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jeudi 31 janvier 2013

SF kolossale : Blind Lake, de Robert Charles Wilson

Robert Charles Wilson a longtemps fait figure d’étoile montante de la SF, ceux dont on sait qu’ils écriront un jour un pur chef d’oeuvre mais qu’ils semblent repousser sans cesse à la fois prochaine ; des as de la procrastination littéraire en somme. Ainsi, à chaque nouveau roman R.C. Wilson éblouit sans pour autant réussir à satisfaire totalement les attentes des critiques ou du public. Puis Spin vint et l’auteur américain mit tout le monde d’accord, même si Axis et Vortex, censés compléter et clore la trilogie sont nettement en retrait. Reste un auteur au potentiel phénoménal, dont la carrière est émaillée d’excellents ouvrages et dont les moins bons textes volent tout de même largement au-dessus de la production moyenne en matière de SF (et de littérature tout court).

Quelque part du côté de l’Ohio, dans un futur relativement proche, l’Amérique a construit un important centre de recherche destiné à l’observation de l’espace profond : Blind lake. Grâce à la technologie quantique auto-évolutive, les scientifiques ont conçu un nouveau type de télescope, capable d’observer dans le détail des planètes très éloignées, voire de suivre, comme s’il était filmé par une caméra sous plusieurs angles, un sujet. Blind lake n’est pas le premier centre de recherche de ce type, à Crossbank des scientifiques observent depuis de nombreuses années une exoplanète, riche en espèces fascinantes mais dépourvues d’intelligence. Mais à Blind lake, c’est une planète habitée par une espèce très évoluée que les équipes de chercheurs étudient. La polémique fait d’ailleurs rage entre les scientifiques, certains prônent une observation globale de la planète alors que d’autres souhaitent se focaliser sur un individu en particulier et si c’est cette dernière faction qui l’a jusqu’à présent emporté, rien ne dit que cette option ne changera pas. Jusqu’au jour où le centre est subitement isolé du reste du pays, impossible pour les personnels et leurs famille de franchir le dispositif de sécurité qui a été installé autour de Blind lake, toute tentative de franchir les grilles du complexe se solde par une élimination directe et brutale, seul le ravitaillement est assuré par des convois automatisés. Scientifiques, techniciens, administrateurs, agents de sécurité... nul ne connaît les raisons de cette quarantaine qui touche également les télécommunications et chacun s’interroge sur les raisons qui ont poussé les autorités à imposé ce blackout sur le centre de recherche.

Au fil des romans, R.C. Wilson s’est dessiné un univers dans lequel les big dumb objects (ou BDO, littéralement ces “gros objets stupides”) semblent tenir une place importante, voire exercent une fascination quasiment hypnotique. Les chronolithes, Spin et Blind Lake fonctionnent peu ou prou sur le même principe, à savoir l’irruption sur terre de structures extraterrestres étranges et incompréhensibles, dont les finalités ne sont jamais très claires, mais qui vont exercer un rôle considérable sur l’avenir de notre planète.  La différence dans le cas présent tient au fait que ces objets apparaîtront assez tardivement cette fois et dans des circonstances moins obscures. Il convient par ailleurs de rappeler que malgré cette fascination pour les BDO Blind Lake n’a rien d’un roman stupide, il s’agit ni plus ni moins que d’un sous-genre de la science-fiction qui fit florès dans les années 70-80 et dont Larry Niven ou Arthur C. Clarke furent les plus illustres représentants. Le terme est d’ailleurs né d’une boutade de l’écrivain britannique Roz Kaveney et n’a d’autre prétention que de faire sourire et de pointer gentiment du doigt les lieux communs et les clichés véhiculés par ce type de roman (le gigantisme à tout prix, le mystère insondable, l’absence d’explication). Mais R.C. Wilson, s’il avance en terrain connu, a d’autres avantages à faire valoir et son roman a des qualités qui bien souvent font défaut à ses prédécesseurs. Tout juste pourrait-on reprocher à l’auteur américain de tourner quelque peu en rond dans ses thématiques et dans ses procédés narratifs, c’est la raison pour laquelle Blind Lake, s’il est incontestablement un bon roman, ne fera pas figure d’oeuvre incontournable, ni dans le paysage de la science-fiction ni dans l’ensemble de l’oeuvre de R.C. Wilson.  Il n’empêche que le roman est fort agréable à lire, grâce aux qualités d’écriture de l’auteur et au soin qu’il apporte au profil de chaque personnage. Par ailleurs, le propos de Wilson n’est pas inintéressant, notamment lorsque l’observateur est à son tour observé. Un reversement des points de vue, voire une mise en abîme, qui propose une approche de l’altérité assez inédite et qui permet à Blind Lake se démarquer des romans classiques centrés autour de BDO.

vendredi 18 janvier 2013

BD autobiographique : Couleur de peau miel, de Jung

"je suis né à 5 ans, le jour où ce policier m'a trouvé dans la rue"

Né en Corée de parents inconnus, Jung fut adopté à l'âge de six ans par une famille belge. Cette histoire concernant ses origines asiatiques, Jung, désormais dessinateur accompli (notamment grâce à la série Kwaïdan), attendit l'âge de quarante ans avant de la raconter dans une magnifique bande dessinée en deux volumes, Couleur de peau : miel. Cette adaptation graphique obtint un succès critique important et fut portée sur les écrans de cinéma en 2012.


A l'âge de cinq ans, le jeune Jung est découvert errant dans les rues de Séoul par un policier coréen. Le garçon est débrouillard, dort où il le peut et fouille les poubelles pour se nourrir. Peut-être est-il le fruit d'une relation brève et éphémère entre un soldat américain et une jeune coréenne, à moins que ses parents ne fussent victimes tous deux de cette guerre fratricide qui coûta la vie à un demi-million de Coréens ; nul ne le sait finalement car après la guerre de Corée des milliers d'enfants, illégitimes ou non, furent abandonnés par leur mère (en raison de la pression sociale, le statut de mère célibataire était à l'époque intenable) ou séparés de leurs parents. Les autorités tardèrent à réagir et les structures d'accueil n'étaient de toute façon pas préparées pour accueillir ces milliers d'enfants livrés à eux-mêmes. Mais dans son malheur Jung eut de la chance car ce jeune policier l'accompagna dans un orphelinat financé par un couple de riches américains, l'instut Holt. Jung y fut heureux car il pouvait enfin manger à sa faim et dormir au chaud. Son adoption fut très rapide car les autorités coréennes acceptèrent massivement les dossiers d'adoption et 150 000 enfants quittèrent leur pays pour rejoindre leur famille d'accueil, pour l'essentiel aux Etats-Unis, mais également en Europe. Jung de son côté partit pour la Belgique, plus précisément pour la banlieue de Bruxelles où l'attendaient ses nouveaux parents et ses cinq frères et soeurs.


