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vendredi 29 mars 2013

Balade japonaise : Tokyo Sanpo, de Florent Chavouet

"Il paraît que Tokyo est la plus belle des villes moches du monde. Plus qu'un guide, voici un livre d'aventures au cœur des quartiers de Tokyo. Pendant ces six mois passés à tenter de comprendre un peu ce qui m'entourait, je suis resté malgré tout un touriste. Avec cette impression persistante d'essayer de rattraper tout ce que je ne sais pas et cette manie de coller des étiquettes de fruits partout, parce que je ne comprends pas ce qui est écrit dessus. A mon retour en France, on m'a demandé si c'était bien, la Chine. Ce à quoi j'ai répondu que les Japonais, en tout cas, y étaient très accueillants."

Florent Chavouet

Pour la génération des trentenaires, dont je fais partie, le Japon est une destination mythique, c’est le pays de l’animation à 12 images par seconde, des mangas à rallonge, des samouraïs et des Ninjas, mais aussi et surtout le Japon est le pays des jeux vidéo. Depuis quelques années, la puissance culturelle du Japon est pourtant sur la pente descendante, le secteur vidéoludique souffre de la concurrence des gros éditeurs occidentaux, qui ont su aborder le virage de la HD avec nettement plus de maîtrise technique, et il n’y a guère qu’en France que le secteur du manga et de l’animation japonaise soit aussi florissant (en dehors des frontière de l’archipel s’entend). Tout ceci fait écho aux difficultés économiques du Japon, qui peine à se relever de la crise et subit de plein fouet de dynamisme de la Chine et de la Corée du Sud. Il est d’ailleurs tout à fait symptomatique de constater la percée fulgurante de la pop coréenne depuis quelques années en France, le pays devient de plus en plus attractif et attire des milliers de jeunes Français sur les bancs des universités qui proposent des cours de coréen ; est-il utile de spécifier qu’il s’agit dans une majorité de cas  de futurs candidats à l’expatriation au pays du matin calme, un phénomène qui n’est pas sans rappeler l’attrait que le Japon exerçait (et exerce toujours dans une certaine mesure)  sur la jeunesse dans les années 80-90. 





    Difficile de déterminer si Florent Chavouet fait partie de ces japan addicts qui durant une grande partie de leur adolescence rêvent de fouler le sol sacré du Japon, collectionnant les mangas, les animés et les JRPG avec la maniaquerie qui caractérise les otakus, tout juste sait-on que le jeune homme accompagne sa petite amie durant six mois pour les besoins d’un stage, sans qu’il s’étende outre-mesure sur ses motivations. Peu importe finalement car le plaisir de la découverte et l’émerveillement face à des objets insolites, pourtant fatalement banals au Japon, demeurent intact à chaque page. Tokyo sanpo se présente sous la forme d’un carnet de voyage graphique retraçant les errances quotidiennes du jeune français dans les rues de la tentaculaire capitale japonaise. Feuilleter l’ouvrage sans s’y plonger a quelque chose de déstabilisant, Tokyo Sanpo a l’air au premier abord anecdotique ; de jolis dessins, quelques phrases sibyllines placées au petit bonheur la chance et puis la magie opère, le lecteur entre dans l’univers de Florent Chavouet, en perçoit la poésie et la subtilité. Il y a une finesse étonnante dans les observations du dessinateurs, mais également dans ses petits commentaires souvent très drôles, qui apportent de nombreux détails caractéristiques de la culture et de la tradition japonaise, mélange de coutumes ancestrales et de modernité. Ce sens du détail, cette capacité à saisir l’instant et à capter en quelques traits ce qui caractérise l’esprit japonais est la principale force de cet étonnant carnet de croquis, à tel point que l’on se demande s’il ne s’agit pas là du meilleur livre jamais publié sur Tokyo. C’est une chose que d’apprendre en quelques phrases sèches du Routard que les printemps y sont pluvieux et les étés chauds et humides, c’en est une autre de constater au travers de nombreux croquis que Florent Chavouet ne dessine jamais le ciel lorsqu’il pleut (et ces dessins sont fort nombreux). Même principe concernant le prix des fruits, très chers au Japon, Florent Chavouet s’amuse à dessiner des étiquettes de pommes, de bananes, de poires ou d’ananas, qu’il colle au fil des pages ; cela pourrait relever du détail ou du running gag futile, mais l’impact du procédé est là aussi très fort. le lecteur un peu subtil aura compris qu’offrir une corbeille de fruits lorsqu’on est invité chez des Japonais est probablement fort apprécié.  Progressivement, une géographie de Tokyo se dessine au fil des pérégrinations de l’auteur, là encore on échappe à toute lourdeur didactique, la découverte des différents quartiers de la ville se fait en douceur, Chavouet accentuant subtilement ce qui caractérise chaque secteur de la capitale (le quartier branché de Shibuya, le centre des affaires et ses gratte-ciel, le très animé arrondissement de Shinjuku, Akihabara et ses otakus...), tout en délaissant les zones qui ne l’intéressent pas, l’aspect parcellaire de la visite étant une composante qu’il faut évidemment rapidement intégrer, Chavouet ne prétendant aucunement à l’exhaustivité. Ce qui peut étonner dans les croquis de l’auteur c’est l’aspect composite de l’architecture et de l’urbanisme tokyoïte, les maisons ont l’air d’êtres faites de bric et de broc et leur entretien laisse parfois à désirer, les fils électriques et téléphoniques sont omniprésents dans les rues, tout comme les enseignes lumineuses, néons et autres pancartes publicitaires ; la ville donne globalement le sentiment d’avoir poussé au petit bonheur la chance, sans véritable plan d’urbanisme. 



Evidemment, Tokyo Sanpo ne s’adresse pas exactement aux touristes qui souhaitent planifier leur prochain voyage au Japon, le livre est avant tout destiné aux amoureux de cet étonnant pays, à ceux qui rêvent de parcourir les rues animées de Tokyo, de traverser le fameux carrefour de Shibuya ou de traîner dans les boutiques d’électronique et de jeux vidéo d’Akihabara (quartier de l’auteur apprécie finalement assez peu), à ceux qui s’émerveillent de découvrir un temple traditionnel coincé entre deux building ou qui restent fascinés par des détails exotiques de la vie quotidienne des Japonais. Tokyo Sanpo s’adresse également à ceux qui connaissent bien le Japon, y ont vécu ou séjourné longtemps, nul doute que les dessins et les commentaires de l’auteur les ramèneront avec nostalgie au pays.



Allez, pour ceux qui hésitent encore, je vous invite à consulter l'excellent site web de Florent Chavouet, consacré en grande partie à Tokyo Sanpo et sur lequel vous pourrez trouver des dessins inédits et quelques photos qui complèteront ce magnifique voyage.

mardi 26 mars 2013

Dystopie argentine : L'employé, de Guillermo Saccomanno

Ami lecteur, tu ne connais sans doute pas l’auteur argentin Guillermo Saccomanno, sache que jusqu’à présent moi non plus et que c’était là,  pour certains, une grave faute de goût. Je me suis donc empressé de réparer cette erreur en dénichant L’employé (éditions Asphalte) qui jusqu’à preuve du contraire (mais je peux me tromper) est le second livre traduit en français de cet auteur multi-primé et hautement reconnu pour ses talents d’écrivain et de scénariste en Amérique latine. L’objet en lui-même inspire confiance, format sympathique, belle illustration, quatrième de couverture alléchante et surtout, surtout, une excellente préface de Rodrigo Fresan, qui contextualise très bien l’oeuvre et la rattache à d’illustres références, au premier rang desquelles on retrouve l’incontournable Philp K. Dick, mais également des poids lourds comme J.G. Ballard ou Kurt Vonnegut. Autant dire que cette lecture augurait du meilleur. Tu l’auras sans doute déjà compris ami lecteur, si je prends un tel luxe de précaution c’est pour mieux m’écarter du tombereau d’éloges dont ce roman a fait l’objet depuis sa sortie. Oh certes, il s’agit là d’un bon roman, supérieur en bien des points à la production moyenne. Mais faut-il pour autant le porter au pinacle et le classer irrémédiablement dans la catégorie des chefs-d’oeuvre intemporels. Tout ceci n’est-il pas symptomatique de l’état de la littérature de ce début de siècle, où la moindre pépite se retrouve auréolée d’un prestige démesuré, navigant seule dans un océan de médiocrité. Loin de moi l’idée de descendre ce très bon roman, mais la critique devrait en tout état de cause prendre un peu de recul et modérer son enthousiasme, sous peine de perdre quelques onces de crédibilité.


