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jeudi 7 novembre 2013

Essai : Internet rend-il bête ? De Nicholas Carr

Sommes nous sur le point d’assister à la mort du livre, objet qui depuis des siècles et des siècles a façonné l’histoire intellectuelle de l’humanité, notre manière d’écrire, de lire et même de penser ? La question se pose de manière de plus en plus accrue tant nous avons le sentiment de vivre une révolution fondamentale, sans doute aussi importante que celle engendrée par l’invention du codex durant l’Antiquité ou de l’imprimerie au XVème siècle. Ce qui est certain, c’est que l'avènement de la société de l’information a été favorisée par une montée en puissance des outils numériques. La lecture cursive avait été jusque là tant bien que mal épargnée, mais l’arrivée de l’encre numérique et des tablettes tactiles a accéléré en l’espace de quelques années ce glissement vers la lecture numérique. En France, le livre électronique a encore du mal à s’imposer, il ne représente qu’une part infime des ventes de livre (autour des 3% en 2013) et sa croissance est lente. Les barrières culturelles semblent encore fortes dans notre pays pour que le livre papier résiste encore, mais la situation catastrophique du réseau des librairies indépendantes risque d’accélérer ce processus d’érosion dans les années à venir, car le secteur doit faire face à la concurrence du livre électronique, mais également des spécialistes de la vente en ligne comme Amazon ou Fnac.com. Dans les pays anglo-saxons la situation est bien différente, le livre électronique représente désormais un marché important (plus de 20% par exemple aux Etats-Unis) et les Américains, en particulier, s’équipent en masse de liseuses électroniques et de tablettes tactiles. Des poids lourds comme Amazon ont sorti leur épingle du jeu, mais d’autres géants de la librairie, comme Barnes & Nobls, accusent le coup, même si leur activité traditionnelle semble encore rentable (pour combien de temps ?). Ce même Barnes & Noble avait bien senti le vent tourner ces dernières années et s’était engouffré dans la brèche, espérant devenir un acteur majeur dans la vente de livres électroniques ; en dépit de la qualité de sa liseuse (Nook), de sa puissance commerciale et de son catalogue électronique, l’entreprise n’a pu faire face au rouleau compresseur Amazon et à son Kindle, accusant en 2012 près de 500 millions de dollars de pertes sur sa branche livre électronique.


Face à cet avenir incertain, bien malin qui pourra prédire l’avenir du livre papier. Si l’histoire a jusqu’à présent démontré que les médias avaient plutôt tendance à se superposer, voire à cohabiter, certains supports d’informations ont aujourd’hui totalement disparu face à l’arrivée de nouvelles technologies plus séduisantes. La problématique n’est d’ailleurs pas nouvelle, les penseurs de l’Antiquité fustigeaient déjà l’arrivée du support écrit (qui allait affaiblir les capacités cognitives), plus tard l’apparition du codex, qui supplanta le rouleau, suscita également l’émoi des intellectuels, tout autant que l’apparition de l’imprimerie (la facilité d’impression et de reproduction n’allait-elle pas favoriser la multiplication des oeuvres de mauvaise qualité ?). Le livre, et de manière générale le support imprimé, a bien résisté aux assauts des technologies qui ont émergé au cours du XXème siècle, la radio n’a pas signé l’arrêt de mort de la presse écrite, pas plus que la télévision n’a éclipsé le cinéma. Mais le numérique semble cette fois mieux armé pour lui contester une hégémonie vieille de plusieurs siècles. Reste que la disparition d’une technologie comme celle du livre, qui a littéralement façonné notre culture littéraire, scientifique et technique est un bouleversement considérable, dont les répercussions dépassent largement le cadre de l’économie.


Ce sont justement ces conséquences qui intéressent Nicholas Carr. Partant  du principe qu’une technologie, ou un média, n’est jamais neutre, ainsi que le théorisait il y a près de quarante ans Marshall Mc Luhan*, Nicholas Carr s’interroge sur les conséquences sociales de la disparition de l’imprimé. Son livre dépasse largement le cadre de son titre, un peu racoleur il faut bien l’avouer, en faisant la synthèse des modifications neurologiques et cognitives induites par le recours et l’usage massif des technologies numériques, au premier rang desquelles figure bien évidemment Internet. Et le moins que l’on puisse dire c’est que les conclusions de cet essai sont inquiétantes à plusieurs titres, d’une part parce que le sujet est très rarement évoqué dans les médias (même si très récemment Le nouvel observateur a publié un dossier dans son numéro 2554 d’octobre 2013), mais surtout parce que le système éducatif, qui a tout misé sur le numérique, n’a jamais pris en considération ces questions ; hors les élèves et les étudiants ont recours de plus en plus massivement aux outils numériques, négligeant de plus en plus les supports traditionnels comme le livre.
    Le point central sur lequel repose en grande partie les études menées depuis quelques années par les neurobiologistes, les psychologues et de manière générale les spécialistes du cerveau et du comportement humain, réside dans une notion désormais bien connue : la plasticité du cerveau (appelée également plasticité neuronale ou neuroplasticité). Pour schématiser, il s’agit de l’ensemble des processus et des mécanismes qui permettent au cerveau de modifier sa structure interne en réaction aux apprentissages qui lui sont proposés. Notre cerveau est donc plastique ou malléable si l’on préfère. C’est un phénomène qui commence dès le stade foetal et qui dure jusqu’au terme de notre vie. C’est grâce à cette malléabilité neuronale que l’être humain est capable d’apprendre, de s’adapter, voire même de réorganiser ses circuits internes pour pallier certains handicaps physiques. Depuis des centaines d’années notre cerveau a été façonné par les technologies  cognitives classiques, au premier rang desquelles figure le livre imprimé. Sa structure, sa logique, son utilisation récurrente pour transmettre l’information et acquérir des connaissances ont bien évidemment eu une influence sur l’organisation et la structure de notre cerveau. Le livre imprimé a permis d’intérioriser la lecture, de développer la pensée linéaire et structurée, de faciliter la concentration et donc l’acquisition d’informations en développant des zones très précises du cortex cérébral. Hors la lecture sur écran n’utilise pas les mêmes zones cérébrales, privilégiant le cortex frontal au détriment des zones traditionnelles dédiées à la lecture, ces zones étant de moins en moins sollicitées elles perdent de l’importance, affaiblissant les capacités de lecture des sujets atteints ; ces derniers éprouvant de plus en plus de difficultés à pratiquer une lecture profonde et prolongée. Les internautes pratiquent en effet  de manière accrue la lecture survol, maintenant leur attention sur une page moins de quelques secondes. Les études pointent d’autres phénomènes neurologiques importants, en particulier la saturation du cortex cérébral liée à l’utilisation du web, un média qui envoie en permanence des stimuli, provoquant une cacophonie informationnelle et parasitant les capacités cognitives (multifenêtrage, bandeaux publicitaires, multiples liens, surcharge des pages web en sollicitations diverses et variées…..). Cette sur-stimulation provoque à terme une fatigue inutile de notre cerveau, provoquant dans le cas d’usage abusif de véritables burnouts. La lecture de textes contenant des liens hypertextes pose d’autres problèmes, les chercheurs ont remarqué qu’ils monopolisaient davantage de ressources intellectuelles qu’un texte imprimé, en effet, le cerveau doit déterminer à chaque lien rencontré s’il est nécessaire de cliquer sur le lien en question ou de poursuivre la lecture, cette décision ne prend que quelques micro-secondes, mais se présente de manière récurrente et fatigue inutilement le lecteur, perturbant ainsi la mémorisation et la compréhension du texte. Plus un texte contient d’hyperliens, plus il perturbe la lecture linéaire et utilise des ressources cérébrales.