Le premier volume est centré sur l'enfance et l'intégration du jeune Jung dans sa famille d'adoption, que l'auteur raconte avec beaucoup d'humour et de sensibilité. Une intégration fulgurante, au point qu'il en oublie quasiment ses origines, refoulées au plus profond de sa conscience. Il y raconte également la relation difficile qu'il entretient avec sa nouvelle mère, une femme froide, sévère et complexe, qui lui témoigne peu d'affection mais prend à coeur de lui assurer une solide éducation. Jung alterne les passages graves avec les épisodes plus légers, en soulignant l'immense complicité qu'il entretient avec ses frères et soeurs. Le second volume traite son adolescence et sa vie de jeune adulte. Son talent pour le dessin, qu'il évoquait déjà dans le premier volume s'y affirme, ainsi que sa passion pour le Japon, un Japon fantasmé à la fois si loin et si proche de cette Corée qu'il ne cesse d'occulter. Evidemment la découverte de la sexualité était un passage presque incontournable, mais Jung traite le sujet avec beaucoup d'humour et de simplicité, de manière explicite mais sans surenchère. De cette enfance Jung retient une chose essentielle, si ses parents ne lui ont pas toujours témoigné l'affection qu'il attendait ils lui ont donné, malgré leurs maladresses et leur sévérité, une vraie famille, la sécurité d'un foyer et à leur manière leur amour. Reste qu'en grandissant la question de ses origines finit par remonter à la surface et le taraude de manière de plus en plus pressante et viscérale. Avec la maturité arrive finalement le temps de la réconciliation, qui permettra de refermer les plaie et de se construire une identité  riche d'un passé trop longtemps refoulé.


Dans la droite lignée du travail de Jiro Taniguchi, Jung possède ce talent rare qui consiste à transmettre de l'émotion à travers son texte et son dessin, le choix du noir et blanc est ici parfaitement adapté et recèle une palette de niveaux de gris et de nuances assez étonnante. Le travail sur les ombres est particulièrement réussi. Mais on est surtout fasciné et happé par la richesse émotionnelle tout en sobriété qui se dégage de cette oeuvre étonnante ; on sourit, on rit, une larme perle au coin de l'oeil à de nombreuses reprises au fil de cette histoire si émouvante racontée avec un talent hors norme et une gravité jamais pesante.

mardi 15 janvier 2013

Classique de la fantasy : Le Hobbit, de J.R.R. Tolkien

En publiant une chronique du Hobbit j’ai bien conscience de prêter le flanc à la critique et d’aucuns ne manqueront pas de souligner l’opportunisme d’une telle démarche. Mais en réalité l’affaire est fort simple.  Avant d’avoir l’immense contrariété de voir mon portefeuille allégé d’une dizaine d’euros dans le seul but de chausser une paire de lunettes 3D lourdes et encombrantes en compagnie d’adolescents avaleurs de pop corn, j’avais bien l’intention de relire le roman de Tolkien. Il faut dire que ma précédente lecture datait d’une bonne quinzaine d’années et mes souvenirs étaient plus que lacunaires. Pour la sortie du film de Peter Jackson, les éditions Christian Bourgois ont eu l’excellente idée de publier une nouvelle traduction du Hobbit, assurée par Daniel Lauzon. Une édition que je me suis empressé d’acquérir dans une version illustrée du plus bel effet, que je recommande à tous ceux qui souhaitent investir dans un beau livre et que les 35€ demandés par l’éditeur n’effraient pas (dites vous que vous léguerez ce livre à vos enfants, aux côtés des autres éditions de luxe de Tolkien que vous possédez certainement). J’avoue ne pas avoir cédé à la tentation de comparer les deux traductions et je n’entrerai d’ailleurs dans aucune polémique ; la précédente traduction datait de la fin des années soixante et avait très certainement besoin d’un dépoussiérage, notamment en ce qui concerne les noms de personnages (atrocement francisés). A la suite de la publication du Seigneur des anneaux, Tolkien avait lui-même fourni quelques instructions à destination des traducteurs, afin que la cohérence de son univers soit respectée. Faut-il pour autant s’attendre à un travail similaire sur l’édition française du Seigneur des anneaux, j’avoue que je reste dubitatif au vu de la taille monstrueuse du roman et des coûts que cela engendrerait. Mais après tout, il reste encore de quoi surfer sur la vague du succès des adaptations cinématographiques en 2013 et en 2014. A noter également que les exégètes en herbe peuvent se procurer la version annotée du Hobbit, ils se passeront des très belles illustrations d’Alan Lee mais pourront se consoler avec le matériel éditorial fourni à cet occasion. Les gens sans le sou se rabattront sur l’édition classique, voire la version poche qui n’en doutons pas bénéficiera également de cette nouvelle traduction incessamment sous peu.

Alors qu’il travaillait déjà depuis de nombreuses années sur l’univers de la Terre du milieu, Tolkien rédigea Le Hobbit  au cours des années 1920-1930, dans le seul but de divertir ses enfants. Le manuscrit, inachevé, circula quelques années dans la famille avant d’atterrir entre les mains de l’éditeur Stanley Unwin, qui demanda à l’auteur anglais de terminer et de peaufiner son roman en vue d’une publication commerciale (septembre 1937). Le roman obtint un important succès auprès du public et incita l’éditeur à commander une suite, mais Tolkien n’eut raison du manuscrit du Seigneur des anneaux que quinze ans plus tard. Loin d’être aussi colossal et sombre, Le Hobbit est avant tout une histoire destinée aux enfants, le roman est donc moins complexe et bien plus accessible que Le seigneur des anneaux, dont les péripéties se déroulent soixante ans plus tard. On y découvre quelques personnages communs, notamment Bilbo (Bilbo Baggins en VO, devenu ensuite Bilbon Sacquet dans la première traduction, puis Bilbo Bessac dans la présente), le magicien Gandalf, ainsi que d’autres personnages secondaires (Elrond ou bien encore Gloïn).

L’histoire se présente sous la forme d’un voyage aller-retour qui débute du côté de la Comté, territoire des hobbits, ces êtres proches des nains par la taille mais dont les us et les coutumes sont bien différents. Les hobbits vivent de manière excessivement civilisée dans de douillettes demeures creusées dans la terre, ils sont profondément attachés à leur art de vivre, prennent deux petits déjeuners, respectent scrupuleusement l’heure du thé et aiment fumer la pipe tranquillement installés devant leur maison. Les hobbits se distinguent également par quelques caractéristiques physiques, comme leur petite taille (de 60 cm à 1 mètre), leurs oreilles légèrement pointues et leurs pieds à la pilosité abondante. Ce peuple paisible, aimable et pacifique est profondément sédentaire. Les hobbits vivent surtout de l’agriculture et de l’artisanat. Habitant la confortable demeure de Cul de sac, Bilbo Bessac est ce que l’on pourrait appeler un hobbit aisé fondamentalement attaché à son petit confort personnel. Alors qu’il fumait tranquillement la pipe devant chez lui, il est dérangé par un personnage à l’aplomb assez remarquable dénommé Gandalf ; un magicien qui fréquente de temps à autres la Comté et divertit les hobbits par ses tours de magie et ses merveilleux feux d’artifice. Mais Bilbo n’a pas vu Gandalf depuis de nombreuses années, il ne reconnaît pas le vieux magicien et lui réserve un accueil assez peu cordial. Il n’en faut pas moins pour que Gandalf réserve au hobbit un petit tour de son cru. C’est donc avec stupéfaction que Bilbo voit débarquer le lendemain à l’heure du thé une compagnie entière de nains, commandés par le stupéfiant et autoritaire Thorin, l’héritier du roi sous la montagne (Thror). Après avoir dévalisé son garde-manger, les nains, rejoints désormais par Gandalf, lui présentent leur histoire et leur projet dont l’objectif consiste rien moins qu’à déloger le puissant dragon Smaug de l’ancienne cité des nains, située sous la montagne solitaire, afin de récupérer leur immense trésor. Dans ce plan hasardeux, Bilbo, recommandé par Gandalf, aura la difficile tâche d’incarner le cambrioleur, les hobbits ont en effet la réputation d’être extrêmement discrets, mais ils sont surtout inconnus des dragons, qui ignorent ainsi leur odeur. Leur voyage de la Comté jusqu’à la Montagne solitaire est semé d'embûches et de péripéties, ils affronteront des trolls, seront poursuivis par les gobelins, traverseront des montagnes et des forêts hostiles, seront faits prisonniers par des Elfes sylvains et devront enfin affronter un dragon d’une puissance terrifiante. Bilbo, fera également la rencontre d’un certain Gollum, à qui il dérobera l’anneau de pouvoir, celui que Sauron cherchera à récupérer dans Le seigneur des anneaux.

