvement, doté d’une aura extraordinaire et d’un bagou non moins stupéfiant, Dean a fait les quatre cents coups durant son adolescence et exerce immédiatement sur le petit cercle d’amis new-yorkais une influence considérable. Dean est marié à une magnifique blonde de seize ans, Marylou, avec laquelle il mène une vie totalement foutraque d’un bout à l’autre des États-Unis. Entre Dean, Sal, Carlo (Allen Ginsberg), Old Bull Lee (William Burroughs) et Marylou se crée une étrange alchimie, ils deviennent rapidement inséparables, partagent les mêmes filles (ou les mêmes garçons), boivent, se shootent à la benzédrine, mènent des discussions  interminables destinées à révolutionner la littérature. Déjà en marge, ils se coupent encore davantage des réalités sociales et économiques de l’époque, occupent les logements insalubres, travaillent au coup par coup puis claquent leur paie du jour en cigarettes, alcool et drogues, disparaissent du jour au lendemain de la circulation pour n’émerger que plusieurs jours ou semaines plus tard. En un mot, ils refusent de s’intégrer et vivent à peine mieux que des hobos. Aussi vite arrivé, aussi vite reparti, Dean a donc subitement quitté New York pour rejoindre Denver, en compagnie de Marylou, Carlo Marx et quelques gars de la bande. Terrassé par l’ennui et l’angoisse de la page blanche, Sal décide de les rejoindre, mais sans le sou, il lui faut traverser la moitié des États-Unis par ses propres moyens. Qu’importe, il fourre quelques vêtements dans son sac à dos, choisit deux ou trois de ses livres de chevet (Céline et Proust notamment), prend quelques carnets de notes et part tailler la route. C’est le début d’un long voyage initiatique fait de multiples rencontres et d’incessants allers-retours entre New York, Denver, San Francisco, La Nouvelle Orléans et même le Mexique.


    Que dire de plus par rapport a ce qui a déjà été dit et écrit depuis plus de cinquante ans au sujet de ce livre culte ? Lire Sur la route aujourd’hui n’est certainement pas un choc littéraire, encore moins une expérience mystique ni même une révélation. Le lecteur est appelé à faire un effort, celui de replacer ce livre dans le contexte de sa parution, de s’intéresser un minimum à la période historique concernée et de tenter de comprendre en quoi une bande de branleurs alcooliques a bien pu réussir à révolutionner la société américaine et initier un mouvement culturel incroyablement puissant et novateur. Sur la route marque les débuts de la contre-culture américaine, le roman porte en lui les germes de la beat generation et du flower power. Des millions de gens se retrouveront dans ses propos, dans son énergie folle, dans sa transgression des codes sociaux. Lire Sur la route c’est chausser une vieille paire de godasses, enfiler une parka usée et jeter son baluchon sur le dos pour partir à la découverte des grands espaces ; un voyage fait de rencontres improbables, de coups durs et d’instants de pure contemplation. Lire Sur la route c’est toucher du doigt la liberté, mais plus encore, la goûter à pleine bouche jusqu’à l’ivresse. Alors oui, le style de Kerouac peut déplaire car son écriture gagne en spontanéité ce qu’elle perd en finesse et si les propos du jeune Sal Paradise vous ennuient ou vous paraissent bien trop simplistes, c’est que vous êtes probablement devenu trop vieux pour lire “ces conneries”.




NB : Plusieurs choix s’offrent à vous pour lire Sur la route. Si vous êtes désargenté, optez évidemment pour la version de poche. Si les 28€ de l’édition quarto (accompagnée d’autres romans de Kerouac, dont l’excellent Les clochards célestes, d’extraits de sa correspondances et d’articles divers et variés sur la beat generation) ne vous font pas peur, alors c’est probablement l’édition la plus intéressante, celle qui permet de contextualiser et de découvrir en profondeur l’oeuvre de Jack Kerouac. Quant aux puristes, ils se tourneront vers l’édition du manuscrit original de Sur la route (le fameux rouleau), traduit en français chez Gallimard en 2009.