Autre cheval de bataille des chantres du numérique, les avantages supposés du multitâche en matière d’efficacité et de productivité. Là encore, les chercheurs se sont longuement penchés sur la question et les conclusions des différentes études menées depuis les années 70 sont très nettement en défaveur du recours au multitâche, dont les seuls bénéfices profitent surtout aux fabricants de matériel informatique et de logiciels. Tout autre argument en faveur du multitâche relève de l’intoxication. En réalité les ressources cérébrales sont en très grande partie monopolisées au profit de la gestion du multitâche au détriment une fois de plus de la concentration et des apprentissages profonds. Durant son travail, l’internaute est tenté et sollicité à de multiples reprises, sa barre de tâches est saturée de fenêtres. Traitement de texte, tableur, navigateur web, client de messagerie, la fenêtre même de son navigateur gère plusieurs onglets et la gestion de ces sollicitations multiples accapare ses ressources, sa concentration est perturbée au profit d’un mail arrivé de manière inopportune,  d’un nouveau  poke facebook ou d’un nouveau tweet.


    Cette synthèse des différents travaux scientifiques aboutit à une conclusion relativement inquiétante. L’utilisation des outils numériques provoque une saturation de la mémoire de travail, empêchant en grande partie la mémorisation durable des informations. Hors c’est à cette mémoire que nous faisons massivement appel lors des apprentissages, la saturer inutilement se fait donc à leur détriment. Le recours au numérique génère d’importants problèmes de concentration, perturbant l’attention, provoquant une fragmentation de la pensée, des activités et donc du travail. Ce n’est pas tant la technologie en elle-même qui pose problème, mais son utilisation massive et exclusive au détriment d’outils toujours performants mais délaissés sans raison objective. A la lumière des éléments présentés par Nicolas Carr, faut-il encore s’étonner des problèmes d’attention et de concentration que l’on constate chez les enfants et les adolescents, obstacle majeur dans leurs apprentissages, mais qui, en dehors du monde enseignant, ne semblent guère inquiéter la société (en dépit d’un récent rapport du Sénat sur le risque numérique). Faut-il pour autant diaboliser le numérique alors qu’il présente des avantages indéniables en matière de communication et de mutualisation de l’information ? Nicholas Carr l’avoue lui-même, après s’être imposé une discipline rigoureuse afin d’écrire son livre, il s’est ensuite relâché, retombant dans ses anciens travers avec délice. Sans doute aurait-il dû écrire un chapitre supplémentaire sur l’addiction aux outils numériques (la fameuse cyberdépendance), un terme médical que l’académie des sciences réfute pourtant dans son dernier rapport (L’enfant et les écrans, janvier 2013); à tort ou à raison, seul l’avenir nous le dira. Toujours est-il que ce rapport est extrêmement timide et ne dit les choses qu’à demi-mots, voire en occulte certaines, lorsqu’il n’entre tout simplement pas en contradiction avec les études scientifiques. Quelques contre-vérités sont particulièrement savoureuses (notamment lorsque le rapport affirme péremptoirement que “la culture des écrans favorise la mémoire de travail” p.22) et nécessiteraient à elles seules un nouveau papier car il serait bien trop long de les relater ici. Je ne peux cependant résister à l’envie de vous rapporter cette petite perle dénichée à la page 23 de ce rapport : “La pensée du livre induit un modèle linéaire [houla, ça commence fort], organisé autour de relations de temporalité et de causalité [bon on va dire que oui]. C’est le monde du “Où ? Quoi ? Comment ? Pourquoi ?” et du “mais où est donc or ni car”. Je vous laisse méditer sur ce savant télescopage entre les bases du questionnement quintilien (qui n’a d’ailleurs rien de spécifique au livre) et un moyen mnémotechnique destiné à permettre aux enfants de retenir plus facilement les conjonctions de coordination. Le reste du rapport est à l’image de ce salmigondis, indigne, approximatif et d’un manque de professionnalisme caractérisé. Mais on ne sera finalement guère étonné en constatant que le très médiatique S. Tisseron co-signe ce rapport, rapport truffé de références aux travaux dudit Tisseron et qui prend bien soin d’occulter la plupart des études anglo-saxonnes concernant l’influence des outils numériques sur nos capacités cognitives. Pratique n’est-il pas ?




* Pour les lecteurs qui éventuellement ne connaîtraient pas les travaux de Marshall Mc Luhan, sa théorie la plus connue concerne les médias et tient en une phrase assez courte : “Le message c’est le medium”. Autrement dit, ce n’est pas le contenu qui affecte la société, mais le contenant lui-même, c’est à dire le canal de transmission. Cette théorie implique par conséquent que les innovations technologiques ont forcément bouleversé les civilisations et engendré d’importantes conséquences sur le plan social ou intellectuel.

mardi 29 octobre 2013

Autobiographie savoureuse : Linux c'est gratuit ! de Linus Torvalds et David Diamond

Il était une fois un petit garçon finlandais sur les genoux de son grand-père professeur de mathématiques à l'université et qui regardait son premier ordinateur. Depuis, il n'a jamais arrêté. Il s'appelle Torvalds, Linus Torvalds, et il a tiré sans presque s'en rendre compte (qu'il dit), un missile balistique dans le monde informatique qui ne s'en pas tout à fait remis. Ça s'appelle Linux.
Le type est fabuleusement sympathique. Ce n'est pas un gourou version Steve Jobs ou Richard Stallman, il est désespérément normal, à un détail prêt : c'est un petit génie de l'informatique, un vrai, du genre à passer sa vie à coder des trucs inimaginables en se nourrissant de pizza et en s'hydratant à la bière. Mais il a quand même réussi à se marier et à avoir une vie de famille classique.
Ce n'est pas non plus un homme d'affaire version Steve Jobs (tiens, je me répète) ou Bill Gates. Il n'est pas spécialement pauvre, mais à côté des susdits, un peu quand même. Et on dirait qu'il s'en fiche du moment que son confort est assuré.