Ce qui frappe immédiatement le lecteur qui découvre pour la première fois Le hobbit c’est la formidable érudition de son auteur, qui ouvre la porte d’un monde féérique d’une ampleur inégalée. Certes, sa dimension est loin d’atteindre la démesure du Silmarilion ou du Seigneur des anneaux, mais cette fenêtre ouverte sur le travail de toute une vie (en 1937, Tolkien a déjà travaillé depuis plus de vingt ans sur la Terre du milieu) a quelque chose de vertigineux, surtout si l’on fait l’effort de replacer le roman dans le contexte historique et culturel de sa publication. Les langues qu’il a inventées pour les besoins de son univers, la mythologie qu’il a patiemment constituée au fil de ses écrits, tout cela transparaît dans Le hobbit de manière plus ou moins subtile et séduit l’imagination du lecteur. Avant tout adressé aux enfants, le roman a le mérite de l’accessibilité, à la fois dans le style et dans la narration ; les personnages sont bien moins nombreux et surtout moins développés que dans Le seigneur des anneaux, le style est moins empesé, plus fluide et les descriptions moins appuyées. Tolkien n’hésite d’ailleurs pas à manier l’humour  voire la poésie (par l’intermédiaire de comptines) de manière simple et pratique, ce qui contribue à la légèreté de l’ensemble, légèreté  qui n’empêche ni la gravité ni la tension de certaines situations, souvent désamorcées par un peu d’humour ou une chanson. Enfin, chaque chapitre est une petite aventure en soi, avec une introduction, un développement et une conclusion, ce qui permet une narration par épisodes très adaptée à la lecture auprès des enfants. En dehors des personnages centraux (Bilbo, Thorin, Gandalf), les autres protagonistes sont réduits à leur plus simple description, voire à quelques archétypes(tel nain est gourmand, tel autre est jeune et insouciant, tel autre est fort...), une fois encore le procédé est parfaitement adapté au niveau de lecture des enfants, sans pour autant devenir fastidieux pour les lecteurs plus âgés et forcément plus chevronnés.
Sur le plan psychologique, Le Hobbit s’inscrit dans un modèle assez classique de littérature enfantine, l’aventure de Bilbo est évidemment une quête vers la maturité, en cela il s’impose comme un pur roman initiatique. Bilbo sortira de son aventure grandi et doté d’une plus grande confiance en soi, le monde extérieur lui apparaîtra moins menaçant. Au fil du récit, la personnalité de Bilbo s’affirme, son rôle au sein de la compagnie devient prépondérant et ses initiatives se multiplient selon un schéma désormais traditionnel. En somme Le Hobbit est une excellente métaphore du passage vers l’âge adulte, même s’il faut bien garder à l’esprit qu’il s’agit avant tout d’un très bon roman d’aventure.

vendredi 11 janvier 2013

Joli roman jeunesse : Un cargo pour Berlin, de Fred Paronuzzi

On pourrait difficilement me taxer d’être un inconditionnel de la littérature jeunesse, disons le clairement, même lorsque j’étais gosse ça me barbait sévère et j’ai tôt fait d’aller fouiner du côté du secteur adulte de la bibliothèque municipale de mon secteur pour trouver ma came. Hélas pour moi, mon métier m’oblige de temps à autres à en lire pour ne pas trop perdre de vue un domaine qui déborde d’activité et de nouveautés. Soyons honnête, dans la majorité des cas je souffre, je souffre de cette littérature pour laquelle je n’ai jamais eu aucune affinité et que j’ai toujours considérée comme trop utilitariste, pas assez viscérale et constamment tournée vers des centres d’intérêt qui ne me parlent pas. Sans doute ma vision est-elle trop étroite, étriquée, voire constellée de préjugés, mais finalement l’important n’est pas là, l’important c’est que cette littérature plaise aux enfants et aux adolescents, qu’elle les accompagne dans leur cheminement littéraire et qu’elle les aide à grandir. Qu’elle ne plaise pas aux adultes est fondamentalement accessoire. Il n’empêche qu’il m’arrive de temps à autres d’être agréablement surpris par les qualités littéraires ou narratives de certains romans jeunesse. J’en parle rarement parce que ce n’est pas véritablement le but de ce blog, alors pourquoi évoquer celui-ci plutôt qu’un autre ? Eh bien considérez simplement ce billet comme une petite parenthèse ou une fantaisie que je m’accorde un instant, en somme une incursion sans lendemain dans un territoire vierge.

Un cargo pour Berlin est un chouette petit roman d’un peu moins de cent pages écrit par Fred Paronuzzi, dont c’est ici le cinquième ouvrage jeunesse. Il y dévoile l’histoire de Nour, une adolescente algérienne contrainte de s’enfuir pour échapper à un mariage forcé. Pourtant la vie avait jusqu’à présent souri à Nour. D’origine modeste, mais brillante élève, elle avait bénéficié du soutien de la directrice de son école, qui l’avait engagée à son service pour lui permettre à la fois de poursuivre ses études tout en apportant un soutien financier à ses parents. Hélas l’arrangement prit fin le jour où la directrice eut connaissance de l’idylle naissante entre son neveu et la jeune fille. Nour fut donc renvoyée chez ses parents, blessée par l’attitude du garçon à qui elle avait offert sa virginité et qui n’y voyait qu’une amourette de passage. Humilié, son père décida d’arranger rapidement un mariage pour que la honte ne rejaillisse pas sur la famille. Mais Nour fut horrifiée par la perspective d’épouser un homme probablement bien plus âgé qu’elle et qui lui collerait une ribambelle d’enfants bruyants et affamés. La jeune fille décida donc de prendre la fuite et de rejoindre l'Europe en compagnie de son ami Taricq, un garçon d'origine encore plus défavorisée, qui rêve depuis l'enfance de se rendre à Berlin. Les deux adolescents découvriront les difficultés qui attendent les clandestins africains, qui au départ de Tanger tentent de traverser en toute illégalité le détroit de Gibraltar. Ils seront assaillis par la faim et le froid, connaîtront les brimades de la police au frontières marocaine, feront face à la misère de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants qui inlassablement essaient de forcer le passage vers une Europe qui ne veut pas d'eux et qui par tous les moyens tente d'endiguer le flot des immigrés clandestins.
Admirablement écrit, dans un style à la fois simple et dépouillé, mais non dénué de beauté, le roman est construit sur un rythme rapide. Les chapitres sont courts et incisifs, un peu trop parfois car on aimerait finalement que le roman prenne un peu plus d'ampleur bien que l'on apprécie l'alternance des points de vue (l'écrivain emploie le "je" lorsqu'il s'agit de Nour et le "elle" lorsqu'il s'agit de Youness, son identité clandestine). Sans tomber totalement dans le travers de la littérature utilitariste, qui développe un thème à la manière d'une démonstration, et en évitant la caricature, Un cargo pour Berlin offre un contrepoint intéressant sur la condition des femme dans les pays du Maghreb. Touchant, sans jamais sombrer dans le pathos, Fred Paronuzzi nous offre un joli roman, qui devrait interpeller en douceur mais intelligemment nos chères têtes blondes.

mardi 1 janvier 2013

Les mille automnes de Jacob de Zoet, de David Mitchell

Enfant chéri de la littérature britannique David Mitchell continue d’avancer sur le chemin de l’accomplissement littéraire total en publiant au début de l’année 2012 Les mille automnes de Jacob de Zoet, un roman historique qui semble rompre avec ses thèmes et ses techniques d’écriture favorites. En apparence seulement, car si le dernier roman de l’écrivain anglais se veut plus linéaire et plus classique dans son approche, il ne se contente pas de se reposer sur des techniques de narration conventionnelles et bien que se déroulant dans le Japon de la fin de XVIIIème siècle, il entre subtilement dans le cadre de l’oeuvre globale de David Mitchell, dans ce méta-roman étonnant et ambitieux que l’auteur avait patiemment développé dans Ecrits fantômes et Cartographie des nuages.