mercredi 23 mai 2012

Encore un peu de Sud ? La couleur des sentiments, de Kathryn Stockett

Il n'y a pas de raison, une fois de temps en temps, de se laisser porter par l'air du temps pour choisir une lecture. Et voici une impulsion que je ne regretterai pas ! Plongeons donc dans la touffeur du Mississipi, à Jacksonville pour être exact, en 1963. Là, une jeune demoiselle blanche n'en a pas encore conscience, mais elle n'est plus tout à fait à l'aise dans sa ville après son retour de la faculté. Manque d'espace, manque de liberté, trop de règles, de non-dits... Skeeter Phelan n'a pas envie de se couler dans le moule, mais ne fait pas vraiment ce qu'il faut pour s'en extirper.
A l'autre bout du spectre et de la ville, mais pourtant quotidiennement présentes dans les maisons blanches, voici les bonnes : Aibileen qui aime tant les enfants, et écrire aussi ; Minnie qui ne sait pas tenir sa langue et en est à sa 19e place, mais qu'on embauche quand même tant elle cuisine bien ; Louvenia ; Pascagoula ; Yule May; l'ombre de Constantine... Ces femmes se débattent dans des peurs sans fins et des drames horribles chaque jour, à la merci de leurs patronnes, dont la plus terrible d'entre elles, Miss Hilly, la meilleure amie de Skeeter, la plus parfaite des épouses du Sud. Car si dans le Sud les Blancs tuent les Noirs pur un sourire de travers, la vengeance des Blanches sur les bonnes noires est encore plus terrible, même si elle est au premier abord moins sanglante.
Pourtant, Skeeter et Aibileen vont nouer une relation étonnante, autour d'un projet fou et dangereux : raconter la vie des bonnes noires, témoigner du quotidien de ces femmes omniprésentes, à qui on confie les enfants, mais que personne ne voit vraiment. Cette relation est interdite dans un monde ségrégationniste, mais elle va enrichir plus que les deux personnes qui l'ont initiée.

Ca aurait pu être un livre démonstratif, plein de bons sentiments, un peu lourd à digérer, comme certaine tarte. En fait c'est un feuilleton aux multiples rebondissements qui vous cueille dès le premier chapitre, et qui vous tient en haleine le long des plus de 500 pages de récit. Rien n'y est unicolore, mais tout y est vu du côté des femmes, blanches ou noires, qui subissent toutes, très différemment, la loi des hommes. D'ailleurs, ces derniers ne sont pas non plus des caricatures de Klu Klux Klan. C'est tout un monde dans sa diversité qui nous est présenté, par une fille du pays, et ça se sent. L'auteure a choisi de raconter son récit à trois voix, et construit tout son récit en ménageant ses effets.
Ceux qui connaissent la ségrégation n'apprendront rien de vraiment nouveau dans ce livre savoureux, mais ils se replongeront dans un autre aspect des Etats du Sud, moins tragique que Mississipi Burning, moins people que dans Minuit dans le jardin du bien et du mal (deux histoires d'hommes, essentiellement). Ce Sud, Kathryn Stockett l'aime par dessus tout, et'elle défend à nul autre qu'elle et ses compatriotes (et surtout aux Yankees !) de le critiquer. Ils s'en chargent très bien eux-mêmes, avec cette tendresse qu'on ne peut avoir que pour la terre qui nous a porté et forgé.

dimanche 29 avril 2012

in libris vinum

Le dernier livre d'Etienne Davodeau me permet de parler d'un monde qui s'ouvre petit à petit à mon expérience : le vin. La bande dessinée Les ignorants raconte l'histoire d'une initiation croisée : celle d'Etienne Davodeau au métier de vigneron, et Richard Leroy à la bande dessinée. Un regard croisé joyeux sur deux mondes qui a priori n'ont rien à faire ensemble, mais qui mêlent en fait travail de fond, patience et joie de la dégustation.