Son autobiographie, réalisée avec le journaliste David Diamond, révèle donc un type qui aime faire du code et résoudre des problèmes informatiques au kilomètre et qui est payé pour ça, ce qui semble le rendre particulièrement heureux. Pour le reste, il est loin des positions catégoriques de R. Stallman sur le monde du libre, mais n'y voit en fait que des avantages. Il n'est pas contre la marchandisation, juste contre le monopole et l'impossibilité de résoudre des problèmes pour des questions de droit. Et il a prouvé à sa manière décontractée que l'informatique n'était pas qu'une histoire de gros laboratoires et de gros sous, mais pouvait également devenir une aventure en Lego avec une bande planétaire de siphonnés de son espèce, par la magie d'un autre truc extraordinaire : Internet.
C'est un peu technique, très amusant, un "storytelling" très réussi avec une figure emblématique de l'informatique, et en prime un leçon sur les systèmes d'exploitation. Ça permet aussi de mettre un peu le nez dans les rouages économiques de l'industrie informatique (d'ailleurs, ça mériterait une relecture rien que pour ça). Bref, c'est un peu lourd pour le collège, sauf bons lecteurs de 3e mais bon sang, si j'avais eu ce bouquin à mettre entre les mains des élèves de BTS informatique à l'époque, je les aurai convertis à la lecture sans coup férir !

Manga engagé : l'orchestre des doigts de Osamu Yamamoto

En 1912, un jeune étudiant japonais doit renoncer à son rêve : partir en Europe pour étudier la musique. Comme il doit gagner sa vie, il devient professeur dans un institut pour sourds et aveugles. Lui qui voulait faire de la musique, le voici contraint d'enseigner à des enfants qui ne peuvent pas entendre !
Mais Kiyoshi Takahashi se prend d'une véritable passion pour son métier et pour ces enfants, souvent issus de familles pauvres, considérés comme des débiles et traités comme tels. Il apprend la langue des signes japonaise et mène tous les combats, non seulement pour son école mais plus important encore pour la dignité et l'égalité des personnes sourdes dans la société japonaise.
Des combats, il n'en manqua pas durant toute son existence, d'abord pour faire reconnaître l'intelligence des personnes sourdes, puis contre la méthode oraliste qui refuse catégoriquement l'apprentissage des signes.
Constamment il cherche à améliorer la vie de ses élèves, en se battant pour les faire reconnaitre comme des citoyens à part entière. C'est la fin de la guerre et l'avènement de la démocratie qui apporta cette première victoire. Puis, les sourds créèrent une association. Mais la langue des signes n'est toujours pas enseignée de nos jours, sauf à l'institut d'Osaka, qui a intégré depuis longtemps des éléments d'oralisation, mais sans jamais renoncer à la langue des signes si importante pour l'apprentissage des sourds.
 Takahashi et l'institut qu'il dirigea ont traversé l'histoire japonaise, les guerres, les typhons, l'arrivée de la modernité. Jamais il ne baissa les bras devant l'adversité, donnant le meilleur pour ses élèves.
En lisant les quatre albums qui retracent la vie de cet homme bon et obstiné, j'ai pensé aux quelques scènes du film "Ridicule" mettant en scène l'Abbé de l’Épée, et au documentaire de Nicolas Philibert, Le pays des sourds, qui racontent tous deux des fragments de la longue histoire des sourds et de leur intégration (ou pas) dans la société. Et du long combat des sourds pour faire entendre leur différence par le langage des mains, le fameux orchestre des doigts.
Osamu Yamamoto  a un graphisme simple et clair, un peu moins fin que celui de Jiro Tanigushi, mais très agréable et expressif. Et il en faut de l'expression pour faire passer la détresse des enfants, mais aussi les doutes, les joies, les peines de tous.Il a su conquérir par la justesse de ses dessins le public des sourds, qui s'est reconnu dans cette magnifique biographie.

vendredi 18 octobre 2013

Manga historique : Cesare de Fuyumi Soryo

On a peine à imaginer depuis la France toute la richesse qu’offre le manga au Japon, il est en effet difficile pour les éditeurs français de suivre la cadence infernale des publications japonaises en terme de rythme, de quantité, mais également de thématiques. Le manga brasse des genres divers et variés, parfois pointus, parfois saugrenus, parfois hautement pédagogiques au point que certains manuels scolaires se présentent sous forme de mangas pour les petits écoliers nippons. Il n’empêche que le marché français arrive tout juste derrière le Japon et l’on peut considérer qu’une partie non négligeable de la production nous parvient, probablement le haut du panier d’ailleurs. Curieusement le manga a encore du mal à trouver une légitimité culturelle en France, probablement parce que le genre souffre de l’image véhiculée dans les années 80/90 par l’animation et la bande dessinée japonaises, il est vrai à l’époque très ciblées jeunesse (et pas toujours d’une grande qualité artistique ou technique), mais aussi et surtout parce que “l’élite culturelle” ignore superbement ce qu’elle considère comme une sous-culture tout juste bonne à divertir les hordes d’adolescents pré-pubères. Ainsi, mettre dans le même panier les shojos et autres shonens fabriqués de manière industrielle (H3 School, Lovely complex, Dragon Ball, Naruto…) et les oeuvres subtiles et soignées d’un Taniguchi a autant de pertinence que de comparer Pif gadget et Corto Maltese, une idée si saugrenue qu’elle ne viendrait sans doute pas à l’esprit de nos fameuses élites. Mais cessons de jouer les mauvaises langues car Cesare de Fuyumi Soryo a bénéficié de quelques papiers élogieux dans la presse généraliste, preuve que les choses progressent lentement.