Le lecteur de SF sera peu surpris par les procédés narratifs employés par Guillermo Saccomanno tant ils ont été usités (voire usés) à maintes reprises dans la littérature dystopique :  absence de temporalité (un futur très proche), anonymat des personnages (l’employé, le collègue, le chef, la secrétaire, tous sont nommés par leur fonction et non par leur prénom, sans doute pour accentuer la perte d’identité), géographie très vague (quelque part dans une grande ville sud américaine), contexte fortement capitaliste dans lequel la productivité prend l’ascendant sur toute forme d’humanisme.... des composantes certes très efficaces, mais peu originales. Chez Saccomanno le cadre a finalement peu d’importance, du monde extérieur on ne sait rien, tout au plus prend-il des airs menaçants avec ses bandes qui hantent les rues de la ville ou le métro, commettant quelque agression sans justification, des explosions inopinées laissent présager une forme de rébellion hostile au pouvoir en place, mais c’est un arrière-plan finalement bien discret. Le roman est intégralement centré autour du  personnage de l’employé, dont rappelons-le nous ne connaissons pas le nom ; un personnage assez peu sympathique, souffreteux, plus ou moins dépressif, inquiet en permanence, terrorisé par sa propre femme, une matrone à l’aspect effectivement peu commode, et tyrannisé en permanence par ses enfants (une horde de goinfres mal élevés). Sa vie professionnelle est à l’avenant, l’employé est un travailleur modèle qui ne compte pas ses heures, exécute ses tâches sans passion mais avec méticulosité. L’employé est littéralement terrorisé par sa hiérarchie, dont les méthodes de management n’ont rien à envier à celles des multinationales pratiquant un capitalisme outrancier, centré uniquement sur la productivité et écrasant toute velléité créative. Le facteur humain est ici réduit à sa plus simple expression, les travailleurs ne sont que des objets interchangeables, débarqués sans préavis par haut parleur (les heureux élus sont emmenés de force par la sécurité, certains s’accrochant  à leur bureau de manière hystérique, sous le regard à la fois coupable et soulagé de leurs collègues). Dans ce climat de compétition délétère, les relations entre employés sont évidemment inexistantes ou foncièrement biaisées, comment faire confiance à des collègues qui peuvent vous dénoncer à la moindre occasion pour se maintenir à leur poste ou flatter la hiérarchie. Pourtant, on ne sait trop pourquoi ni comment, une idylle naît entre l’Employé et la Secrétaire (du chef), une histoire à sens unique, purement physique pour la jeune femme, qui de toute façon court deux lièvres à la fois. Mais l’Employé perd les pédales, la Secrétaire devient pour lui une obsession, elle occupe ses pensées en permanence, provoque par son comportement de multiples souffrances, fait l’objet de délires sévères. L’Employé plonge lentement et inexorablement dans une longue déchéance, une descente aux enfers ponctuées de vagues phases de lucidité.


Finalement le roman souffre d’un défaut important, à savoir d’être centré sur à peu de choses près un seul personnage que l’on prend progressivement en grippe, faisant fi des dimensions sociologiques et politiques de toute bonne dystopie. La ville aurait pu devenir le personnage central de ce roman, une créature d’asphalte et de béton, déshumanisée, destructurée, gangrenée par la violence et les inégalités, car si tout cela apparaît en filigrane on reste quelque peu sur sa faim. L’ensemble manque d’ampleur et de démesure, on est bien loin du vertige d’un Philip K. Dick, de la profondeur d’un Ballard  ou de la folie d’un Vonnegut, quant à Orwell il vogue à des hauteurs inaccessibles. Pour autant, si l’on fait abstraction du côté un peu trop enthousiaste de la préface (et de certaines critiques), L’employé reste un bon roman, aride dans son écriture mais intelligent dans son propos, hélas pas forcément inédit. Il manque certainement à Guillermo Saccomanno, qui fait figure d’écrivain prometteur, encore une once de folie, ainsi qu’un poil d’inventivité pour passer à la postérité.

lundi 11 mars 2013

SF postapo : La route, de Cormac McCarthy

Couronné par le prix Pulitzer, La route est le roman qui a permis au romancier américain Cormac McCarthy de percer auprès du grand public, en particulier aux Etats-Unis où il s’est écoulé à plus de 2,5 millions d’exemplaires (600 000 en France). L’auteur s’était déjà largement frotté à la littérature de genre (le western avec entre autre Méridien de sang, au polar psychologique avec No country for old men), mais il est étonnant de constater que c’est un livre de science-fiction foncièrement pessimiste (voire anxiogène) qui a fait exploser sa notoriété, alors que le genre est en perte de vitesse depuis une bonne vingtaine d’années, cannibalisé par la fantasy et la bit litt. On peut s’en réjouir ou tout simplement déclarer qu’il s’agit d’un épiphénomène, ce qui est certain c’est que de nombreux lecteurs ont plongé dans l’univers de la SF postapocalyptique par son intermédiaire et il faut avouer qu’il y a bien pire entrée en matière, même si le genre a été fécond en oeuvres de qualité.

La route est un roman fondamentalement minimaliste, aussi bien sur le plan structurel que littéraire, les personnages se comptent sur les doigts d’une main et le décor principal est une route qui traverse les Etats-Unis du Nord au Sud, alors que le pays a été intégralement dévasté par un cataclysme (probablement nucléaire). Du contexte antérieur, McCarthy n’évoque rien ou presque et l’intérêt du roman réside de toute façon ailleurs. Evidemment le lecteur de SF chevronné aura tôt fait de se retrouver en territoire connu, Mad Max, Malévil, Niourk, Le facteur, La fin du rêve ou bien encore La forêt d’Iscambe... les références abondent sans pour autant que McCarthy inscrive directement ses pas dans ceux de ses prédécesseurs, l’auteur américain trace son propre sillon, apportant une nouvelle pierre à l’édifice de son oeuvre étonnante et singulière. Dans ce désert de cendres, plombé en permanence par un ciel sombre et menaçant d’où n’émerge jamais le soleil, deux ombres avancent sur la route, un homme et son fils (dont on ne connaîtra jamais les prénoms) poussant un caddie rempli d’objets ayant survécu au désastre et nécessaires à leur survie ; des couvertures, un bidon d’essence, un briquet, une bâche, quelques boites de conserve et un pistolet dont le barillet ne contient que trois balles constituent l’essentiel de leurs maigres possessions. Un trésor de guerre misérable qu’il leur faut pourtant protéger à tout prix. Bien que les survivants soient très peu nombreux, le danger guette à chaque instant et la perte de ces objets mettrait leur existence déjà précaire en grand péril. Aussi fuient-ils en permanence le moindre signe d’activité humaine et on les comprend au regard du comportement bestial et inhumain de leurs congénères, dont une majorité pratique la chasse à l’homme et le cannibalisme ; chaque survivant est en réalité une réserve de nourriture potentielle, les vestiges de la civilisation étant trop chiches pour nourrir cette poignée de miséreux. L’homme et son fils font partie des rares survivants à fouiller inlassablement les ruines qui émergent du chaos, ils y dénichent tout juste de quoi survivre quelques jours de plus, remettant à plus tard l’instant fatidique où leur corps refusera de les porter plus loin. Parfois ils découvrent un véritable trésor, une maison isolée et oubliée par les pillards, une cave dissimulée par les décombres, mais il s’agit là de havres provisoires et la peur qui les taraude sans cesse les pousse inlassablement à reprendre leur chemin vers le sud. Le sud, ni un lieu ni une destination, une maigre étincelle d’espoir à laquelle ils s’accrochent mais qui au fil de leur périple devient chaque jour un peu moins tangible tant les paysages monotones de décrépitude et de désolation s'enchaînent de jour en jour.