En fin connaisseur du continent asiatique, où il a vécu de nombreuses années, David Mitchell a choisi le Japon et plus précisément la fin de l’ére edo, qui marque dans ce pays les derniers soubresauts du féodalisme, pour développer l’intrigue de son roman. Cette période est l’une des plus intéressantes dans l’histoire du Japon car elle marque la fin du shogunat. En l’espace de quelques décennies, les fondations d’un empire tenu de main de maître par les shoguns Tokugawa implosèrent et la dictature militaire, qui eut le mérite de maintenir dans une certaine mesure la paix dans l’archipel durant plusieurs siècles, dut s’effacer face la puissante montante de l’empereur. Mais Mitchell ne s’intéresse pas exactement à la restauration du pouvoir impérial, elle n’est d’ailleurs pas vraiment d’actualité dans le contexte historique de son récit, qui se déroule au tout début du XIXème siècle, soit environ soixante-dix ans avant la restauration Meiji. Cette date choisie par l’auteur n’est cependant pas tout à fait innocente, sur le plan historique le Japon vit effectivement les dernières années de son isolement total face au reste du monde et Mitchell s’intéresse aux prémices de cette ouvertures, aux signes avant-coureurs de la fin d’une époque éminemment symbolique pour le Japon. Un peu comme on observe les premières fissures d’un mur prêt à s’effondrer, lentement mais sûrement.

Pour les lecteurs familiers de l’oeuvre de Mitchell, Les mille automnes de Jacob de Zoet a quelque chose de déstabilisant car l’auteur semble avoir voulu rompre avec le roman choral qui était jusqu’à présent sa marque de fabrique. Mais si les lignes narratives qui traversent ce livre sont effectivement moins nombreuses, Mitchell ne se focalise pas uniquement sur le fameux Jacob de Zoet et multiplie les points de vue et les personnages, sans pour autant s’éloigner comme par le passé de son sujet principal ; le roman gagne ainsi en unité ce qu’il perd en complexité. Cela ne fait pas pour autant de Les mille automnes de Jacob de Zoet un roman facile d’accès, sur le plan littéraire on reste bien au-dessus de la production actuelle et la construction narrative, en apparence simple cache en réalité de nombreuses subtilités. Le roman se déroule quasiment intégralement à Nagasaki ou dans les environs immédiats, pour une raison finalement assez simple, la ville était à l’époque la seule porte d’accès au Japon pour les occidentaux. Les comptoirs commerciaux étrangers (hollandais en l'occurrence) étaient donc installés à Nagasaki, nul occidental n’était autorisé à franchir les limites de la ville sans autorisation exceptionnelle des autorités japonaises, de même qu’aucun Japonais n’avait le droit de quitter le pays, sous peine de mort. Le Japon demeurait un pays extrêmement fermé et rétif à toute forme de modernisation, qui aurait pu faire vaciller dangereusement l’ordre établi depuis des siècles. Ce qui n’empêcha pas les personnages les plus puissants du pays de saisir toute l’importance et les bénéfices qu’ils pouvaient tirer de leurs relations commerciales avec l'occident ou la Chine. C’est la raison pour laquelle malgré les tensions créées par les missionnaires chrétiens, qui donnèrent lieu à de sévères répressions de la part des Japonais, le port de Nagasaki continua à prospérer, en particulier grâce aux Néerlandais.

Neveu d’un pasteur néerlandais, Jacob de Zoet espère bien faire fortune en Asie afin de pouvoir épouser une jeune fille de bonne famille dont il est tombé amoureux.  Jacob est donc expressément envoyé au Japon afin de redresser les comptes de la compagnie néerlandaise des Indes orientales aux côtés d’un certain Vorstenbosch, appelé à devenir chef de la délégation commerciale néerlandaise. Arrivé à Nagasaki, plus précisément sur l’ïle de Dejima où sont consignés les occidentaux, Jacob est confronté à la corruption, au clientélisme et aux manoeuvres plus ou moins subtiles de ses compatriotes pour s’arroger du pouvoir et amasser un maximum de richesses. Un peu déstabilisé par l’accueil qu’il reçoit à la fois de ses compatriotes, mais également des Japonais, qui interdisent également aux occidentaux d’apprendre leur langue, Jacob tente de préserver son intégrité, quitte à s’attirer les foudres de ceux dont il contrarie les plans. Dans cet océan de déceptions et de vexations, il fait la connaissance d’Orito, une jeune sage-femme issue d’une respectable famille de samouraïs dont une partie du visage a été brûlée. Jacob est malgré tout fasciné par la beauté et par la grâce de la jeune femme, mais également par son érudition et lui fait une cour discrète et subtile. Ce qu’il ne sait pas c’est qu’Orito a déjà vécu un amour contrarié avec Uzaemon, l’interprête attitré de Jacob et l’intermédiaire par lequel il lui fait parvenir ses messages. Jusqu’au jour où la jeune femme disparaît mystérieusement, enlevée ou séquestrée dans un monastère à la réputation sulfureuse, tenue par l’abbé Enomoto, un personnage obscur et si puissant que le représentant du shogun lui-même prend soin de ne pas le contrarier.

Roman d’aventure, roman historique, roman d’amour... Les mille automnes de Jacob de Zoet est tout cela à la fois, mais ce qui force le respect et l’admiration c’est une fois de plus la maîtrise de la narration et la qualité de la plume de David Mitchell. Admirablement écrit, le roman est également d’une rare érudition, Mitchell connaît extrêmement bien le Japon pour y avoir vécu de nombreuses années et si la qualité de sa documentation historique ne fait aucun doute, sa connaissance des traditions, des us et des coutumes, mais également de l’esprit japonais font certainement la différence. Les mille automnes de Jacob de Zoet n’est pas seulement un bon roman sur le Japon, c’est un roman qui maîtrise parfaitement les codes de la société japonaise et tout ce qu’elle a d’implicite. Plus étonnant, Mitchell reste fidèle a ses habitudes et flirte avec un registre fantastique dans lequel on ne l’attendait plus, ou tout du moins pas dans ce roman, mais de manière extrêmement légère et fine. Une direction dans laquelle il ne s’engouffre heureusement pas totalement, mais qui s’intègre parfaitement au récit. Mais le plus important réside dans un point bien précis : Les mille automnes de Jacob de Zoet  est probablement l’une des histoires d’amour les plus belles que j’aie pu lire depuis 36 ans, Mitchell ne commet absolument aucune faute de goût et fait preuve d’une subtilité et d’une poésie dont on peine à trouver l’équivalent. C’est beau, c’est subtil et c’est bien évidemment d’une tristesse infinie, sans pour autant tomber une seule fois dans le pathos. Tout simplement admirable.

lundi 19 novembre 2012

BD noire : BLAST, de Manu Larcenet

Ceux qui connaissent le travail de Manu Larcenet savent bien que le bonhomme a un talent fou et que sa sensibilité peu commune s’exprime aussi bien dans le registre de l’humour (Les aventures rocambolesques ou bien encore Nic Oumouk) que dans les registres plus graves voire intimes (Le combat ordinaire), mais peu de lecteurs auraient parié voir Larcenet dans un exercice aussi périlleux que le polar noir et sombre. C’est pourtant bien le propos de BLAST, roman graphique ambitieux en quatre volumes (trois ont déjà été publiés) qui force le respect et en impose même aux plus réfractaires. On aime ou on déteste, mais on ne reste pas insensible face à la patte de Manu Larcenet, qui atteint dans le geste et la composition graphique tout simplement des sommets. Heureusement la narration n’est pas en reste et le mariage entre le texte et le dessin a rarement été aussi saisissant.