Plutôt cantonnée au shojo et au seinen Fuyumi Soryo a été épaulée dans son travail de documentation et de reconstitution historique par Motoaki Hara, universitaire de renom et grand spécialiste de la Renaissance italienne, il n’en fallait pas moins pour s’attaquer au mythe des Borgia, dont le passé sulfureux a déjà fait l’objet ces dernières années de deux adaptations télévisuelles d’une qualité hélas inégale,. Cesare est donc un manga historique centré sur cette sombre période de l’histoire italienne (à cheval entre le XIVème siècle et le XVème siècle), marquée par la décadence de l’Eglise de Rome et par des luttes fratricides entre grandes familles italiennes pour accéder aux plus hautes sphères du pouvoir. Cette décadence semble avoir atteint son paroxysme avec le règne du pape Alexandre VI, alias Rodrigo Borgia, père, entre autre, d’un certain Cesare Borgia, qui défraya lui aussi la chronique en son temps.  Mais nous n’en sommes pas là, dans Cesare, le cardinal Rodrigo Borgia n’est pas encore pape et lutte avec âpreté contre la famille des Della Rovere dans le but d’accéder à la charge pontificale. Son fils, Cesare, a été envoyé à l’université de Pise pour y décrocher  son doctorat en droit civil et canonique. Il est appelé, comme son père à exercer les plus hautes fonctions au sein de l’Eglise catholique et la charge de cardinal lui est déjà réservée car son père est l’un des rares prélats a avoir publiquement reconnu ses enfants, créant un scandale sans précédent au sein de la curie romaine (ses prédécesseurs avaient au moins la décence de se montrer discrets en la matière). C’est à travers le personnage candide et innocent du jeune Angelo que le lecteur  est amené à découvrir les frasques de ces puissants obnubilés par la recherche du pouvoir. Angelo est le fils d’un artisan florentin renommé et bénéficie de la protection de Lorenzo de Medicis, ce patronage lui permet de fréquenter la prestigieuse université de Pise et de côtoyer ainsi Giovanni de Medicis (futur pape Léon X) et Cesare Borgia tout juste âgé de seize ans. Angelo est intégré de facto au clan de la fiorentina, mais sa curiosité et son ouverture d’esprit lui font commettre de nombreux impairs, au point de susciter l’amusement d’un certain Cesare Borgia, qui prend le jeune homme sous son aile. La simplicité, ou plutôt  la candeur du personnage d’Angelo a quelque chose d’irritant et cadre mal avec ses réflexions philosophiques assez poussées et ses capacités en matière de rhétorique, on regrette quelque peu ce choix de narration de la part de Fuyumi Soryo, mais sans doute était-ce un choix à destination des lecteurs plus jeunes, qui ont besoin d’une médiation pédagogique par l’intermédiaire de ce personnage sans doute plus proche de leur “innocence”, bien qu’il s’agisse là à mon sens d’une erreur. Les lecteurs, jeunes ou moins jeunes, capables de saisir toute la profondeur et la complexité du cadre historique et culturel de ce manga n’ont que faire de ce genre d’artifice. Pour le reste, Fuyumi Soryo réalise un sans faute, son manga est complexe sans pour autant devenir cryptique, les enjeux sont clairement posés malgré la multiplication des personnages et des caméos (on y croise Léonard de Vinci et Christophe Colomb), au point qu’il n’est pas interdit de considérer cette oeuvre comme une excellente base pédagogique pour qui s’intéresse à cette période de l’histoire. Le dessin n’est pas en reste et la reconstitution historique est grandement convaincante sur le plan des décors, des costumes ou de l’architecture urbaine. Mais ce qui achève de nous convaincre c’est bien évidemment la qualité des dialogues et du discours (parfois hautement philosophique) qui en découle, on comprend aisément que Cesare Borgia, certes dans une phase plus mâture de sa vie,  ait servi de modèle au Prince de Machiavel. Le jeune homme qui habite littéralement les pages de ce manga n’en est pourtant que l’ébauche, son humanité transparaît dans ses actes et dans ses paroles et on peine à imaginer que cet esprit vif et séduisant  puisse devenir un monstre politique soumis aux plus violents excès. 

Jeux de pouvoir et intrigues politiques sont le substrat de cet étonnant manga historique, qui force le respect par le travail accompli sur le plan artistique mais également par la qualité de sa documentation. La profondeur de champ que laissent entrevoir les premiers tomes promet d’augurer du meilleur concernant cette série qui dure depuis plus de huit ans au Japon et que, moyennant les quelques réserves émises précédemment, je ne saurais trop vous conseiller.

samedi 12 octobre 2013

Retour aux classiques : Montaillou, village occitan

Il y a des livres incontournables qu'on ne prend jamais le temps de lire. Montaillou, avec ses 640 pages en édition Folio Gallimard, fait partie de ces pavés qu'on se jure de lire un jour, plus tard. Heureusement, un proche vous l'offre, et c'est le choc de la découverte, différé d'une vingtaine d'années sur le programme initial.
Montaillou donc, est un village du comté de Foix, actuellement dans l'Ariège, devenu célèbre car à la charnière du 13e et du 14e siècle, il a eu l'honneur mortifère d'attirer l'attention d'un évêque inquisiteur, plus tard pape en Avignon. C'est que dans ce village, on était hérétique plus souvent qu'ailleurs, et que Jacques Fournier, ledit évêque, était chatouilleux en ce qui concernait les catharisants...
Rien ici d'aussi dramatique et spectaculaire que les bûchers de Montségur en 1244,  (plusieurs personnes y laissèrent toutefois la vie, brûlés comme hérétiques ou soumis aux dures conditions des prisons du temps) mais pour l'historien reste un document extraordinaire : les copies des interrogatoires de l'enquête épiscopale.

Reprenons. En 1294, les Bonshommes cathares n'ont pas encore disparu des Pyrénées. Passant d'un royaume à l'autre sur les chemins des bergers, ils "hérétiquent" les mourants, catéchisent les populations à la veillée. Les villageois de Montaillou sont particulièrement réceptifs à leurs discours, et bénéficient de la protection d'une famille, les Clergue, dont le frère est curé (!) et l'autre bayle, représentant du seigneur. Autant dire que les "autorités" sont du côté des hérétiques. Mais en 1317, Jacques Fournier, abbé cistercien originaire de Saverdun, dans le comté de Foix, accède au poste d'évêque de Pamiers. A cette place, mécontent des piètres résultats des inquisiteurs de Carcassonne, il exerce un zèle particulier à la chasse aux hérétiques, aux déviants de toutes sortes et à la perception de la dîme, le rendant triplement odieux aux yeux de beaucoup de ses paroissiens. Il va donc superviser personnellement les interrogatoires de tous les suspects, en particulier ceux de Montaillou. Le résultat de ses investigations le mena à questionner 25 personnes de Montaillou, sur un total d'environ 250 habitants. Et ces interrogatoires nous sont parvenus par le biais des archives vaticanes, où elles ont été versées comme archives du pape Jean XXII, notre évêque Jacques Fournier élu plus tard au trône de Saint Pierre.