« Il n’y a pas de dieu et nous sommes ses prophètes. »

Stylistiquement aride, violent et sombre, voire désespéré, sur le fond, La route n’est pas une simple métaphore de la fin d’un monde, c’est une démonstration implacable de la fragilité de notre civilisation et de sa violence intrinsèque, à peine contenue par des barrières sociales si fines qu’elles ont tôt fait de voler en éclat. Que restera-t-il de notre monde une fois que nos immenses cités seront mises à terre, que restera-t-il de notre culture, de notre morale et de notre religion lorsque la terre nourricière, devenue stérile, laissera ses enfants affamés et hébétés ? Contrairement aux romans de ses prédécesseurs, McCarthy laisse l’humanité littéralement exsangue, nul îlot de survivance, nulle zone oubliée par le cataclysme, nulle société reconstruite sur les ruines de la précédente, rien d’autre qu’une désolation de cendres et de gravats. Comme s’il était le seul à avoir le courage d’imaginer la fin de l’Histoire. Pourtant au milieu de cet enfer subsiste une once d’espoir, un enfant encore habité par le bien (qui distingue encore le bien du mal plus précisément), un être humain porteur du “feu” sacré, d’une étincelle de solidarité, qu’il déploie même dans les plus grands moments de désespoir, comme si McCarthy refusait finalement d’expédier définitivement cette humanité dans les limbes du néant.  

jeudi 31 janvier 2013

SF kolossale : Blind Lake, de Robert Charles Wilson

Robert Charles Wilson a longtemps fait figure d’étoile montante de la SF, ceux dont on sait qu’ils écriront un jour un pur chef d’oeuvre mais qu’ils semblent repousser sans cesse à la fois prochaine ; des as de la procrastination littéraire en somme. Ainsi, à chaque nouveau roman R.C. Wilson éblouit sans pour autant réussir à satisfaire totalement les attentes des critiques ou du public. Puis Spin vint et l’auteur américain mit tout le monde d’accord, même si Axis et Vortex, censés compléter et clore la trilogie sont nettement en retrait. Reste un auteur au potentiel phénoménal, dont la carrière est émaillée d’excellents ouvrages et dont les moins bons textes volent tout de même largement au-dessus de la production moyenne en matière de SF (et de littérature tout court).

Quelque part du côté de l’Ohio, dans un futur relativement proche, l’Amérique a construit un important centre de recherche destiné à l’observation de l’espace profond : Blind lake. Grâce à la technologie quantique auto-évolutive, les scientifiques ont conçu un nouveau type de télescope, capable d’observer dans le détail des planètes très éloignées, voire de suivre, comme s’il était filmé par une caméra sous plusieurs angles, un sujet. Blind lake n’est pas le premier centre de recherche de ce type, à Crossbank des scientifiques observent depuis de nombreuses années une exoplanète, riche en espèces fascinantes mais dépourvues d’intelligence. Mais à Blind lake, c’est une planète habitée par une espèce très évoluée que les équipes de chercheurs étudient. La polémique fait d’ailleurs rage entre les scientifiques, certains prônent une observation globale de la planète alors que d’autres souhaitent se focaliser sur un individu en particulier et si c’est cette dernière faction qui l’a jusqu’à présent emporté, rien ne dit que cette option ne changera pas. Jusqu’au jour où le centre est subitement isolé du reste du pays, impossible pour les personnels et leurs famille de franchir le dispositif de sécurité qui a été installé autour de Blind lake, toute tentative de franchir les grilles du complexe se solde par une élimination directe et brutale, seul le ravitaillement est assuré par des convois automatisés. Scientifiques, techniciens, administrateurs, agents de sécurité... nul ne connaît les raisons de cette quarantaine qui touche également les télécommunications et chacun s’interroge sur les raisons qui ont poussé les autorités à imposé ce blackout sur le centre de recherche.

Au fil des romans, R.C. Wilson s’est dessiné un univers dans lequel les big dumb objects (ou BDO, littéralement ces “gros objets stupides”) semblent tenir une place importante, voire exercent une fascination quasiment hypnotique. Les chronolithes, Spin et Blind Lake fonctionnent peu ou prou sur le même principe, à savoir l’irruption sur terre de structures extraterrestres étranges et incompréhensibles, dont les finalités ne sont jamais très claires, mais qui vont exercer un rôle considérable sur l’avenir de notre planète.  La différence dans le cas présent tient au fait que ces objets apparaîtront assez tardivement cette fois et dans des circonstances moins obscures. Il convient par ailleurs de rappeler que malgré cette fascination pour les BDO Blind Lake n’a rien d’un roman stupide, il s’agit ni plus ni moins que d’un sous-genre de la science-fiction qui fit florès dans les années 70-80 et dont Larry Niven ou Arthur C. Clarke furent les plus illustres représentants. Le terme est d’ailleurs né d’une boutade de l’écrivain britannique Roz Kaveney et n’a d’autre prétention que de faire sourire et de pointer gentiment du doigt les lieux communs et les clichés véhiculés par ce type de roman (le gigantisme à tout prix, le mystère insondable, l’absence d’explication). Mais R.C. Wilson, s’il avance en terrain connu, a d’autres avantages à faire valoir et son roman a des qualités qui bien souvent font défaut à ses prédécesseurs. Tout juste pourrait-on reprocher à l’auteur américain de tourner quelque peu en rond dans ses thématiques et dans ses procédés narratifs, c’est la raison pour laquelle Blind Lake, s’il est incontestablement un bon roman, ne fera pas figure d’oeuvre incontournable, ni dans le paysage de la science-fiction ni dans l’ensemble de l’oeuvre de R.C. Wilson.  Il n’empêche que le roman est fort agréable à lire, grâce aux qualités d’écriture de l’auteur et au soin qu’il apporte au profil de chaque personnage. Par ailleurs, le propos de Wilson n’est pas inintéressant, notamment lorsque l’observateur est à son tour observé. Un reversement des points de vue, voire une mise en abîme, qui propose une approche de l’altérité assez inédite et qui permet à Blind Lake se démarquer des romans classiques centrés autour de BDO.

vendredi 18 janvier 2013

BD autobiographique : Couleur de peau miel, de Jung

"je suis né à 5 ans, le jour où ce policier m'a trouvé dans la rue"

Né en Corée de parents inconnus, Jung fut adopté à l'âge de six ans par une famille belge. Cette histoire concernant ses origines asiatiques, Jung, désormais dessinateur accompli (notamment grâce à la série Kwaïdan), attendit l'âge de quarante ans avant de la raconter dans une magnifique bande dessinée en deux volumes, Couleur de peau : miel. Cette adaptation graphique obtint un succès critique important et fut portée sur les écrans de cinéma en 2012.