Blast c’est l’histoire de Polza Mancini, fils d’immigré italien communiste, ex-écrivain de livres gastronomiques et désormais tueur. Polza est gros, voire très gros, obèse pour être plus précis, sa vie a longtemps été dictée par son poids, une souffrance qu’il a enfouie au plus profond de son être et qui un jour explose au grand jour, défonce ses barrières mentales et laisse libre cours à sa folie. Une enfance difficile, Polza et son frère ont été élevés par leur père après l’abandon de leur mère, une adolescence vécue comme une souffrance, un mariage de raison, l’homme vit comme anesthésié et se réfugie dans son seul plaisir : la bouffe. Un pis-aller qui ne fait que masquer la douleur enfouie et le vide d’une vie qui n’a pas de sens. Cette vie, qui repose sur un équilibre bien précaire, bascule le jour de la mort du père de Polza. A cet occasion Polza vit une expérience quasi mystique qu’il nomme le Blast, une onde de choc cérébrale qui dévaste tout sur son passage et se rapproche d’un trip sous acide. En l’espace de quelques secondes sa vie est bouleversée. Polza rentre chez lui, fourre quelques affaires dans un sac de voyage, vide ses comptes en banques et sans même laisser un message d’adieu à sa femme part sur la route pour vivre une existence de bohême, dans un état éthylique quasi permanent et un laisser-aller qui frôle l’indécence. Polza devient un clochard, une homme qui a choisi de vivre sa liberté de manière totale, et s’enfonce dans les bas fonds de la société en espérant revivre à nouveau le Blast. Cette historie, Polza la raconte aux deux flics qui l’on serré et qui tentent de comprendre comment il en est arrivé à tuer une jeune femme dont pour l’instant on ne sait rien. Lentement les policiers le font parler et reconstruisent un passé en noir et blanc, occulté par les zones d’ombre, les mensonges et les travestissements de la réalité, ce qu’ils essaient de déterminer ce sont ses motivations, les mécanismes qui l’ont conduit au meurtre et dans quelle mesure son geste lui a été dicté par sa folie. C’est cette progression dans l’enquête qui révèle toute la profondeur du personnage et dresse le portrait en demi-teinte d’un homme dont à peine à déterminer s’il s’agit d’un doux illuminé ou d’un cinglé patenté doublé d’un psychopathe. 


    Album choc, oeuvre coup de poing, les qualificatifs ne manquent pas pour tenter de définir l’effet produit par Blast. L’oeuvre est indiscutablement ambitieuse et le lecteur est immédiatement saisi par la noirceur du propos, soulignée par le travail en noir et blanc de Manu Larcenet. Mais loin d’être un repoussoir Blast fascine par son horreur, sa violence sociale et par l’aspect glauque de son univers, dont émergent de manière fugace de véritables moments de poésie, de bonheur ou d’amitié. Larcenet souffle le chaud et le froid, mettant son lecteur dans une position inconfortable et troublante. Son personnage central n’est pas un bloc monolithique, c’est un être humain complexe, qui s’est construit autour de sa souffrance et dont chaque facette est esquissée subtilement, progressivement ; Larcenet façonne et révèle la personnalité de Polza Mancini à la manière d’un sculpteur, par petites touches successives, avec une finesse et une mise en perspective que l’on a rarement rencontré dans la bande dessinée. La fusion entre le texte et l’image est totale, presque harmonieuse si tant est que l’on puisse utiliser ce terme pour une oeuvre aussi sombre et glauque. En toile de fond, bien au-delà du personnage de Mancini, apparaît le portrait d’une société déprimée, fatiguée, polluée, sombre, dont la violence peut exploser au détour d’une rue ou au coin d’un bois. Une société qui imprime ses stigmates sur les visages et sur les corps, exclut les marginaux et broie ceux qui veulent exprimer leur différence. 

samedi 17 novembre 2012

Fantasy barbare : L'heure du dragon (conan T2), de Robert Howard

Second volume de l’intégrale consacrée aux nouvelles de Conan, L’heure du dragon est composé de seulement trois textes de Robert Howard, accompagnés comme dans le premier opus d’un matériel éditorial de grande qualité, qui sera surtout indispensable aux exégètes de l’oeuvre howardienne.  Si le sommaire peut donc paraître assez léger, c’est parce que les textes en question sont bien plus longs que la moyenne, on y retrouve d’ailleurs le seul et unique roman écrit par Robert Howard dans la masse des nouvelles qui constituent l’univers originel de Conan. L’heure du dragon, puisqu’il s’agit du titre du roman en question, est précédé par une longue nouvelle intitulée “Le peuple du cercle noir” et complétée par “Une sorcière viendra au monde”, une nouvelle un poil plus courte mais néanmoins conséquente au regard des standards habituels.