Pour les habitants de Montaillou, cette incursion dans leur vie quotidienne fut une catastrophe, qui mit à mal tout le village. Mais pour l'historien, c'est la chronique, la vie quotidienne d'un village presque comme les autres qui se déroule devant ses yeux dans cette compilation de récits, car le moindre détail est noté dans le registre.
Voici donc la vie d'un village de moyenne montagne au Moyen Age qui se dessine : la structure sociale, les travaux et les jours, les amours, les relations, les événements de la vie, la mort, les croyances. On entre dans les maisons, dans les sentiments, dans les pensées de chacun. On apprend l'importance de la maison, l'ostal, dans son double sens de bâtisse et de famille élargie. On y voit les gens naître, grandir, se marier, engendrer, mourir. On y mange, on y dort, on y fait l'amour... Emmanuel Le Roy Ladurie étudie ses Montalionnais comme les membres d'une tribu perdue au fond d'une forêt sauvage et exotique, prenant en eux leur part inaliénable d'humanité, mais aussi leur étrangeté. Mieux que la distance géographique, la distance temporelle rend les hommes du Montaillou médiéval étranges dans leurs réactions et leurs soucis. Étranges et pourtant familiés aussi. Tout un monde revit sous la plume de l'historien.
Faut-il faire de Montaillou un paradigme de la vie quotidienne du Moyen Age ? Emmanuel Le Roy Ladurie s'en garde et bien au contraire souligne les différences avec les autres villages, dès le piémont des Pyrénées et bien plus encore dès qu'on change de région. Mais on sort de ce livre assez ardu avec les mêmes impressions que nous donne le film Le retour de Martin Guerre, une autre affaire judiciaire, du 16e siècle : celle d'être entré pour un moment dans les pensées les plus intimes des hommes et des femmes du temps, d'avoir pu partager un peu de leurs joies et leurs tristesses, de leur labeur et de leurs fêtes, leurs peurs et leurs espoirs.

mardi 8 octobre 2013

Fantasy celtique : Même pas mort, de Jean-Philippe Jaworski

Faut-il encore présenter Jean-Philippe Jaworski ? Révélé grâce à un premier recueil de nouvelles étonnant de maîtrise, Janua Vera, confirmé avec la publication du non moins excellent Gagner la guerre, Jean-Philippe Jaworski est devenu en l’espace de deux publications un auteur incontournable pour les amateurs de fantasy, dont il est désormais l’un des fers de lance en France. Autant dire que son nouveau roman, première partie d’une future trilogie, était attendu par des hordes de fans, au premier rang desquels figure évidemment votre serviteur (en excellente position au demeurant). A la lecture des critiques qui n’ont pas manqué de fleurir assez rapidement sur le Net, j’avoue avoir été très étonné, certes les bons papiers ont été légion, mais ici et là quelques avis discordants ont introduit des grains de sable dans une mécanique littéraire qui paraissait pourtant bien huilée. Trop obscur, construction narrative alambiquée, contexte historique hermétique, vocabulaire trop riche et langue bien trop travaillée, voici un bref florilège des remarques les moins élogieuses concernant Rois du monde : Même pas mort. Vous êtes désormais prévenus, le nouveau roman de Jean-Philippe Jaworski est un pur régal, mais il se mérite et il faudra au lecteur consentir quelques efforts pour ne serait-ce qu’en effleurer toute la richesse. Non pas que le roman soit élitiste ou profondément hermétique, mais peut-être révèle-t-il seulement la méconnaissance profonde du grand public en ce qui concerne l’histoire et la culture de la civilisation celte. Loin de moi l’idée de faire preuve de pédantisme, mais cette période historique n’est jamais réellement abordée dans les programmes scolaires (ni même quasiment à l’université), comme si le fameux incipit “nos ancêtres les Gaulois” suffisait à résumer plusieurs siècles d’histoire (ou de proto-histoire s’il l’on préfère). Pour quelles raisons la civilisation celte fait-elle figure de parent pauvre des programmes scolaires ? Mystère, mais peut-être les récents progrès de l’archéologie et de l’histoire dans ce domaine inverseront-ils la vapeur pour qu’enfin nous ne soyons plus seulement tributaires de la vision des vainqueurs de la guerre des Gaules. Donc disais-je, ce manque de proximité avec la matière historique principale (contrairement à d’autres périodes comme l’Antiquité greco-romaine, la féodalité ou bien encore la seconde guerre mondiale, rabâchées à l’envi de l’école primaire jusqu’en terminale) explique probablement en grande partie cette difficultés qu’éprouvent certains lecteurs à se plonger dans le contexte du roman, qui se déroule vers la fin du premier âge du fer, probablement vers 600 avant notre ère, à l’époque d’un certain Ambigat, roi des Bituriges (peuple gaulois ayant dominé la région située entre la Loire et la Garonne actuelles), dont l’historicité n’est pas complètement attestée en dehors des sources greco-latines (Tite-Live, Histoire romaine - Livre V, 34). Alors même que Rome n’est qu’une bourgade à l’importance politique et militaire toute relative, la civilisation celtique est florissante et rayonne à travers une grande partie de l’Europe de l’Ouest et de l’Europe continentale. Les Celtes maîtrisent la métallurgie et en particulier le fer, construisent des cités, des routes, développent le commerce, passent pour être des maîtres dans la confection de tissus ou de bijoux… leur civilisation est donc riche et complexe, mais elle est restée trop longtemps méconnue.
C’est dans ce contexte historique que Jean-Philippe Jaworski a décidé d’inscrire son roman, prenant pour base de départ l’enfance et l’adolescence de deux héros Gaulois, Bellovèse et Ségovèse, dont l’historicité demeure toute relative (cf. Tite-Live) mais dont l’importance sur le plan mythologique est considérable. Selon la légende, à l’invitation de leur oncle Ambigat, les deux frères seraient partis avec une forte délégation de Bituriges conquérir de nouveaux territoires afin de faire baisser la pression démographique sur le territoire d’origine de ce puissant peuple gaulois. Bellovèse serait donc parti vers l’Italie et aurait fondé la ville de Milan tandis que son frère se dirigeait vers la forêt hercynienne (que l’on situe hypothétiquement dans la région des Ardennes). Ce récit est évidemment purement mythologique, le nord de l’Italie, nommé également Gaule Cisalpine, a bien été occupé par les Celtes insubres, à l’origine de la fondation de la ville de Milan, mais le reste relève purement de la tradition orale. Contre toute attente, Jean-Philippe Jaworski ne s’intéresse pas à cet épisode mouvementé de la vie de Bellovèse et Ségovèse, mais construit un récit à l’architecture complexe, non linéaire, centré sur l’enfance et l’adolescence des deux garçons. Fils de Sacrovèse, roi des Turons, peuple frontalier des Bituriges,  Bellovèse et Ségovèse assistent impuissants du fait de leur jeune âge au conflit qui oppose leur père à leur oncle Ambigat. Bien plus puissant par le nombre et par les armes, Ambigat massacre l’armée des Turons et tue Sacrovèse, mais dans sa mansuétude il épargne les deux enfants et leur mère (qui est accessoirement sa propre soeur), qu’il se contente d’exiler loin de sa capitale. Bellovèse et Ségovèse s’apprètent donc à vivre une existence paisible dans une modeste ferme ayant appartenu à l’un des lieutenants de leur oncle, Sumarios. Exclus de la cour d’Ambigat ils ne reçoivent pas l’éducation aristocratique à laquelle ils pourraient prétendre et se contentent de parcourir les champs et les bois qui bordent la propriété, pratiquant quelque rapine chez un malheureux voisin, jouant des poings à l’encontre d’autres enfants tout aussi mal élevés, revenant  souillés comme des cochons tout heureux de n’avoir aucune obligation. Il n’y a guère que Sumarios qui tente de leur donner un semblant d’éducation en leur enseignant le maniement des armes. Un jour pourtant, leur oncle leur demande de rejoindre son armée et de combattre les Ambrones, qui menacent son royaume à l’Est. Dans un combat homérique et digne des plus grands héros, Bellovèse et transpercé par une lance, cette blessure aurait dû le tuer, mais le corps du jeune homme refuse de mourir et contre toute attente Bellovèse défie la mort en survivant à ce trait. Pour ses compagnons d’armes, il y a là quelque chose de surnaturel, un événement qui appelle le jugement des augures et des dieux. Il est donc sommé par le grand  druide Comrunos de rejoindre l’ile des vieilles (un élément inspiré par un texte de Strabon) afin d’y prendre connaissance de son destin.