A l'âge de cinq ans, le jeune Jung est découvert errant dans les rues de Séoul par un policier coréen. Le garçon est débrouillard, dort où il le peut et fouille les poubelles pour se nourrir. Peut-être est-il le fruit d'une relation brève et éphémère entre un soldat américain et une jeune coréenne, à moins que ses parents ne fussent victimes tous deux de cette guerre fratricide qui coûta la vie à un demi-million de Coréens ; nul ne le sait finalement car après la guerre de Corée des milliers d'enfants, illégitimes ou non, furent abandonnés par leur mère (en raison de la pression sociale, le statut de mère célibataire était à l'époque intenable) ou séparés de leurs parents. Les autorités tardèrent à réagir et les structures d'accueil n'étaient de toute façon pas préparées pour accueillir ces milliers d'enfants livrés à eux-mêmes. Mais dans son malheur Jung eut de la chance car ce jeune policier l'accompagna dans un orphelinat financé par un couple de riches américains, l'instut Holt. Jung y fut heureux car il pouvait enfin manger à sa faim et dormir au chaud. Son adoption fut très rapide car les autorités coréennes acceptèrent massivement les dossiers d'adoption et 150 000 enfants quittèrent leur pays pour rejoindre leur famille d'accueil, pour l'essentiel aux Etats-Unis, mais également en Europe. Jung de son côté partit pour la Belgique, plus précisément pour la banlieue de Bruxelles où l'attendaient ses nouveaux parents et ses cinq frères et soeurs.


Le premier volume est centré sur l'enfance et l'intégration du jeune Jung dans sa famille d'adoption, que l'auteur raconte avec beaucoup d'humour et de sensibilité. Une intégration fulgurante, au point qu'il en oublie quasiment ses origines, refoulées au plus profond de sa conscience. Il y raconte également la relation difficile qu'il entretient avec sa nouvelle mère, une femme froide, sévère et complexe, qui lui témoigne peu d'affection mais prend à coeur de lui assurer une solide éducation. Jung alterne les passages graves avec les épisodes plus légers, en soulignant l'immense complicité qu'il entretient avec ses frères et soeurs. Le second volume traite son adolescence et sa vie de jeune adulte. Son talent pour le dessin, qu'il évoquait déjà dans le premier volume s'y affirme, ainsi que sa passion pour le Japon, un Japon fantasmé à la fois si loin et si proche de cette Corée qu'il ne cesse d'occulter. Evidemment la découverte de la sexualité était un passage presque incontournable, mais Jung traite le sujet avec beaucoup d'humour et de simplicité, de manière explicite mais sans surenchère. De cette enfance Jung retient une chose essentielle, si ses parents ne lui ont pas toujours témoigné l'affection qu'il attendait ils lui ont donné, malgré leurs maladresses et leur sévérité, une vraie famille, la sécurité d'un foyer et à leur manière leur amour. Reste qu'en grandissant la question de ses origines finit par remonter à la surface et le taraude de manière de plus en plus pressante et viscérale. Avec la maturité arrive finalement le temps de la réconciliation, qui permettra de refermer les plaie et de se construire une identité  riche d'un passé trop longtemps refoulé.


Dans la droite lignée du travail de Jiro Taniguchi, Jung possède ce talent rare qui consiste à transmettre de l'émotion à travers son texte et son dessin, le choix du noir et blanc est ici parfaitement adapté et recèle une palette de niveaux de gris et de nuances assez étonnante. Le travail sur les ombres est particulièrement réussi. Mais on est surtout fasciné et happé par la richesse émotionnelle tout en sobriété qui se dégage de cette oeuvre étonnante ; on sourit, on rit, une larme perle au coin de l'oeil à de nombreuses reprises au fil de cette histoire si émouvante racontée avec un talent hors norme et une gravité jamais pesante.

mardi 15 janvier 2013

Classique de la fantasy : Le Hobbit, de J.R.R. Tolkien

En publiant une chronique du Hobbit j’ai bien conscience de prêter le flanc à la critique et d’aucuns ne manqueront pas de souligner l’opportunisme d’une telle démarche. Mais en réalité l’affaire est fort simple.  Avant d’avoir l’immense contrariété de voir mon portefeuille allégé d’une dizaine d’euros dans le seul but de chausser une paire de lunettes 3D lourdes et encombrantes en compagnie d’adolescents avaleurs de pop corn, j’avais bien l’intention de relire le roman de Tolkien. Il faut dire que ma précédente lecture datait d’une bonne quinzaine d’années et mes souvenirs étaient plus que lacunaires. Pour la sortie du film de Peter Jackson, les éditions Christian Bourgois ont eu l’excellente idée de publier une nouvelle traduction du Hobbit, assurée par Daniel Lauzon. Une édition que je me suis empressé d’acquérir dans une version illustrée du plus bel effet, que je recommande à tous ceux qui souhaitent investir dans un beau livre et que les 35€ demandés par l’éditeur n’effraient pas (dites vous que vous léguerez ce livre à vos enfants, aux côtés des autres éditions de luxe de Tolkien que vous possédez certainement). J’avoue ne pas avoir cédé à la tentation de comparer les deux traductions et je n’entrerai d’ailleurs dans aucune polémique ; la précédente traduction datait de la fin des années soixante et avait très certainement besoin d’un dépoussiérage, notamment en ce qui concerne les noms de personnages (atrocement francisés). A la suite de la publication du Seigneur des anneaux, Tolkien avait lui-même fourni quelques instructions à destination des traducteurs, afin que la cohérence de son univers soit respectée. Faut-il pour autant s’attendre à un travail similaire sur l’édition française du Seigneur des anneaux, j’avoue que je reste dubitatif au vu de la taille monstrueuse du roman et des coûts que cela engendrerait. Mais après tout, il reste encore de quoi surfer sur la vague du succès des adaptations cinématographiques en 2013 et en 2014. A noter également que les exégètes en herbe peuvent se procurer la version annotée du Hobbit, ils se passeront des très belles illustrations d’Alan Lee mais pourront se consoler avec le matériel éditorial fourni à cet occasion. Les gens sans le sou se rabattront sur l’édition classique, voire la version poche qui n’en doutons pas bénéficiera également de cette nouvelle traduction incessamment sous peu.

Alors qu’il travaillait déjà depuis de nombreuses années sur l’univers de la Terre du milieu, Tolkien rédigea Le Hobbit  au cours des années 1920-1930, dans le seul but de divertir ses enfants. Le manuscrit, inachevé, circula quelques années dans la famille avant d’atterrir entre les mains de l’éditeur Stanley Unwin, qui demanda à l’auteur anglais de terminer et de peaufiner son roman en vue d’une publication commerciale (septembre 1937). Le roman obtint un important succès auprès du public et incita l’éditeur à commander une suite, mais Tolkien n’eut raison du manuscrit du Seigneur des anneaux que quinze ans plus tard. Loin d’être aussi colossal et sombre, Le Hobbit est avant tout une histoire destinée aux enfants, le roman est donc moins complexe et bien plus accessible que Le seigneur des anneaux, dont les péripéties se déroulent soixante ans plus tard. On y découvre quelques personnages communs, notamment Bilbo (Bilbo Baggins en VO, devenu ensuite Bilbon Sacquet dans la première traduction, puis Bilbo Bessac dans la présente), le magicien Gandalf, ainsi que d’autres personnages secondaires (Elrond ou bien encore Gloïn).