Commençons donc par “Le peuple du cercle noir”, une nouvelle au début de laquelle Conan incarne le chef d’une peuplade de pillards rebelles, aux confins de l’Afghulistan. Alors qu’il s’infiltre dans une forteresse pour libérer plusieurs de ses meilleurs guerriers il se retrouve pris dans une intrigue complexe entre la jeune princesse Devi Yasmina, déterminée à venger la mort suspecte de son frère, un sorcier renégat et sa belle, plusieurs espions à la solde des royaumes voisins et une étrange secte de sorciers aux pouvoirs maléfiques extrêmement puissants. Autant dire que le géant cimmérien ne s’embarrasse guère de subtilité pour démêler les tenants et les aboutissants de cette affaire et se contente d’enlever purement et simplement la princesse Yasmina, espérant que l’otage sera une bonne monnaie d’échange pour faire libérer ses compagnons d’arme. Hélas rien ne se déroule comme prévu, alors qu’il se croyait en position de force, Conan se retrouve traqué, rejeté par ses propres guerriers et doit affronter en dernier ressorts les terribles sorciers du cercle noir. “Le peuple du cercle noir” constitue probablement la nouvelle la plus longue du cycle de Conan, cela se ressent évidemment dans la narration, qui paraît moins maîtrisée qu’à l’accoutumée, Howard multiplie les péripéties et les personnages secondaires, sans jamais vraiment les creuser. Yasmina est heureusement un personnage féminin un peu plus subtil que les jeunes filles très légèrement vêtues que l’on croise habituellement dans les récits de Robert Howard, c’est une princesse certes bien faite, mais loin d’être potiche, elle est intelligente, déterminée, courageuse et soucieuse du bien de son peuple. Sa relation avec Conan donne lieu à quelques dialogues non dénués d’intérêt vers la fin du récit (toutes proportions gardées, Howard n’est pas non plus Machiavel.
On trouvera d’ailleurs d’autres éléments de cette réflexion politique dans L’heure du dragon, un roman qui tient une place à part dans l’oeuvre de Robert Howard, car ce récit fut rédigé non pas pour le public américain, mais dans l’espoir de percer sur le marché britannique. L’éditeur anglais à qui Howard avait envoyé quelques-unes des meilleures nouvelles de Conan refusa de les publier pour des raisons obscures, mais laissa entendre à l’auteur texan qu’il lui achèterait volontiers un roman. Robert Howard, qui n’était pas franchement rompu à l’exercice, s’attela à la tâche à deux reprises avant d’aboutir à L’heure du dragon, un roman qui emprunte allègrement des idées dans les textes précédents de Conan et qui inscrit son aventure dans un cadre plus européanisé (dans les noms des personnages ou bien encore la toponymie). Comme à son habitude Howard n’hésite pas à manier l’ellipse narrative et au risque de surprendre ; Conan est dès le début du récit devenu roi d’Aquilonie, mais perd son trône après avoir subi une cuisante défaite face à la coalition menée par le roi de Némédie, allié à un puissant sorcier, Xaltotun de Python, revenu du fond des âges. Pour récupérer son trône, Conan devra partir à la recherche du coeur d’Arhiman, une puissante gemme capable d’annihiler le puissante magie noire de Xaltotun, une quête qui le mènera sur les routes du Sud, jusqu’en Stygie.  L’ennui, c’est qu’en dépit de bons passages et de quelques trouvailles narratives intéressantes, Howard s’embourbe à nouveau dans les péripéties secondaires et inutiles, comme s’il avait décidé de faire de ce roman un pot-pourri des aventures de Conan à l’usage de ceux qui ne le connaissent pas. On a connu l’auteur américain en meilleure forme.
Heureusement, la dernière nouvelle du recueil, “Une sorcière viendra au monde” relève légèrement le niveau. Non pas que la trame de départ soit d’une originalité folle, mais ce récit comporte tout simplement l’une des scènes les plus marquantes des aventures de Conan, que John Milius reprendra d’ailleurs à son compte dans le long métrage. Mais avant d’en arriver là, Conan, qui n’est pas encore devenu roi d’Aquilonie mais seulement capitaine de la garde de la reine Taramis du Khauran (comme à son habitude Howard se refuse à respecter un quelconque enchaînement chronologique dans ses récits), assiste impuissant à un véritable coup d’état. La propre soeur de la reine, Salomé, que l’on croyait morte à l’occasion de sa naissance, usurpe l’identité de la souveraine et livre la cité de Khauran au chef d’une bande de mercenaires shémites, qui s’empresse de mettre au pas la populace. Le peuple vit désormais sous la férule de ce couple infernal et ploie sous les impôts, les mauvais traitements et la famine. Les exactions sont monnaie courante alors que chaque jour la reine livre en sacrifice les éléments les plus brillants de la cité. Tous les espoirs reposent désormais sur les épaules de Conan, qui, après avoir échappé à une mort cruelle, mène la rébellion. On retrouve dans ce récit les éléments habituels des nouvelles de Conan, une trame resserrée, beaucoup d’action, quelques jeunes femmes dénudées et une pointe d’astuce chez le Cimmérien, ce qui n’est pas pour nous déplaire.

Selon Patrice Louinet, à qui l’on doit cet excellent travail d’archéologie éditoriale et la non moins indispensable postface qui l’accompagne, ces trois récits constituent commercialement l’apogée de la carrière de Robert Howard, une affirmation qui vaut sans doute moins pour la qualité littéraire des textes présentés, que pour leur ambition et leur place au sein de la mythologie (ou plutôt devrait-on dire de la méta-histoire) de ce héros populaire hors du commun. Au fil des textes le personnage s’étoffe et se complexifie, sa place dans l’histoire du monde hyborien prend de l’ampleur ; au fur et à mesure Howard dévoile l’envergure de son projet, qui, malgré les contraintes alimentaires et les textes en demi-teinte (voire franchement racoleurs), force le respect par son gigantisme en matière de création d’univers. A ce titre, Howard représente l’un des rares faiseurs d’univers à pouvoir être comparé à J.R.R. Tolkien, toutes proportions gardées évidemment, l’érudition de l’écrivain anglais étant éminemment plus conséquente. Howard avait choisi de situer son univers entre 14000 et 10000 avant J.C. pour éviter principalement d’être pris au piège par par ses connaissances parfois approximatives de l’Histoire humaine, ce qui ne lui évite pas pour autant les anachronismes. Sur le plan purement littéraire, les trois textes qui composent ce recueil sont franchement inégaux, seul “Une sorcière viendra au monde” ressort du lot, mais on est assez loin des textes courts et incisifs qui caractérisaient les premières publications de Robert Howard. Quant à la forme romanesque, elle n’’est pas la plus adaptée au style howardien, qui loin de prendre de l’ampleur s’embourbe souvent dans des péripéties secondaires, qui contribuent à alourdir inutilement la narration, ce qui évidemment n’exclut pas des passages de grande qualité.

mercredi 31 octobre 2012

Cousu main : Elinor Jones, d'Algesiras et Aurore

Voici une plongée dans le monde de la mode. Pas celui du Diable qui s'habille en Prada, mais celui bien feutré d'un prestigieux atelier de couture anglais de la fin du 19e siècle. Elinor Jones, jeune couturière douée et enthousiaste, rejoint l'atelier de haute couture Tiffany menée par une jeune prodige, Bianca Tiffany. Chaque saison, elle organise, sous la houlette de Hope Tiffany, sa mère, et le contrôle financier d'Abel, son frère, un bal magnifique où chaque invité porte les créations et font la réputation de la maison.
Il y a là les couturières : la seconde d'atelier, Rachel, solide et efficace ; l'ancienne, Macy, qui représente la tradition, l'expérience et l'excellence ; Lody, la joie et la bonté incarnée, et puis la magnifique Siam, métisse et compagne d'Abel, taiseuse mais doigts d'or. Il y a aussi deux domestiques chinois, Chao et Heng, qui ne s'aiment pas, l'un majordome et l'autre jardinier, l'un mystérieux et un peu angoissant, l'autre colosse et rassurant. 
Dans ce microcosme que nous découvrons avec Elinor, la jeune fille trouve rapidement sa place, travaille comme quatre et sait se faire apprécier par son incroyable gentillesse. Mais les petites intrigues des uns et des autres, les lourds secrets, y compris celui d'Elinor, les envies et les rêves de ce petit monde, et la fièvre de la préparation du bal d'hiver vont se nouer petit à petit  et resserrer leur étau autour des personnages.
La série ne fait que trois tomes. L'intrigue n'a pas la complexité d'un bon polar, mais elle est très habilement menée et les fils sont suffisamment nombreux et bien tissés pour qu'on ne s'ennuie jamais. Dans ce décors feutré et doux comme la soie, la vie et la mort vont et viennent, les joies succèdent aux chagrins et la tension monte imperceptiblement jusqu'au troisième tome où tout s'emballe, pour le meilleur et le pire, sans tomber dans l'invraisemblance une seule fois. On redoute la fin, on la suppute, on la refuse, mais elle est d'une implacable logique, et elle arrive comme un concours de circonstances imparable, un destin.
L'ambiance feutrée ne masque pas une certaine brutalité, qui s'exprime d'une manière toute féminine, qui pour en être moins sanglante que dans les histoires de garçons n'en est pas moins violente. Les hommes ne sont pas absents, loin de là, et ne sont pas réduits à la figuration, mais ce ne sont pas eux les moteurs de l'histoire : ce sont les femmes.
L'histoire aborde aussi le thème de l'anorexie avec une très grande délicatesse, ce qui n'est pas son moindre mérite. Quant à l'ultime conclusion de l'histoire, en forme maxime, elle est laissée à Heng, le jardinier, et elle m'a beaucoup plu, même si elle ne m'a pas débarrassée d'une poignante mélancolie à la lecture du mot fin.