Depuis qu'une bédéphile picarde avertie m'a fait découvrir les mauvaises gens d'Etienne Davodeau, j'ai découvert un dessinateur au dessin faussement simple et tout en grisés, mais aussi un raconteur d'histoires exceptionnel, un chroniqueur qui sait faire couler le temps dans ses cases lentement, mais implacablement. Je le suis de loin, mais cette histoire de vin m'a attiré l'oeil, et je suis heureuse d'avoir suivi Richard dans ses vignes d'Anjou. C'est toujours agréable d'avoir un passionné, alors deux...

Bref. Etienne se met à la taille de la vigne et apprend les rudiments de l'agriculture biodynamique, les joies de la vendange et les mystères géologiques des terroirs (sans compter l'élevage en fût), tout en fournissant Richard en bandes dessinées et en lui faisant visiter les imprimeurs, éditeurs, expositions, salons et festivals de bandes dessinée et autres ouvroirs à cases et à bulles, histoire qu'il se fasse une idée de la réalisation d'une bande dessinée. Chaque visite en dehors du vignoble angevin est aussi l'occasion de boire un coup chez un restaurateur ou un confrère... Et tandis qu'Etienne raconte en dessins ses expériences croisées, Richard élève son vin de l'année. Deux plaisirs pour le prix d'un, ça ne se boude pas du tout, surtout si bien raconté !

Et comme c'est la saison des soldes, voici une autre bande dessinée qui parle de vin, une série (la série, ou la mort des crédits...) manga à déguster avec modération : j'ai nommée les gouttes de Dieu ! Cette série compte actuellement 22 tomes, mais à mon avis on est bien parti pour 40... Quand on aime on ne compte pas. Shizuku Kanzaki est le fils du plus célèbre critique japonais de vin Yukata Kanzaki, mais lui-même n'a jamais voulu boire une goutte de vin, malgré une éducation un peu particulière qui tendait à faire de lui le digne successeur de son père. Quand ce dernier meurt, il doit, pour hériter de la fabuleuse cave de son père, découvrir treize vins à partir de leur description : les douze apôtres, et les fameuses "gouttes de Dieu", qui sont pour le critique les vins qui l'ont le plus marqué dans sa vie. Il se retrouve face à un jeune critique de vins très connu, Issei Tominé, adopté à la dernière minute par Yukata Kanzaki. L'un connait le vin par coeur, l'autre a un goût exceptionnellement développé, et une floppée d'amis qui pallieront ses carences théoriques.
La ficelle est bien grosse, mais on s'amuse bien, et surtout on fait le tour du monde des vins, avec un petit côté pédagogique qui ne nuit pas à l'ensemble. En effet, il faut bien expliquer à Shizuku, cette géniale buse, les différences entre les vins, et ce qui fait leur intérêt. Loin de classer les vins, les deux compères qui ont réalisé cette série aux rebondissements improbables, Tadachi Agi et Shu Okimoto, nous baladent de vignobles en cavistes pour nous faire comprendre l'âme du vin, concept très japonais pour un produit très occidental. Chaque tome se termine par un petit carnet d'explications  sur les vins rencontrés pendant la lecture, et des conseils pratiques pour conserver et boire.
Comme dirait un des personnages secondaires de cette série, "si t'aimes pas bois-en pas", mais ce serait dommage de ne pas se laisser aller à ces aventures picaresques autour des meilleurs vins du monde. On s'amuse (certes, il faut aimer un minimum le style manga), et surtout on se pourlèche en espérant un jour goûter le nectar de la vigne...

Aller, pour terminer ces agapes, je vous dirai que cette fin de semaine, nous avons ouvert :
- un Manzoni Bianco 2007 de la Villa di Maser, au nord de Venise. Blanc sec tendant vers le doux, il nous a fait revivre la visite de ce petit bijou d'architecture de manière délicieuse...
- un Montagne blanche des côteaux du Vendômois 2009, issu de la coopérative de Villiers sur Loire. Comme son nom ne l'indique pas c'est un rouge, très original, à tout petit prix. Mais ne cherchez pas ce millésime, on a pris les dernières...
- Un Granello 2008 Barone Ricasoli de Brolio, un vignoble toscan. Du sucre en bouteille, très étonnant. Avec un Royal (gâteau au chocolat) de chez Chichery à Valençay (le meilleur pâtissier de la région, et peut-être même de France, donc du monde), c'était digne du prince des lieux...