L’histoire se présente sous la forme d’un voyage aller-retour qui débute du côté de la Comté, territoire des hobbits, ces êtres proches des nains par la taille mais dont les us et les coutumes sont bien différents. Les hobbits vivent de manière excessivement civilisée dans de douillettes demeures creusées dans la terre, ils sont profondément attachés à leur art de vivre, prennent deux petits déjeuners, respectent scrupuleusement l’heure du thé et aiment fumer la pipe tranquillement installés devant leur maison. Les hobbits se distinguent également par quelques caractéristiques physiques, comme leur petite taille (de 60 cm à 1 mètre), leurs oreilles légèrement pointues et leurs pieds à la pilosité abondante. Ce peuple paisible, aimable et pacifique est profondément sédentaire. Les hobbits vivent surtout de l’agriculture et de l’artisanat. Habitant la confortable demeure de Cul de sac, Bilbo Bessac est ce que l’on pourrait appeler un hobbit aisé fondamentalement attaché à son petit confort personnel. Alors qu’il fumait tranquillement la pipe devant chez lui, il est dérangé par un personnage à l’aplomb assez remarquable dénommé Gandalf ; un magicien qui fréquente de temps à autres la Comté et divertit les hobbits par ses tours de magie et ses merveilleux feux d’artifice. Mais Bilbo n’a pas vu Gandalf depuis de nombreuses années, il ne reconnaît pas le vieux magicien et lui réserve un accueil assez peu cordial. Il n’en faut pas moins pour que Gandalf réserve au hobbit un petit tour de son cru. C’est donc avec stupéfaction que Bilbo voit débarquer le lendemain à l’heure du thé une compagnie entière de nains, commandés par le stupéfiant et autoritaire Thorin, l’héritier du roi sous la montagne (Thror). Après avoir dévalisé son garde-manger, les nains, rejoints désormais par Gandalf, lui présentent leur histoire et leur projet dont l’objectif consiste rien moins qu’à déloger le puissant dragon Smaug de l’ancienne cité des nains, située sous la montagne solitaire, afin de récupérer leur immense trésor. Dans ce plan hasardeux, Bilbo, recommandé par Gandalf, aura la difficile tâche d’incarner le cambrioleur, les hobbits ont en effet la réputation d’être extrêmement discrets, mais ils sont surtout inconnus des dragons, qui ignorent ainsi leur odeur. Leur voyage de la Comté jusqu’à la Montagne solitaire est semé d'embûches et de péripéties, ils affronteront des trolls, seront poursuivis par les gobelins, traverseront des montagnes et des forêts hostiles, seront faits prisonniers par des Elfes sylvains et devront enfin affronter un dragon d’une puissance terrifiante. Bilbo, fera également la rencontre d’un certain Gollum, à qui il dérobera l’anneau de pouvoir, celui que Sauron cherchera à récupérer dans Le seigneur des anneaux.

Ce qui frappe immédiatement le lecteur qui découvre pour la première fois Le hobbit c’est la formidable érudition de son auteur, qui ouvre la porte d’un monde féérique d’une ampleur inégalée. Certes, sa dimension est loin d’atteindre la démesure du Silmarilion ou du Seigneur des anneaux, mais cette fenêtre ouverte sur le travail de toute une vie (en 1937, Tolkien a déjà travaillé depuis plus de vingt ans sur la Terre du milieu) a quelque chose de vertigineux, surtout si l’on fait l’effort de replacer le roman dans le contexte historique et culturel de sa publication. Les langues qu’il a inventées pour les besoins de son univers, la mythologie qu’il a patiemment constituée au fil de ses écrits, tout cela transparaît dans Le hobbit de manière plus ou moins subtile et séduit l’imagination du lecteur. Avant tout adressé aux enfants, le roman a le mérite de l’accessibilité, à la fois dans le style et dans la narration ; les personnages sont bien moins nombreux et surtout moins développés que dans Le seigneur des anneaux, le style est moins empesé, plus fluide et les descriptions moins appuyées. Tolkien n’hésite d’ailleurs pas à manier l’humour  voire la poésie (par l’intermédiaire de comptines) de manière simple et pratique, ce qui contribue à la légèreté de l’ensemble, légèreté  qui n’empêche ni la gravité ni la tension de certaines situations, souvent désamorcées par un peu d’humour ou une chanson. Enfin, chaque chapitre est une petite aventure en soi, avec une introduction, un développement et une conclusion, ce qui permet une narration par épisodes très adaptée à la lecture auprès des enfants. En dehors des personnages centraux (Bilbo, Thorin, Gandalf), les autres protagonistes sont réduits à leur plus simple description, voire à quelques archétypes(tel nain est gourmand, tel autre est jeune et insouciant, tel autre est fort...), une fois encore le procédé est parfaitement adapté au niveau de lecture des enfants, sans pour autant devenir fastidieux pour les lecteurs plus âgés et forcément plus chevronnés.
Sur le plan psychologique, Le Hobbit s’inscrit dans un modèle assez classique de littérature enfantine, l’aventure de Bilbo est évidemment une quête vers la maturité, en cela il s’impose comme un pur roman initiatique. Bilbo sortira de son aventure grandi et doté d’une plus grande confiance en soi, le monde extérieur lui apparaîtra moins menaçant. Au fil du récit, la personnalité de Bilbo s’affirme, son rôle au sein de la compagnie devient prépondérant et ses initiatives se multiplient selon un schéma désormais traditionnel. En somme Le Hobbit est une excellente métaphore du passage vers l’âge adulte, même s’il faut bien garder à l’esprit qu’il s’agit avant tout d’un très bon roman d’aventure.

vendredi 11 janvier 2013

Joli roman jeunesse : Un cargo pour Berlin, de Fred Paronuzzi

On pourrait difficilement me taxer d’être un inconditionnel de la littérature jeunesse, disons le clairement, même lorsque j’étais gosse ça me barbait sévère et j’ai tôt fait d’aller fouiner du côté du secteur adulte de la bibliothèque municipale de mon secteur pour trouver ma came. Hélas pour moi, mon métier m’oblige de temps à autres à en lire pour ne pas trop perdre de vue un domaine qui déborde d’activité et de nouveautés. Soyons honnête, dans la majorité des cas je souffre, je souffre de cette littérature pour laquelle je n’ai jamais eu aucune affinité et que j’ai toujours considérée comme trop utilitariste, pas assez viscérale et constamment tournée vers des centres d’intérêt qui ne me parlent pas. Sans doute ma vision est-elle trop étroite, étriquée, voire constellée de préjugés, mais finalement l’important n’est pas là, l’important c’est que cette littérature plaise aux enfants et aux adolescents, qu’elle les accompagne dans leur cheminement littéraire et qu’elle les aide à grandir. Qu’elle ne plaise pas aux adultes est fondamentalement accessoire. Il n’empêche qu’il m’arrive de temps à autres d’être agréablement surpris par les qualités littéraires ou narratives de certains romans jeunesse. J’en parle rarement parce que ce n’est pas véritablement le but de ce blog, alors pourquoi évoquer celui-ci plutôt qu’un autre ? Eh bien considérez simplement ce billet comme une petite parenthèse ou une fantaisie que je m’accorde un instant, en somme une incursion sans lendemain dans un territoire vierge.