Le dessin aux allures de mangas est très rond, agréable, et les couleurs chatoyantes. Il plaira à un public jeune (les deux premiers tomes ont été testé avec grand succès auprès des lycéennes d'Issoudun l'année dernière, je pense que la série trouvera bientôt sa place au collège). Les décors et les tenues sont en général sobres, ce qui fait ressortir la beauté des robes des bals. Les personnages sont facilement reconnaissables mais pas caricaturaux (à l'exception de la veuve Bethania, mais des veuves Bethania, nous en connaissons tous au moins une, et peut-être encore plus acariâtres que celle-là....), ce qui ajoute à la lisibilité de l'ensemble.

Aviez-vous compris combien j'ai aimé cette série ? Bien sûr, j'aurai peut-être apprécié un quatrième bal, une autre fin... mais ces trois tomes forment un tout bien cadencé, une histoire complète et non une succession d'épisodes. Plus aurait été trop ; moins aurait fait manquer aux amateurs de bandes-dessinées un très bel ouvrage.

lundi 29 octobre 2012

Destins croisés et autres errances littéraires : Ecrits fantômes de David Mitchell

Illustre inconnu lors de la publication d’Ecrits fantômes en 1999, David Mitchell s’est depuis taillé une réputation flatteuse au Royaume-Uni et bien au-delà de ses frontières. Certes, l’écrivain anglais est loin d’atteindre en France les volumes de vente d’un Ken Follett ou d’un Harlan Coben, mais chacun de ses romans est attendu avec une certaine impatience par la critique et par les fans. Deux romans auront suffi à construire et à asseoir sa réputation, Ecrits fantômes et Cartographie des nuages, deux petits bijoux qui impressionnent par leur construction narrative sophistiquée, aussi bien que par leur foisonnement d’idées et leur capacité à fusionner les genres (polar, SF, fantastique, roman historique). C’est cette capacité à intégrer et à restituer brillamment ces différentes influences, mais aussi son audace sur la forme, qui a poussé de nombreuses critiques à faire de David Mitchell l’un des fers de lance de la littérature “post-moderne”. Si le terme peut prêter à sourire tant il est vide de sens pour les lecteurs un peu familiers des mauvais genres, il n’en demeure pas moins qu’on aura rarement vu un auteur manipuler avec tant d’aisance des concepts, des procédés et des thématiques jusqu’à présent circonscrits à des genres bien délimités. Il faut bien reconnaître que David Mitchell fait partie de ces auteurs qui  ont réussi à dynamiter les barrières littéraires, piochant au gré de ses envies et sans aucun complexe ce qui apparaissait de meilleur dans chaque littérature de genre. Depuis, Francis Berthelot a proposé dans son essai Bibliothèque de l’Entre Mondes le terme de “transfiction” pour tenter de regrouper cette “nouvelle forme” de littérature qui s’affranchit allègrement des étiquettes, transgresse la taxonomie littéraire et choque les papes de l’orthodoxie culturelle. Las, le terme est loin d’avoir mis tout le monde d’accord, les plus perfides faisant remarquer que Berthelot pratiquait ce qu’il tentait lui-même de dénoncer en essayant de regrouper cette nébuleuse littéraire sous une nouvelle “étiquette”. C’était mal comprendre la volonté d’ouverture de Francis Berthelot et surtout le succès d’oeuvre aussi étranges et variées que celles de Mark Z. Danielewski, de Haruki Murakami ou de Jose Carlos Somoza, preuve que le public est prêt, lui, à s’affranchir des carcans hérités du passé.


Résumer la trame d’Ecrtis fantômes a quelque chose de vain et de foncièrement bancal car le roman vaut surtout pour sa construction narrative complexe, une telle tentative de synthèse éventerait par ailleurs tout effet de surprise, rendant la construction savamment orchestrée par David Mitchell totalement caduque. Tout juste faut-il spécifier qu’il s’agit d’un roman polyphonique dans lequel chaque chapitre est consacré à un personnage, un lieu et parfois une époque différente, chaque nouvelle qui le compose est reliée par un fil ténu à l’ensemble de cette oeuvre étrange, dont le dessein se révèle avec une extrême lenteur. Qu’y a-t-il en effet de commun entre un terroriste auteur d’un attentat au gaz sarin à Tokyo, un jeune disquaire japonais fan de jazz, un avocat d’affaire de Honk-Kong en mauvaise posture, un être immatériel qui transmigre de corps en corps en Mongolie ou bien encore des professionnels du vol d’oeuvres d’art à Sain-Petersbourg ? Mitchell diffuse habilement quelques indices, des personnages se croisent, se retrouvent plus ou moins imbriqués dans des affaires parallèles, comme si le monde n’était en réalité qu’un petit village dans lequel chacun connaîtrait plus ou moins ses voisins. On comprend assez rapidement que le roman se présente sous la forme d’une errance géographique, contrairement à Cartographie des nuages, qui était une errance à travers le temps, jusque dans un futur éloigné. Mitchell mélange évidemment habilement les genres, passant avec une maîtrise peu commune d’un registre à l’autre, adaptant son style avec une facilité déconcertante, construisant au final un roman aux qualités littéraires indéniables malgré quelques passages un poil bavards ; maîtriser le soliloque est de toute façon un art difficile, mais les personnages de Mitchell le pratiquent avec un certain bonheur, pour ne pas dire un bonheur certain. Évidemment, c’est une fois la dernière page tournée que l’ensemble prend apparemment tout son sens, que les pièces de cette étrange construction s’assemblent et s’imbriquent, laissant tout de même sur le final une dernière part de mystère, qui vous poussera irrémédiablement à reprendre depuis le début votre lecture. Juste histoire de vérifier un ou deux éléments de cette étonnante mystification finale. 

mercredi 17 octobre 2012

Attention chef d'oeuvre : Cartographie des nuages, de David Mitchell

[Ceci est un honteux recyclage d'une fiche publiée sur un obscur site professionnel, et comme je lis en ce moment même Ecrits Fantômes,  je me suis dit qu'une petite piqûre de rappel ne ferait pas de mal]

A force de fréquenter le fandom et de traîner dans les librairies spécialisées, le lecteur amateur de science-fiction  finit par oublier que son genre de prédilection est parfaitement capable de s'affranchir des frontières de genre et de contaminer les autres branches de la littérature. Heureusement, il arrive que certains éditeurs s'égarent et publient de temps à autre un OLNI comme celui de David Mitchell (ce dont on ne se plaindra pas). Il n'est pas question ici de polémiquer sur l'habileté de l'intelligentsia à récupérer certaines oeuvres phares de la SF, je renvoie pour cela à l'excellent article de Gérard Klein sur le sujet (1), mais juste de signaler que les thèmes de la science-fiction ne séduisent pas que les auteurs de littérature de gare et titillent également l'imagination et l'intellect d'écrivains mainstream. Car nul doute, à travers « Cartographie des nuages », David Mitchell assume pleinement son héritage culturel et littéraire, mêlant habilement les influences et les genres (roman d'aventure, roman d'apprentissage, thriller, dystopie, post-apo), avec un bonheur et une maîtrise que l'on aimerait rencontrer plus souvent. Fort bien me direz-vous, mais finalement, de quoi ça cause « Cartographie des nuages ».