C'est un week-end spécial, tout de même... On fait pas ça toutes les semaines !

vendredi 27 avril 2012

Louisiana connection : Le frelon noir, de James Sallis

Figure désormais incontournable du polar moderne, mais nettement moins médiatisé qu’un James Ellroy ou qu’un Michael Connelly, James Sallis a curieusement été le principal oublié du grand battage médiatique organisé autour de l’adaptation cinématographique de Drive. C’est tout juste si l’auteur a été crédité au générique du film et poliment mentionné lors des interviews (et encore il fallait être attentif). Honnêtement on attendait un peu plus de reconnaissance de la part du réalisateur, qui avait à sa portée un matériau brut de très grande qualité, mais qui préférait probablement tirer la couverture à lui et flatter son acteur principal voire son scénariste. On appréciera à sa juste valeur cet exemple tout à fait symptomatique du cynisme hollywoodien. Pour en revenir plus directement au cycle de Lew Griffin, dont Le frelon noir est le troisième volet (dans l’ordre de publication), j’avoue que j’avais été modérément emballé par Le faucheux, mais le potentiel du roman m’avait convaincu de persévérer, à juste titre au regard des qualités indéniables d’écriture et de narration dont fait preuve James Sallis dans le présent roman.
    Cette fois, Sallis plonge dans le passé assez éloigné de Lew Griffin, alors qu’il n’est pas encore le détective privé plein d’assurance et d’expérience  évoqué dans Le faucheux. D’ailleurs il n’exerce pas toute à fait cette profession et vit de petits boulots de garde du corps ou d’agent de recouvrement, mais déjà ses premiers pas dans les rues de La Nouvelle Orléans, cette maîtresse infidèle et vérolée par la violence et le racisme (rappelons que Lew Griffin est noir), sont prometteurs et lui donnent l’occasion d’exercer ses premiers faits d’arme. L’histoire est finalement d’une simplicité désarmante et relate l’enquête que mène Lew pour débusquer un psychopathe adepte du fusil de précision, qui prend un malin plaisir à abattre des cibles au hasard depuis les toits de la ville. Lew est embarqué bien malgré lui dans cette affaire puisque la jolie journaliste avec qui il flirtait vaguement, à l’occasion d’une soirée passée à écouter du blues dans un rade de magazine street, reçoit une balle en pleine tête alors qu’elle sortait du bar en sa compagnie. Profondément touché par sa mort, Lew décide de mener sa propre enquête, avec l’aide d’un flic à qui il sauve la vie quelques jours plus tard, alors que ce dernier recevait une correction magistrale de la part du tueur quelque part dans une ruelle sombre de Big Easy. 
    L’intrigue proprement dite du roman est finalement ici secondaire, Sallis fait le job, sait créer une ambiance et entretenir le suspense, mais l’intérêt du roman dépasse largement ce cadre. Premièrement parce qu’il introduit des personnages fondamentaux de la série (La Verne la prostituée amoureuse de Lew, Don Walsh l’indéfectible ami, Doo-Wop le pilier de comptoir et le meilleur informateur de la ville, Buster Robinson le bluesman méconnu et incompris....) et leur donne ainsi davantage d’ampleur, deuxièmement parce qu’il est sur le fond bien plus ambitieux qu’il ne le laisse apparaître au premier abord. Les références historiques abondent puisque cette affaire plonge ses racines dans les faits réels (au milieu des années soixante un tueur fou, Terence Gully, avait également tiré sur des passants sans motif apparent autre qu’un discours raciste obscur et confus), Sallis ne fait que reprendre ces éléments à son compte en renversant subtilement la perspective (désormais le tueur est noir et tire sur des cibles blanches) et en les inscrivant dans ce système narratif dont il a le secret. Une construction complexe qui laisse une très grande place à l'ellipse et dans laquelle il manie avec brio les changements de temporalité. Au final on obtient un portrait sans concession du sud des Etats-Unis dans les années soixante, une poudrière sociale dont la violence est parfaitement asymétrique et s'exerce toujours en défaveur des populations noires (racisme ordinaire, violences policières, pauvreté et vexations quotidiennes). Griffin est par exemple interpellé et maltraité par la police parce qu’il ose s’afficher en compagnie d’une femme blanche, il s’interdit lui-même de se montrer au balcon de l’appartement de La Verne, de peur de voir la police débarquer. Son attitude est tout à fait à l’image de la situation de la communauté noire, qui contrôle ses propres pulsions de violence et de vengeance pour ne pas faire imploser ce fragile équilibre social (si tant est que l’on puisse parler d’équilibre) et tente de répondre à ses aspirations de changement en prônant la non-violence. Une situation qui changera radicalement après l’assassinat de Martin Luther King et qui verra le mouvement black panthers, dont on croise quelques embryons activistes durant un chapitre, prendre de l’ampleur. A ce titre, l’entretien purement fictionnel qui a lieu entre Griffin et l’écrivain américain Chester Himes (venu à la Nouvelle Orléans pour une conférence) entre parfaitement en résonance avec les thématiques développées tout au long du roman.
    Avec Le frelon noir, James Sallis propose un roman hard boiled solidement bâti, divertissant mais aussi et surtout d’une rare profondeur thématique. La subtilité des propos de Sallis demande un temps de réflexion et un peu de culture historique pour en saisir toutes les nuances, mais le jeu en vaut franchement la chandelle et à défaut, Le frelon noir reste un roman parfaitement divertissant et superbement écrit.