Un cargo pour Berlin est un chouette petit roman d’un peu moins de cent pages écrit par Fred Paronuzzi, dont c’est ici le cinquième ouvrage jeunesse. Il y dévoile l’histoire de Nour, une adolescente algérienne contrainte de s’enfuir pour échapper à un mariage forcé. Pourtant la vie avait jusqu’à présent souri à Nour. D’origine modeste, mais brillante élève, elle avait bénéficié du soutien de la directrice de son école, qui l’avait engagée à son service pour lui permettre à la fois de poursuivre ses études tout en apportant un soutien financier à ses parents. Hélas l’arrangement prit fin le jour où la directrice eut connaissance de l’idylle naissante entre son neveu et la jeune fille. Nour fut donc renvoyée chez ses parents, blessée par l’attitude du garçon à qui elle avait offert sa virginité et qui n’y voyait qu’une amourette de passage. Humilié, son père décida d’arranger rapidement un mariage pour que la honte ne rejaillisse pas sur la famille. Mais Nour fut horrifiée par la perspective d’épouser un homme probablement bien plus âgé qu’elle et qui lui collerait une ribambelle d’enfants bruyants et affamés. La jeune fille décida donc de prendre la fuite et de rejoindre l'Europe en compagnie de son ami Taricq, un garçon d'origine encore plus défavorisée, qui rêve depuis l'enfance de se rendre à Berlin. Les deux adolescents découvriront les difficultés qui attendent les clandestins africains, qui au départ de Tanger tentent de traverser en toute illégalité le détroit de Gibraltar. Ils seront assaillis par la faim et le froid, connaîtront les brimades de la police au frontières marocaine, feront face à la misère de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants qui inlassablement essaient de forcer le passage vers une Europe qui ne veut pas d'eux et qui par tous les moyens tente d'endiguer le flot des immigrés clandestins.
Admirablement écrit, dans un style à la fois simple et dépouillé, mais non dénué de beauté, le roman est construit sur un rythme rapide. Les chapitres sont courts et incisifs, un peu trop parfois car on aimerait finalement que le roman prenne un peu plus d'ampleur bien que l'on apprécie l'alternance des points de vue (l'écrivain emploie le "je" lorsqu'il s'agit de Nour et le "elle" lorsqu'il s'agit de Youness, son identité clandestine). Sans tomber totalement dans le travers de la littérature utilitariste, qui développe un thème à la manière d'une démonstration, et en évitant la caricature, Un cargo pour Berlin offre un contrepoint intéressant sur la condition des femme dans les pays du Maghreb. Touchant, sans jamais sombrer dans le pathos, Fred Paronuzzi nous offre un joli roman, qui devrait interpeller en douceur mais intelligemment nos chères têtes blondes.

mardi 1 janvier 2013

Les mille automnes de Jacob de Zoet, de David Mitchell

Enfant chéri de la littérature britannique David Mitchell continue d’avancer sur le chemin de l’accomplissement littéraire total en publiant au début de l’année 2012 Les mille automnes de Jacob de Zoet, un roman historique qui semble rompre avec ses thèmes et ses techniques d’écriture favorites. En apparence seulement, car si le dernier roman de l’écrivain anglais se veut plus linéaire et plus classique dans son approche, il ne se contente pas de se reposer sur des techniques de narration conventionnelles et bien que se déroulant dans le Japon de la fin de XVIIIème siècle, il entre subtilement dans le cadre de l’oeuvre globale de David Mitchell, dans ce méta-roman étonnant et ambitieux que l’auteur avait patiemment développé dans Ecrits fantômes et Cartographie des nuages.

En fin connaisseur du continent asiatique, où il a vécu de nombreuses années, David Mitchell a choisi le Japon et plus précisément la fin de l’ére edo, qui marque dans ce pays les derniers soubresauts du féodalisme, pour développer l’intrigue de son roman. Cette période est l’une des plus intéressantes dans l’histoire du Japon car elle marque la fin du shogunat. En l’espace de quelques décennies, les fondations d’un empire tenu de main de maître par les shoguns Tokugawa implosèrent et la dictature militaire, qui eut le mérite de maintenir dans une certaine mesure la paix dans l’archipel durant plusieurs siècles, dut s’effacer face la puissante montante de l’empereur. Mais Mitchell ne s’intéresse pas exactement à la restauration du pouvoir impérial, elle n’est d’ailleurs pas vraiment d’actualité dans le contexte historique de son récit, qui se déroule au tout début du XIXème siècle, soit environ soixante-dix ans avant la restauration Meiji. Cette date choisie par l’auteur n’est cependant pas tout à fait innocente, sur le plan historique le Japon vit effectivement les dernières années de son isolement total face au reste du monde et Mitchell s’intéresse aux prémices de cette ouvertures, aux signes avant-coureurs de la fin d’une époque éminemment symbolique pour le Japon. Un peu comme on observe les premières fissures d’un mur prêt à s’effondrer, lentement mais sûrement.

Pour les lecteurs familiers de l’oeuvre de Mitchell, Les mille automnes de Jacob de Zoet a quelque chose de déstabilisant car l’auteur semble avoir voulu rompre avec le roman choral qui était jusqu’à présent sa marque de fabrique. Mais si les lignes narratives qui traversent ce livre sont effectivement moins nombreuses, Mitchell ne se focalise pas uniquement sur le fameux Jacob de Zoet et multiplie les points de vue et les personnages, sans pour autant s’éloigner comme par le passé de son sujet principal ; le roman gagne ainsi en unité ce qu’il perd en complexité. Cela ne fait pas pour autant de Les mille automnes de Jacob de Zoet un roman facile d’accès, sur le plan littéraire on reste bien au-dessus de la production actuelle et la construction narrative, en apparence simple cache en réalité de nombreuses subtilités. Le roman se déroule quasiment intégralement à Nagasaki ou dans les environs immédiats, pour une raison finalement assez simple, la ville était à l’époque la seule porte d’accès au Japon pour les occidentaux. Les comptoirs commerciaux étrangers (hollandais en l'occurrence) étaient donc installés à Nagasaki, nul occidental n’était autorisé à franchir les limites de la ville sans autorisation exceptionnelle des autorités japonaises, de même qu’aucun Japonais n’avait le droit de quitter le pays, sous peine de mort. Le Japon demeurait un pays extrêmement fermé et rétif à toute forme de modernisation, qui aurait pu faire vaciller dangereusement l’ordre établi depuis des siècles. Ce qui n’empêcha pas les personnages les plus puissants du pays de saisir toute l’importance et les bénéfices qu’ils pouvaient tirer de leurs relations commerciales avec l'occident ou la Chine. C’est la raison pour laquelle malgré les tensions créées par les missionnaires chrétiens, qui donnèrent lieu à de sévères répressions de la part des Japonais, le port de Nagasaki continua à prospérer, en particulier grâce aux Néerlandais.