Fruit d’un important travail de documentation, Même pas mort est un roman très éloigné des canons de la fantasy moderne, il se rapproche bien davantage des oeuvre originelles de la fantasy et s’inscrirait plutôt dans la tradition d’un Lord Dunsany s’il fallait impérativement lui trouver une filiation (ce qui n’a rien d’une évidence). Pas forcément séduisant, le roman de Jean-Philippe Jaworski fait preuve d’une certaine austérité dans son entrée en matière. Le lecteur y est quelque peu perdu, cherche du sens sans forcément le trouver et, faute de faire suffisamment d’efforts pour relier les tribulations de Bellovèse à leur contexte historique, risque de passer à côté de cet excellent roman. Car si Même pas mort manque de souffle épique, il compense très largement par ses qualités d’écriture et de narration, mais également par l’authenticité de son univers celtique. L’air de rien, on apprend une foultitude de détails et d’éléments ayant trait à la vie quotidienne des Gaulois, à leurs traditions et à leur culture de manière générale, ce qui bien évidemment ne fait que confirmer l’immense travail de recherche, de compilation et de restitution effectué par Jean-Philippe Jaworski. Sa grande force est bien évidemment de réussir à équilibrer ses différentes approches sans jamais tomber dans le didactisme. En cela il s’inscrit parfaitement dans les pas de grands auteurs de romans historiques comme Mika Waltari ou Amin Maalouf. Quant à la touche de fantasy, en plus de renforcer l’ambiance du roman, elle semble parfaitement couler de source et demeure indissociable de cet univers celtique à la fois étrange et exotique, si loin de notre époque et pourtant si proche.

mercredi 25 septembre 2013

synthèse : la querelle des livres - petit essai sur le livre à l'âge numérique

A l'heure où chaque lecteur est sommé de choisir son camp, La querelle des livres  d'Oliver Larizza permet de se faire rapidement une idée, et offre une une petite bibliographie sympathique des dernières réflexions sur le sujet.
Qu'est-ce qu'il en ressort ? L'universitaire qu'est l'auteur est tiraillé entre deux pôles : l'efficacité de la lecture électronique, la disponibilité des ouvrages à toute heure grâce à Internet, la fin des intermédiaires, bref tout ce qui permet de gagner du temps ; et d'autre part la sensualité du livre papier, le confort de lecture, l'absence de connexion qui offre au lecteur la possibilité de s'immerger complètement dans la lecture, le feuilletage... Comme il le dit lui-même, c'est un peu une querelle des Anciens et des Modernes. C'est aussi la dichotomie du livre-outil et du livre-loisir qui ressort dès cette première partie. Hélas, vite abandonnée au profit de la seule littérature qui soit : le roman.
Il n'élude pas la question économique, mais cette réflexion ne va pas au bout des choses, c'est pourtant là le nœud de la question. Par contre, il aborde abondamment la question de la forme de la littérature qui naitra avec ce nouvel outil qu'est l'écran de lecture. Exit donc dans cette réflexion, comme c'est souvent le cas, de toute l'édition qui n'est pas littérature : qu'en est-il des documentaires, des livres pour enfants, des dictionnaires ? Pas un mot chez cet universitaire de cette question, qui pourtant mérite qu'on s'y arrête, car alors l'outil électronique prend tout son intérêt, grâce aux possibilités apportées par le multimédia, et pour la littérature enfantine parce que c'est dans les habitudes qu'on donne aux enfants que se joue l'avenir.
Reste donc la "vraie" littérature, qui engendre la "vraie" lecture, celle d'un livre de A à Z.On sent l'auteur plus dans son élément, et c'est bien là que se situe le débat. Comment va-t-on écrire à l'heure d'Internet ? C'est peut-être la partie la plus intéressante et la plus originale de l'ouvrage, car il rappelle entre autres que les grands romans du 19e siècle ont vu souvent le jour sous la forme courte de feuilletons, au milieu d'une littérature populaire pas toujours de haut niveau, voire carrément de pisse-copie, et qu'on pourrait bien y revenir... La littérature se cherche donc, une fois de plus, et certainement, l'outil va entraîner un changement dans la structure même du roman.
Mais où sont donc tous les autres livres, du recueil de recettes de cuisine au guide touristique en passant par le manuel du jardinier, les magnifiques albums de photographies, les essais, les pamphlets, et même les sommes universitaires ? Il y aurait pourtant tant à dire, à faire, à conceptualiser. Mais les auteurs de ces ouvrages ne sont pas des Aaartistes, eux. C'est peut-être pourquoi on se préoccupe moins de les voir coucher sur papier pour une éternité toute relative et à l'ogre du moment, le numérique.

mardi 17 septembre 2013

Ninjatitude : Les manuscrits ninja, de Futaro Yamada

Immensément célèbre au Japon pour ses romans historiques, dont bon nombre ont été adaptés au cinéma, en manga ou en desssin animé, Futaro Yamada est tout simplement un illustre inconnu dans nos contrées, mais s’il fallait le comparer à un écrivain ce serait sans nulle doute à Alexandre Dumas que l’on songerait. Futaro Yamada est ainsi le créateur d’un véritable univers romanesque, celui des ninjas, qui, à défaut d’être réaliste sur le plan historique, alimente depuis plus de cinquante ans l’imaginaire collectif des Japonais et  des occidentaux. Par son style à la fois léger et dynamique, par son sens du récit et de la narration, par sa capacité à manier l’humour voire l’ironie vis à vis de la société japonaise, Futaro Yamada a profondément modernisé la littérature de son pays. Alors certes, l’auteur japonais n’a jamais prétendu concourir pour le prix Nobel de littérature, mais à sa manière il a donné ses lettres de noblesse à la littérature populaire au Japon. De ses nombreux romans, on retiendra en particulier ceux mettant en scène le célèbre Yagyu Jubei, l’un des plus grands samouraïs (mais dont les techniques de combats sont très proches de celles des ninjas) qu’ait connu le Japon féodal et qui tient une place central dans Les manuscrits ninja, édités récemment par Philippe Picquier en deux volumes séparés (Les sept lances d’Aizu et Les sept guerrières d’Hori)..