jeudi 26 avril 2012

SF à papa : Le vieil homme et la guerre, de John Scalzi

Il y a des jours où l’on se demande ce qui passe par la tête des éditeurs, rassurez-vous, le roman de John Scalzi n’a rien de honteux, ce serait même plutôt le contraire, mais alors le titre français est tout simplement consternant ; l’allusion au roman d’Hemingway est rien moins que malvenue et surtout totalement hors de propos, mais passons car là n’est pas l’essentiel. Nouveau venu dans la science-fiction, John Scalzi fait partie des auteurs américains un peu en vue, certes, sa littérature n’a rien de révolutionnaire sur la forme et encore moins sur le fond, en revanche il renoue avec une certaine forme de science-fiction, celle de l’âge d’or et du sense of wonder, qui faisait défaut depuis quelques années. John Perry a atteint l’âge canonique de 75 ans, sur Terre c’est l’âge qui permet de s’engager dans les forces de défense coloniales. Sur le plan civil vous êtes désormais mort, mais une nouvelle vie vous attend dans les colonies de l’espace ; pour cela il faut s’engager une dizaine d’années dans l’armée coloniale et probablement y laisser la vie, pour de bon cette fois. De tout cela John Perry ne sait pas grand chose, ou si peu qu’il imagine avec ses petits camarades septuagénaires les hypothèses les plus délirantes ; de toute façon il avait pris la décision de s’engager bien avant la mort de sa femme. La réalité dépasse cependant de loin son imagination et si son corps recouvre sa jeunesse, ce dernier ne lui appartient plus vraiment. Dans son ancienne vie, celle d’un modeste publicitaire, John n’avait qu’une vague idée des menaces qui pèsent désormais sur la Terre et sur ses colonies spatiales. Des centaines d’espèces intelligentes se battent depuis des millénaires pour la domination de la galaxie et si l’humanité est bien placée dans cette course de conquête, elle doit chaque jour défendre chèrement ses acquis, au prix d’affrontements parfois aussi absurdes que meurtriers. On l’aura compris, l’histoire imaginée par John Scalzi n’a rien de bien original et rappelle par bien des aspects le Starship Troopers de Robert Heinlein dépouillé de son côté premier degré (sans pour autant atteindre le cynisme et le mordant de l’adaptation cinématographique de Verhoeven), l’ensemble est mâtiné d’un aspect comédie à la Space Cowboys pas du tout déplaisant et qui curieusement colle assez bien à cet univers pourtant fortement militarisé. Pour autant, le roman n’a rien de la gaudriole ou de la pantalonnade et si le ton des dialogues est parfois léger, le traitement général des différentes thématiques est relativement sérieux. Finalement, on n’est pas si éloigné de ce que l’on peut observer dans la réalité, l’humour est souvent un refuge pour les soldats, y compris dans les phases de combat ou de gestion du stress. Ces qualités, alliées à un sens de la narration bien affirmé, font de ce roman une oeuvre simple et agréable à lire, mais à laquelle il manque néanmoins la profondeur que l’on était en droit d’attendre au regard des thématiques initialement développées. On cherchera en vain une critique du militarisme un tant soit peu convaincante ou bien encore un élément subversif au fil des dialogues qui ponctuent le roman, rien non plus pour caricaturer ou dénoncer cette logique colonialiste sans queue ni tête qui est pourtant l’un des fondements de l’univers de Scalzi. Les personnages sont pourtant loin de la bêtise crasse (non, la jeunesse n’est pas une excuse) d’un Johnny Rico, ce sont des hommes et des femmes qui ont déjà eu le temps d’une vie entière pour former leur esprit critique. Hors, leur acceptation de la situation est assez proche du comportement ovin. C’est d’autant plus frustrant que certaines scènes ont un potentiel critique important. Pour la défense de Scalzi, notons qu’on est également loin de sombrer dans l’apologie militariste fascisante, la guerre est ici observée sur un plan strictement clinique, voire technique. Au final on obtient un roman divertissant, fluide, parfois drôle, doté d’un fort potentiel critique, mais sur le fond totalement avorté ; à ce titre Le vieil homme et la guerre ne prétend rien d’autre que renouer avec la SF à papa, celle des Asimov, Hamilton et autres Williamson, c’est déjà pas mal dira-t-on, mais pas sûr que cela justifie un achat en grand format.