Neveu d’un pasteur néerlandais, Jacob de Zoet espère bien faire fortune en Asie afin de pouvoir épouser une jeune fille de bonne famille dont il est tombé amoureux.  Jacob est donc expressément envoyé au Japon afin de redresser les comptes de la compagnie néerlandaise des Indes orientales aux côtés d’un certain Vorstenbosch, appelé à devenir chef de la délégation commerciale néerlandaise. Arrivé à Nagasaki, plus précisément sur l’ïle de Dejima où sont consignés les occidentaux, Jacob est confronté à la corruption, au clientélisme et aux manoeuvres plus ou moins subtiles de ses compatriotes pour s’arroger du pouvoir et amasser un maximum de richesses. Un peu déstabilisé par l’accueil qu’il reçoit à la fois de ses compatriotes, mais également des Japonais, qui interdisent également aux occidentaux d’apprendre leur langue, Jacob tente de préserver son intégrité, quitte à s’attirer les foudres de ceux dont il contrarie les plans. Dans cet océan de déceptions et de vexations, il fait la connaissance d’Orito, une jeune sage-femme issue d’une respectable famille de samouraïs dont une partie du visage a été brûlée. Jacob est malgré tout fasciné par la beauté et par la grâce de la jeune femme, mais également par son érudition et lui fait une cour discrète et subtile. Ce qu’il ne sait pas c’est qu’Orito a déjà vécu un amour contrarié avec Uzaemon, l’interprête attitré de Jacob et l’intermédiaire par lequel il lui fait parvenir ses messages. Jusqu’au jour où la jeune femme disparaît mystérieusement, enlevée ou séquestrée dans un monastère à la réputation sulfureuse, tenue par l’abbé Enomoto, un personnage obscur et si puissant que le représentant du shogun lui-même prend soin de ne pas le contrarier.

Roman d’aventure, roman historique, roman d’amour... Les mille automnes de Jacob de Zoet est tout cela à la fois, mais ce qui force le respect et l’admiration c’est une fois de plus la maîtrise de la narration et la qualité de la plume de David Mitchell. Admirablement écrit, le roman est également d’une rare érudition, Mitchell connaît extrêmement bien le Japon pour y avoir vécu de nombreuses années et si la qualité de sa documentation historique ne fait aucun doute, sa connaissance des traditions, des us et des coutumes, mais également de l’esprit japonais font certainement la différence. Les mille automnes de Jacob de Zoet n’est pas seulement un bon roman sur le Japon, c’est un roman qui maîtrise parfaitement les codes de la société japonaise et tout ce qu’elle a d’implicite. Plus étonnant, Mitchell reste fidèle a ses habitudes et flirte avec un registre fantastique dans lequel on ne l’attendait plus, ou tout du moins pas dans ce roman, mais de manière extrêmement légère et fine. Une direction dans laquelle il ne s’engouffre heureusement pas totalement, mais qui s’intègre parfaitement au récit. Mais le plus important réside dans un point bien précis : Les mille automnes de Jacob de Zoet  est probablement l’une des histoires d’amour les plus belles que j’aie pu lire depuis 36 ans, Mitchell ne commet absolument aucune faute de goût et fait preuve d’une subtilité et d’une poésie dont on peine à trouver l’équivalent. C’est beau, c’est subtil et c’est bien évidemment d’une tristesse infinie, sans pour autant tomber une seule fois dans le pathos. Tout simplement admirable.

lundi 19 novembre 2012

BD noire : BLAST, de Manu Larcenet

Ceux qui connaissent le travail de Manu Larcenet savent bien que le bonhomme a un talent fou et que sa sensibilité peu commune s’exprime aussi bien dans le registre de l’humour (Les aventures rocambolesques ou bien encore Nic Oumouk) que dans les registres plus graves voire intimes (Le combat ordinaire), mais peu de lecteurs auraient parié voir Larcenet dans un exercice aussi périlleux que le polar noir et sombre. C’est pourtant bien le propos de BLAST, roman graphique ambitieux en quatre volumes (trois ont déjà été publiés) qui force le respect et en impose même aux plus réfractaires. On aime ou on déteste, mais on ne reste pas insensible face à la patte de Manu Larcenet, qui atteint dans le geste et la composition graphique tout simplement des sommets. Heureusement la narration n’est pas en reste et le mariage entre le texte et le dessin a rarement été aussi saisissant.


Blast c’est l’histoire de Polza Mancini, fils d’immigré italien communiste, ex-écrivain de livres gastronomiques et désormais tueur. Polza est gros, voire très gros, obèse pour être plus précis, sa vie a longtemps été dictée par son poids, une souffrance qu’il a enfouie au plus profond de son être et qui un jour explose au grand jour, défonce ses barrières mentales et laisse libre cours à sa folie. Une enfance difficile, Polza et son frère ont été élevés par leur père après l’abandon de leur mère, une adolescence vécue comme une souffrance, un mariage de raison, l’homme vit comme anesthésié et se réfugie dans son seul plaisir : la bouffe. Un pis-aller qui ne fait que masquer la douleur enfouie et le vide d’une vie qui n’a pas de sens. Cette vie, qui repose sur un équilibre bien précaire, bascule le jour de la mort du père de Polza. A cet occasion Polza vit une expérience quasi mystique qu’il nomme le Blast, une onde de choc cérébrale qui dévaste tout sur son passage et se rapproche d’un trip sous acide. En l’espace de quelques secondes sa vie est bouleversée. Polza rentre chez lui, fourre quelques affaires dans un sac de voyage, vide ses comptes en banques et sans même laisser un message d’adieu à sa femme part sur la route pour vivre une existence de bohême, dans un état éthylique quasi permanent et un laisser-aller qui frôle l’indécence. Polza devient un clochard, une homme qui a choisi de vivre sa liberté de manière totale, et s’enfonce dans les bas fonds de la société en espérant revivre à nouveau le Blast. Cette historie, Polza la raconte aux deux flics qui l’on serré et qui tentent de comprendre comment il en est arrivé à tuer une jeune femme dont pour l’instant on ne sait rien. Lentement les policiers le font parler et reconstruisent un passé en noir et blanc, occulté par les zones d’ombre, les mensonges et les travestissements de la réalité, ce qu’ils essaient de déterminer ce sont ses motivations, les mécanismes qui l’ont conduit au meurtre et dans quelle mesure son geste lui a été dicté par sa folie. C’est cette progression dans l’enquête qui révèle toute la profondeur du personnage et dresse le portrait en demi-teinte d’un homme dont à peine à déterminer s’il s’agit d’un doux illuminé ou d’un cinglé patenté doublé d’un psychopathe. 


    Album choc, oeuvre coup de poing, les qualificatifs ne manquent pas pour tenter de définir l’effet produit par Blast. L’oeuvre est indiscutablement ambitieuse et le lecteur est immédiatement saisi par la noirceur du propos, soulignée par le travail en noir et blanc de Manu Larcenet. Mais loin d’être un repoussoir Blast fascine par son horreur, sa violence sociale et par l’aspect glauque de son univers, dont émergent de manière fugace de véritables moments de poésie, de bonheur ou d’amitié. Larcenet souffle le chaud et le froid, mettant son lecteur dans une position inconfortable et troublante. Son personnage central n’est pas un bloc monolithique, c’est un être humain complexe, qui s’est construit autour de sa souffrance et dont chaque facette est esquissée subtilement, progressivement ; Larcenet façonne et révèle la personnalité de Polza Mancini à la manière d’un sculpteur, par petites touches successives, avec une finesse et une mise en perspective que l’on a rarement rencontré dans la bande dessinée. La fusion entre le texte et l’image est totale, presque harmonieuse si tant est que l’on puisse utiliser ce terme pour une oeuvre aussi sombre et glauque. En toile de fond, bien au-delà du personnage de Mancini, apparaît le portrait d’une société déprimée, fatiguée, polluée, sombre, dont la violence peut exploser au détour d’une rue ou au coin d’un bois. Une société qui imprime ses stigmates sur les visages et sur les corps, exclut les marginaux et broie ceux qui veulent exprimer leur différence. 

samedi 17 novembre 2012

Fantasy barbare : L'heure du dragon (conan T2), de Robert Howard

Second volume de l’intégrale consacrée aux nouvelles de Conan, L’heure du dragon est composé de seulement trois textes de Robert Howard, accompagnés comme dans le premier opus d’un matériel éditorial de grande qualité, qui sera surtout indispensable aux exégètes de l’oeuvre howardienne.  Si le sommaire peut donc paraître assez léger, c’est parce que les textes en question sont bien plus longs que la moyenne, on y retrouve d’ailleurs le seul et unique roman écrit par Robert Howard dans la masse des nouvelles qui constituent l’univers originel de Conan. L’heure du dragon, puisqu’il s’agit du titre du roman en question, est précédé par une longue nouvelle intitulée “Le peuple du cercle noir” et complétée par “Une sorcière viendra au monde”, une nouvelle un poil plus courte mais néanmoins conséquente au regard des standards habituels.