Tout comme « Ecrits fantômes », le précédent roman de David Mitchell, « Cartographie des nuages » tient avant tout à sa structure et à sa nature polyphonique. L'auteur casse la linéarité du récit par une approche ambitieuse, qui consiste à multiplier les points de vue à travers une trame narrative étalée sur plusieurs siècles. On pourrait considérer ce schéma comme un empilement de nouvelles maintenues par un fil directeur ténu, mais David Mitchell est bien plus malin car l'ensemble est infiniment supérieur à la somme des parties.
« Prétendez-vous que la race blanche ne domine point
par la grâce divine mais par le mousquet ? »

Le roman débute en plein XIXème siècle par le récit d'Adam Ewing, juriste de la petite bourgade de San Francisco, qui relate à travers un journal son périple jusqu'aux antipodes et son retour mouvementé vers l'Amérique. Sur le navire qui le ramène vers son foyer, Adam rencontre le Dr Goose, médecin spécialiste des maladies tropicales avec lequel il se lie d'amitié et discute à bâtons rompus de sujets plus ou moins philosophiques ; le premier étant un abolitionniste convaincu, alors que le second manie le cynisme avec un certain brio. Les conditions détestables de la vie à bord, la brutalité des blancs envers les populations autochtones, le caractère profondément belliqueux et méprisable de la colonisation, sont autant de thèmes qui transparaissent à travers un récit qui transpire d'un humanisme sincère.
Changement de siècle et de ton grâce au récit épistolaire de Robert Frobisher, jeune aristocrate britannique, apprenti compositeur de musique classique de son état, qui fuit l'Angleterre après avoir vu sa réputation et sa fortune réduites à néant on ne sait trop comment. Frobhisher est homosexuel, ou plutôt bisexuel, et son récit est composé des lettres qu'il envoie à son ami le plus proche, un certain Rufus Sixmith. Pour se faire oublier, il s'expatrie en Belgique, auprès du grand compositeur Vyvyan Ayrs, dont il devient l'assistant puisque ce dernier est devenu quasiment aveugle. A travers cette relation épistolaire, on apprend les frasques sexuelles du jeune Frobisher, ses tentatives pour écrire une oeuvre personnelle que son mentor s'efforce de s'approprier avec une roublardise assez consternante, ses déboires amoureux, ainsi que sa découverte du journal d'un obscur juriste de San Francisco. 

« Le conflit auquel prennent part l'industrie et les militants est analogue à un combat qui opposerait la narcolepsie à la mémoire »
 
Nouveau saut temporel, du côté de la Californie des années 70 cette fois, en compagnie de la jeune Luisa Rey, journaliste travaillant pour un magazine de seconde catégorie, pour lequel elle mène une enquête délicate sur le compte d'une société appartenant au lobby énergétique. Cette dernière développe un nouveau type de réacteur nucléaire annoncé comme révolutionnaire. Ses investigations se compliquent lorsqu'elle fait la rencontre du Pr Rufus Sixmith, un éminent physicien, qui a rendu des conclusions négatives concernant les nouvelles technologies développées par la société Seabord. Luisa comprend rapidement qu'elle a soulevé une affaire importante lorsque les cadavres commencent à s'accumuler autour de ce dossier.
L'on retrouve le récit de Luisa Rey près de vingt ans plus tard, entre les mains d'un éditeur londonien au bord du dépôt de bilan, qui, à la suite d'un différend avec la famille de l'un de ses auteurs, doit prendre la poudre d'escampette loin des remugles londoniens. Tim Cavendish a un plan infaillible pour se mettre au vert, une pension de famille quelque part dans le Nord du pays, où il pourra se faire discret tout en pilotant ses affaires par téléphone. Sauf, que la pension de famille n'en est pas une et aurait plutôt à voir avec une maison de retraite transformée en centre de détention pour personnes grabataires.
On se demande bien comment David Mitchell pourra relier son récit à celui de Sonmi-451, clone élevé à la conscience à la suite d'une expérience, condamnée à mort dans un état totalitaire qui occupe l'actuelle Corée. Esclave moderne libéré illégalement des ses entraves psychiques, Sonmi-451 a commis le crime d'oser remettre en question un ordre établi depuis des générations.
Enfin, l'auteur termine son épopée à travers les siècles, par l'histoire de Zachry, Berger d'une Terre post-apocalyptique, où quelques survivants continuent de s'entretuer pour la possession des rares terres encore préservées (du côté d'Hawaï). L'occasion pour David Mitchell, d'expérimenter un nouveau style, qui tranche singulièrement avec le reste de son roman. Le récit de Zachry est en réalité le point culminant de l'oeuvre de Mitchell et, comme ce dernier a fort bien fait les choses, il se situe à mi-parcours du roman. Oui mais alors, de quoi sont donc constituées les 300 dernières pages ? Eh bien Mitchell continue le récit de chacun de ses personnages dans l'ordre inverse de ce qu'il avait initialement proposé. Ce qui permet une mise en perspective fort pertinente de ces récits multiples, à lumière de l'histoire de Zachry. C'est assurément ce basculement de la perspective, qui fait d'ailleurs tout l'intérêt de « Cartographie des nuages ».
"Un beau jour, un monde totalement voué à la prédation brûlera de lui-même. Et j'ajoute que le Diable procédera du moindre au majeur, jusqu'à ce que le majeur devienne moindre. A l'échelle d'un individu, l'égoïsme enlaidit l'âme ; à l'échelle humaine, l'égoïsme signifie l'extinction."

Fondamentalement durant les 300 premières pages, le lecteur ne cesse de s'interroger sur la finalité de cette construction alambiquée, pour finalement être frappé d'un seul coup par son étonnante cohérence interne. Indiscutablement, David Mitchell est un astucieux et minutieux maître d'oeuvre, capable de régler avec la plus grande des précisions sa petite mécanique livresque. Cette fresque qui s'étend sur plusieurs siècles dresse de manière assez glaçante le bilan de notre civilisation, qui inexorablement se dirige vers l'implosion finale sous le poids de ses propres errements. Cupidité, avidité, mensonge, complots, exploitation de l'homme par l'homme sous ses plus effroyables aspects, exploitation d'une nature desormais à l'agonie, la chute selon Mitchell sera inexorable. Le questionnement de l'écrivain anglais n'est pas foncièrement original, mais le traitement l'est assurément davantage. Toujours est-il que l'on a le sentiment d'assister véritablement à cette chute de la civilisation occidentale à travers ces quelques saynètes, qui représentent autant d'instantanés à un instant T de notre régression, quelques clichés perdus dans l'immensité de notre bêtise d'où émergent pourtant quelques rares instants de grâce. Assurément, quelques gouttes de courage ou de poésie ne suffiront pas à nous sauver. Pessimiste Mitchell ? Oui, mais avec classe, distinction et maîtrise de soi. Typiquement britannique n'est-il pas ? 

"La savance des Anciens leur permettait d'contrôler les maladies, les kilomètres, les graines, pis d'faire du miracle un ordinaire, mais y avait quelqu'chose qu'ils pouvaient pas contrôler, nan, une faim qui s'loge dans l'coeur des humains, ouais, la faim d'en avoir plus."
(1) Gérard KLEIN. Le procès en dissolution de la science-fiction, intenté par les agents de la culture dominante. In Europe, n°580-581, août 1977. p. 145-155