mercredi 11 avril 2012

Dans la phalange spartiate : Les murailles de feu, de Steven Pressfield



“Passant, dis à Sparte que ses fils ici demeurent, obéissant à ses lois jusqu’à la dernière heure”


C’est en ces termes martiaux et laconiques que résonne l’épitaphe des spartiates morts au défilé des Thermopyles, à l’issue d’une bataille qui fut probablement l’une des plus retentissantes de l’Antiquité et à laquelle seule Marathon peut prétendre disputer la gloire. Ainsi débuta également la légende des 300, ces hoplites spartiates confrontés aux multitudes venues de Perse composant l’invincible armée de l’empire achéménide. Dix ans après l’incroyable bataille de Marathon (490 avant notre ère), qui permit à la phalange athénienne, alliée aux Platéens, de repousser la première invasion perse et à laquelle les Spartiates ne purent participer pour des raisons relieuses, la Grèce doit à nouveau s’unir pour stopper la conquête entreprise par le souverain Xerxès. Face aux 200 000 hommes alignés par les Perses et qui ont déjà conquis une bonne partie du Nord de la Grèce (la Thessalie), la coalition grecque ne peut guère rivaliser, 7000 fantassins lourds seulement sont mobilisés pour défendre la Béotie, dernier rempart avant l’accès à l’Attique et au Péloponnèse. Sous le commandement du roi spartiate Léonidas, l’armée grecque choisit une position défensive forte aux Thermopyles, un site naturel connu pour ses eaux chaudes, mais qui a surtout l’avantage d’être facile à tenir avec un nombre réduit de combattants. La flotte grecque, qui mouille au nord de l’Eubée, empêche les Perses de contourner leurs défenses et de tenter un débarquement plus au sud. L’armée de Xerxès devra donc franchir des montagnes très difficiles d’accès ou affronter les Grecs sur le site qu’ils ont choisi. Sûr de sa force et persuadé que l’avantage du nombre sera décisif, Xerxès aligne son armée aux Thermopyles.