Commençons donc par “Le peuple du cercle noir”, une nouvelle au début de laquelle Conan incarne le chef d’une peuplade de pillards rebelles, aux confins de l’Afghulistan. Alors qu’il s’infiltre dans une forteresse pour libérer plusieurs de ses meilleurs guerriers il se retrouve pris dans une intrigue complexe entre la jeune princesse Devi Yasmina, déterminée à venger la mort suspecte de son frère, un sorcier renégat et sa belle, plusieurs espions à la solde des royaumes voisins et une étrange secte de sorciers aux pouvoirs maléfiques extrêmement puissants. Autant dire que le géant cimmérien ne s’embarrasse guère de subtilité pour démêler les tenants et les aboutissants de cette affaire et se contente d’enlever purement et simplement la princesse Yasmina, espérant que l’otage sera une bonne monnaie d’échange pour faire libérer ses compagnons d’arme. Hélas rien ne se déroule comme prévu, alors qu’il se croyait en position de force, Conan se retrouve traqué, rejeté par ses propres guerriers et doit affronter en dernier ressorts les terribles sorciers du cercle noir. “Le peuple du cercle noir” constitue probablement la nouvelle la plus longue du cycle de Conan, cela se ressent évidemment dans la narration, qui paraît moins maîtrisée qu’à l’accoutumée, Howard multiplie les péripéties et les personnages secondaires, sans jamais vraiment les creuser. Yasmina est heureusement un personnage féminin un peu plus subtil que les jeunes filles très légèrement vêtues que l’on croise habituellement dans les récits de Robert Howard, c’est une princesse certes bien faite, mais loin d’être potiche, elle est intelligente, déterminée, courageuse et soucieuse du bien de son peuple. Sa relation avec Conan donne lieu à quelques dialogues non dénués d’intérêt vers la fin du récit (toutes proportions gardées, Howard n’est pas non plus Machiavel.
On trouvera d’ailleurs d’autres éléments de cette réflexion politique dans L’heure du dragon, un roman qui tient une place à part dans l’oeuvre de Robert Howard, car ce récit fut rédigé non pas pour le public américain, mais dans l’espoir de percer sur le marché britannique. L’éditeur anglais à qui Howard avait envoyé quelques-unes des meilleures nouvelles de Conan refusa de les publier pour des raisons obscures, mais laissa entendre à l’auteur texan qu’il lui achèterait volontiers un roman. Robert Howard, qui n’était pas franchement rompu à l’exercice, s’attela à la tâche à deux reprises avant d’aboutir à L’heure du dragon, un roman qui emprunte allègrement des idées dans les textes précédents de Conan et qui inscrit son aventure dans un cadre plus européanisé (dans les noms des personnages ou bien encore la toponymie). Comme à son habitude Howard n’hésite pas à manier l’ellipse narrative et au risque de surprendre ; Conan est dès le début du récit devenu roi d’Aquilonie, mais perd son trône après avoir subi une cuisante défaite face à la coalition menée par le roi de Némédie, allié à un puissant sorcier, Xaltotun de Python, revenu du fond des âges. Pour récupérer son trône, Conan devra partir à la recherche du coeur d’Arhiman, une puissante gemme capable d’annihiler le puissante magie noire de Xaltotun, une quête qui le mènera sur les routes du Sud, jusqu’en Stygie.  L’ennui, c’est qu’en dépit de bons passages et de quelques trouvailles narratives intéressantes, Howard s’embourbe à nouveau dans les péripéties secondaires et inutiles, comme s’il avait décidé de faire de ce roman un pot-pourri des aventures de Conan à l’usage de ceux qui ne le connaissent pas. On a connu l’auteur américain en meilleure forme.
Heureusement, la dernière nouvelle du recueil, “Une sorcière viendra au monde” relève légèrement le niveau. Non pas que la trame de départ soit d’une originalité folle, mais ce récit comporte tout simplement l’une des scènes les plus marquantes des aventures de Conan, que John Milius reprendra d’ailleurs à son compte dans le long métrage. Mais avant d’en arriver là, Conan, qui n’est pas encore devenu roi d’Aquilonie mais seulement capitaine de la garde de la reine Taramis du Khauran (comme à son habitude Howard se refuse à respecter un quelconque enchaînement chronologique dans ses récits), assiste impuissant à un véritable coup d’état. La propre soeur de la reine, Salomé, que l’on croyait morte à l’occasion de sa naissance, usurpe l’identité de la souveraine et livre la cité de Khauran au chef d’une bande de mercenaires shémites, qui s’empresse de mettre au pas la populace. Le peuple vit désormais sous la férule de ce couple infernal et ploie sous les impôts, les mauvais traitements et la famine. Les exactions sont monnaie courante alors que chaque jour la reine livre en sacrifice les éléments les plus brillants de la cité. Tous les espoirs reposent désormais sur les épaules de Conan, qui, après avoir échappé à une mort cruelle, mène la rébellion. On retrouve dans ce récit les éléments habituels des nouvelles de Conan, une trame resserrée, beaucoup d’action, quelques jeunes femmes dénudées et une pointe d’astuce chez le Cimmérien, ce qui n’est pas pour nous déplaire.

Selon Patrice Louinet, à qui l’on doit cet excellent travail d’archéologie éditoriale et la non moins indispensable postface qui l’accompagne, ces trois récits constituent commercialement l’apogée de la carrière de Robert Howard, une affirmation qui vaut sans doute moins pour la qualité littéraire des textes présentés, que pour leur ambition et leur place au sein de la mythologie (ou plutôt devrait-on dire de la méta-histoire) de ce héros populaire hors du commun. Au fil des textes le personnage s’étoffe et se complexifie, sa place dans l’histoire du monde hyborien prend de l’ampleur ; au fur et à mesure Howard dévoile l’envergure de son projet, qui, malgré les contraintes alimentaires et les textes en demi-teinte (voire franchement racoleurs), force le respect par son gigantisme en matière de création d’univers. A ce titre, Howard représente l’un des rares faiseurs d’univers à pouvoir être comparé à J.R.R. Tolkien, toutes proportions gardées évidemment, l’érudition de l’écrivain anglais étant éminemment plus conséquente. Howard avait choisi de situer son univers entre 14000 et 10000 avant J.C. pour éviter principalement d’être pris au piège par par ses connaissances parfois approximatives de l’Histoire humaine, ce qui ne lui évite pas pour autant les anachronismes. Sur le plan purement littéraire, les trois textes qui composent ce recueil sont franchement inégaux, seul “Une sorcière viendra au monde” ressort du lot, mais on est assez loin des textes courts et incisifs qui caractérisaient les premières publications de Robert Howard. Quant à la forme romanesque, elle n’’est pas la plus adaptée au style howardien, qui loin de prendre de l’ampleur s’embourbe souvent dans des péripéties secondaires, qui contribuent à alourdir inutilement la narration, ce qui évidemment n’exclut pas des passages de grande qualité.