1641. A la suite de vexations, de maltraitances et d’actes frôlant la barbarie, les membres du clan Hori, vassal du seigneur du fief d’Aizu, Kato Akinari, se révoltent et s’enfuient avec femmes et enfants. Ils traversent rapidement cet immense fief de 400 000 kokus et passent la frontière sans avoir été obligés de livrer combat contre les troupes de leur daimyo, ils espèrent trouver refuge dans des temples et échapper ainsi à la colère de leur suzerain. Mais c’était sans compter sur la vengeance froide de Kato Akinari, qui réclame réparation auprès du Shogun et obtient l’autorisation de châtier le clan Hori. Le puissant daimyo envoie donc ses plus fidèles samouraïs, les sept lances d’Aizu, traquer et exterminer les traîtres. Les sept guerriers, dont la valeur au combat n’a d’égal que leur cruauté, débusquent rapidement les hommes du clan Hori dans un grand temple bouddhiste de la région et les enchaînent pour les ramener à Edo, lieu de leur exécution publique. Mais en chemin ils font un détour par Kamakura et investissent le temple du Tokeiji, dans lequel les femmes du clan ont trouvé refuge. Les sept lances défoncent la porte du temple, pourtant interdit aux hommes, capturent les femmes et en exécutent une grande partie devant leurs maris, leurs pères ou leurs frères. Sept femmes seulement échappent au massacre grâce à l’intervention inespérée de la princesse Sen, soeur du Shogun. Cette dernière, persuadée que le Shogun n’osera se dédire en punissant Kato Akinari, décide de confier les jeunes femmes à deux personnages dignes de sa confiance, le puissant ronin Jubei Mitsuyoshi Yagyu, maître absolu dans l’art du sabre, et le maître zen Takuan Soho. Les deux hommes devront orchestrer la vengeance des sept femmes Hori. A Takuan la stratégie et l’art de la manipulation, à Jubei la charge de former ces demoiselles à l’art du combat silencieux. Impossible en effet d’affronter directement les guerriers d’Aizu, leur puissance et leur maîtrise des armes ne leur laisseraient aucune chance. Mais en utilisant des techniques de combat issues du ninjutsu, leurs chances de remporter la victoire ne sont plus illusoires.

Ancré dans un contexte historique réaliste, notamment grâce à ses personnages centraux (Takuan Soho et Yagyu Jubei ont réellement existé), mais prenant quelques libertés avec la réalité des faits pour rendre la narration plus romanesque, Les manuscrits Ninja est un roman trépidant écrit à un rythme d’enfer. Résolument moderne dans son rythme et son découpage, la narration est alliée à un style dynamique et léger, mâtiné d’humour voire d’une certaine ironie quant aux traditions ancestrales du Japon (faire endosser le rôle de guerriers sanguinaires assoiffés de vengeance à des femmes n’a rien de commun dans les années soixante). La violence du roman peut également étonner, découpages de membres, massacres collectifs, viols, exécutions publiques, torture… Futaro Yamada ne fait pas dans la dentelle et les amateurs de littérature policée risquent de ne pas adhérer à ce déferlement de scènes d’action, mais à l’heure de l’ultraviolence cinématographique et vidéoludique, nul doute que certains n’y prêteront pas démesurément attention.  Passionnant de bout en bout, malin et généreux en action et en rebondissements, Les manuscrits Ninja est un bon petit roman de cape et d’épée à la sauce japonaise dont on imagine sans peine qu’il ait durablement influencé la culture populaire.

mardi 3 septembre 2013

Littérature vietnamienne : Terre des oublis, de Duong Thu Huong

Si l’on s’en tient aux catalogues des éditeurs français, la littérature vietnamienne (et par extension originaire de l’ex colonie indochinoise) apparaît comme le parent pauvre de la littérature asiatique, alors même que nous croulons sous les romans venus du Japon, de Chine ou même d’Inde. A l’occasion d’une interview pour le journal Libération, l’éditeur Philippe Picquier, dont chacun s’accorde à reconnaître la qualité du travail et l’excellence du catalogue, affirmait que ses rares incursions en Asie du Sud Est avaient été peu probantes et que la tradition orale, empreinte de religiosité, avait probablement freiné le développement d’une tradition littéraire profane riche et ancienne dans des pays comme le Laos, le Cambodge ou la Thaïlande. Heureusement, lorsqu’un auteur parvient à traverser les frontières jusque chez nous, la qualité est bien au rendez-vous. C’est le cas avec Duong Thu Huong, figure emblématique de la littérature vietnamienne aux côtés d’écrivains aussi talentueux que Bao Ninh, Nguyen Huy Thiep (pour le coup abondamment traduit en France) ou bien encore Pham Ti Hoai. En raison de son statut de dissidente politique, Duong Thu Huong a connu quelques difficultés dans son pays d’origine dès les années 80, l’auteur(e) vietnamienne vit depuis 2006 en France où neuf de ses livres ont été traduits et publiés.