«Mangez bien, car ce soir, nous dînons en enfer»

Malgré l’écrasante supériorité numérique, les Grecs ne fuient pas et s'apprêtent à livrer un combat sans merci ; certes, le rapport de force paraît furieusement déséquilibré, mais les Grecs ont l’avantage du terrain (un défilé très étroit dans lequel les Perses ne peuvent déployer qu’une partie infime de leur armée et où la cavalerie est parfaitement inutile) et une infanterie lourde bien mieux armée (la phalange démontre ici toute sa force de frappe). Contre toute attente les Spartiates et leurs alliés tiennent leur position et déciment les troupes adverses composées de bataillons mèdes et Cissiens, même les 10 000, les fameuses troupes d’élite perse, sont massacrés par la phalange grecque. Il faudra attendre le troisième jour de combat et une trahison (un citoyen de Malia indique aux Perses un chemin de montagne pour contourner les défenseurs) pour que les troupes de Xerxès viennent à bout d’un dernier contingent de Spartiates composé (à l’origine) de 300 homoïoi (ou pairs, c’est à dire citoyens guerriers) et de leurs servants, déjà fortement réduit par les deux premiers jours de combat. C’est cette résistance héroïque du roi Léonidas et de ses 300 hoplites qui fut à l’origine du mythe des Thermopyles.

Contrairement à ce que laisse abusivement entendre la couverture, le roman est très éloigné du film de Zack Snyder (inspiré en réalité de la BD de Franck Miller) et s’inscrit dans une démarche nettement plus réaliste, voire même historique. Il débute par le récit de l’unique survivant grec, un ancien périèque élevé à la dignité de servant spartiate. Mais Xéon, puisqu’il s’agit de son nom, n’a rien d’un esclave, sa stature est tout autre puisqu’il sert l’un des plus fameux guerriers spartiates, à savoir Dienekès. Son récit est parfaitement chronologique, et débute par son enfance alors que la petite cité du Péloponnèse qui l’a vu naître est attaquée et détruite par les Argiens. Xéon fuit et trouve refuge à Sparte où il devient l’apprenti-servant d’un jeune pair, tout juste en âge de suivre l’agogé (l’éducation militaire très stricte des citoyens spartiates). Et c’est là une des forces du roman de Steven Pressfield, qui nous permet de découvrir de manière subtile et progressive tout un pan de l’organisation sociale et politique de la cité lacédémonienne. Son sens de la narration, allié à un souci du détail et un gros travail de documentation, confère au roman un réalisme rarement atteint en la matière. Pressfield frôle dans une certaine mesure le documentaire, mais son sens de la narration efface le caractère didactique que l’on aurait pu craindre et, comme tout bon auteur de roman historique, il sait prendre quelques libertés avec l’histoire quand il le faut ; de menues adaptations qui respectent globalement le sens de l’histoire au bénéfice de la romance. On pourra toujours pinailler sur des détails ; par exemple, certaines caractéristiques de la vie spartiate semblent avoir été atténuées, la cellule familiale si l’on prend ce point précis paraît étrangement anachronique et dans l’esprit peu conforme au mode de vie spartiate, de même lors des repas pris en commun les pairs philosophent à l’envi sur un mode plus proche de l’école athénienne que du laconisme bien spécifiques des Spartiates (un laconisme qui cependant, et comme le soulignait Socrate, est certainement l’une des formes les plus abouties de philosophie). D’autres détails de l’organisation sociale et politique de la cité lacédémonienne, notamment le rôle prépondérant des Anciens (Sparte étant par essence une gérontocratie) ou des éphores, passent également au second plan, mais dans l’ensemble on plonge avec délice dans cet excellent roman qui fait renaître avec talent l’une des plus importantes pages de l’histoire antique. Alors oubliez 300 et son esthétique fantastico-antique car Les murailles de feu, par sa dimension humaniste et historique fait figure de roman incontournable sur le sujet.