Mien jeune et jolie maman d’une trentaine d’années coule des jours heureux dans son petit village de montagne. La guerre, qui opposait le Nord Vietnam au Sud Vietnam (fortement assisté par les troupes américaines) est terminée depuis une dizaine d’années et le pays se reconstruit lentement mais sûrement. Le mari de Mien, Hoan, est un riche planteur de la région, qui a construit sa richesse et sa réputation à la sueur de son front en pariant avec succès sur le café et le poivre. C’est un homme foncièrement honnête et profondément respecté dans le village, bien qu’il soit originaire de la ville. Mien et Hoan forment un couple harmonieux, heureux et paisible, ils élèvent avec amour et tendresse leur petit garçon dans leur belle maison entourée par la plantation. Jusqu’au jour où ce bonheur trop parfait vole en éclat. Quatorze ans après sa disparition, le premier mari de Mien, Bon, resurgit du passé et revient au village réclamer ses droits. Bon a été officiellement déclaré mort voilà des années et Mien n’est coupable en rien de s’être remariée après son deuil, mais le prestige d’un ancien combattant, un véritable héros du peuple, est extrêmement important au Vietnam. La pression sociale des villageois et les règles tacites d’un régime autoritaire vont faire fléchir Mien, qui la mort dans l’âme décide de quitter Hoan pour retourner vivre dans la petite bicoque délabrée de Bon, afin d’y accomplir son devoir d’épouse. Mais après quatorze ans de séparation, la vie avec Bon promet d’être difficile, le jeune homme qui l’a quittée pour partir sur le front a disparu pour laisser place à un homme brisé par les combats, dont le physique et la personnalité ont été profondément bouleversés. Bon n’a aucun travail et ses ressources d’ancien combattant sont rapidement englouties dans la reconstruction de sa maison et pour ne rien arranger l’homme est en bien mauvaise santé, au point de ne pouvoir accomplir que très peu de travaux physique. Mien n’éprouve plus rien pour Bon, sa vie est avec Hoan et leur fils, mais son ancien mari a fait valoir ses droits et s’accroche désespérément à une femme pour laquelle il éprouve un amour qui confine à a folie.

Comme la plupart des romans de Duong Thu Huong, Terre des oublis se déroule durant la période consécutive à la fin de la guerre du Vietnam, on y découvre un pays bouleversé par un conflit long et meurtrier, traversé par d’importants clivages (tradition contre modernité en particulier) tout juste étouffés par un régime communiste qui rapidement montre ses limites, gangrené par la corruption, le clientélisme et l’autoritarisme. La critique du régime reste cependant très mesurée et n’apparaît qu’en filigrane à l’occasion d’anecdotes rapportées par les personnages centraux. Mais une autre facette du Vietnam fait également surface, celle d’un pays jeune et dynamique, qui a soif de développement et tente de s’affranchir des limites imposées par le régime communiste. C’est le cas de Hoan notamment, qui incarne par bien des aspects l’entrepreneur à l’occidentale. Terre des oublis reste avant tout une grande histoire d’amour, celle de Mien et de Hoan, dont la passion est contrariée par le poids des tradition et le regard que pose la société sur chacune de leurs réactions. Très psychologique, le roman dresse de portrait de personnages complexes soumis à un dilemme impossible et par conséquent torturés par leur conscience et par leurs sentiments. Assez conséquent en terme de narration (700 pages tout de même), Terre des oublis est un roman difficile par ses thématiques et par son traitement, mais très agréable à lire grâce à la plume fluide et élégante de Duong Thu Huong ; une écriture simple mais forte, à la fois sensuelle et poétique, toujours empreinte d’une grande sensibilité. Assurément un roman incontournable pour les amoureux du Vietnam et de l’Asie en général.

mercredi 14 août 2013

Fantasy historique : Chien du heaume, de Justine Niogret

Inconnue des cercles éclairés de la fantasy, Justine Niogret débarque de nulle-part en 2009 avec un court roman tout à fait étonnant, Chien du heaume, qui séduit immédiatement la critique et, dans la foulée, les amateurs de bonne fantasy ; même si les esprits chagrins feront remarquer que la couche fantasy de ce roman demeure assez légère. Chien du heaume n'est pas un roman historique pour autant, disons qu'il se situe à l'exacte intersection de ces deux genres, sans pour autant que cela n'en gène d'aucune manière la lecture. A vrai dire, on se cogne un peu des étiquettes, le fait est que le roman de Justine Niogret est tout simplement bon et que cela est bien suffisant pour qu'il reçoive toute l'attention qu'il mérite.

Pas franchement jolie, plutôt solitaire voire taciturne, Chien du Heaume exerce la douce profession de mercenaire et manie la hache de guerre, qu'il serait maladroit de confondre avec une simple cognée de bûcheron, avec une certaine dextérité. Chien n'a pas d'attache et sait peu de choses de son passé, sa hache de guerre, arme superbement forgée qu'elle a hérité de son père, est le seul objet qui la relie à son passé. En quête de ses origines, Chien rencontre un jour un guerrier redoutable, le chevalier sanglier maître du castel de Broe, avec lequel elle se lie l'amitié. Sans le savoir Chien vient de poser la première pièce du puzzle complexe qui constitue son passé, car le chevalier a un jour croisé la sœur jumelle de sa hache, cette arme étonnante qu'elle croyait unique. En compagnie du chevalier sanglier, Chien fera la rencontre de personnages hauts en couleurs, tantôt étranges tantôt cruels, qui progressivement lèveront le voile qui recouvre son passé.

Sombre et âpre comme une poignée de prunelles trop vertes, Chien du heaume est un premier roman qui force le respect par sa maîtrise formelle, on y sent une véritable authenticité (malgré deux ou trois anachronismes dont l'auteure est parfaitement consciente) et on finit par se laisser porter et séduire par cet emballage austère mais fascinant. Le texte est très travaillé et regorge de termes et de vocabulaire que l'on a davantage l'habitude de croiser dans les livres d'histoire, même si Justine Niogret ne pousse pas le vice jusqu'à employer un langage emprunté au Moyen-Âge (on serait bien en peine de la suivre sur ce terrain, même si le concept n'est pas forcément inepte, un peu comme Russell Hoban l'a expérimenté dans Enig Marcheur), certaines tournures de phrases évoquent tout au plus la prose médiévale et confèrent au roman un petit côté exotique qui tranche avec le langage moderne et anachronique (sic) des romans de fantasy médiévale plus courants. Ce qui étonne encore, c'est l’ambiguïté dans laquelle Justine Niogret maintient son lecteur concernant la dimension fantasy du roman, sans que l'on parvienne exactement à déterminer si les événements étranges auxquels Chien prend part sont le fait de ses perceptions, voire de son imagination, où des règles du monde dans lequel elle évolue.

Chien du heaume est donc un roman bourré de qualités, mais qui n'évite pas quelques écueils ; normal pour un premier roman dirons-nous. Au premier rang de ces griefs, le scénario, quelque peu minimaliste et pas franchement trépidant, rattrapé par une ambiance absolument formidable il est vrai. On pourra en outre reprocher à l'auteur de sous-employer certains personnages dont on se demande au final l'utilité exacte sur le plan scénaristique ; même si je reconnais que la Salamandre est un personnage plus que convaincant. Il n'en demeure pas moins que Chien du heaume est un roman fort recommandable et, ce qui n'est pas la moindre de ses qualités, qui vole bien au-dessus de la production littéraire actuelle en matière de fantasy historique. A ranger donc sur votre étagère aux côtés des excellents romans de Jean-Philippe Jaworski ou de Cedric Ferrand.