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jeudi 19 juin 2014

Petit manuel du parfait délinquant : American Desperado, de Jon Roberts & Evan Wright

Depuis sa publication fin 2013, American desperado poursuit son petit bonhomme de chemin auprès des libraires et des lecteurs. Certes on a peine à imaginer que cet épais volume réunissant les mémoires de l’un des plus gros barons du trafic de cocaïne aux Etats-Unis figure au palmarès des meilleures ventes d’Amazon, mais le livre bénéficie d’une bonne couverture dans la presse et d’un bouche à oreille très favorable en librairie. Son éditeur, 13ème note, peut sans doute espérer non pas un best seller, mais au moins une opération rentable sur le long terme. Au Etats-Unis, Jon Roberts est depuis quelques années une figure incontournable du banditisme repenti, son succès tient à la fois à son parcours digne d’un Tony Montana (Scarface de Brian de Palma) aussi bien qu’à la montée en puissance de la culture  gansta dans la société américaine depuis les années 90, glorifiée en particulier par le rap, MTV et consort. Aujourd’hui, il n’est pas rare de trouver des référence à Jon Roberts dans certaines chansons de rap, le personnage étant révéré par de nombreux artistes, qu’il a d’ailleurs à de très nombreuses reprises reçus chez lui. Son succès tient également à la diffusion il y a quelques années d’un documentaire,  CocaÏne cowboys, retraçant l’histoire du trafic de cocaïne dans le sud de la Floride, et dans lequel Jon Roberts tient une place prépondérante. Mais ce qui fascine sans doute le plus l’Amérique, c’est la relative impunité dont Jon Roberts bénéficia lors de sa chute, malgré la gravité de ses crimes (en plus du trafic colossal dont il fut le maître d’oeuvre, il fut l’instigateur et parfois le principal artisan de nombreux assassinats), il ne purgea qu’une peine de trois ans de prison, la justice américaine lui permettant de bénéficier d’une remise de peine massive (Roberts risquait près de 200 ans de prison) en échange de sa collaboration. Il faut dire que l’affaire Roberts mettait en cause des personnalités importantes, magistrats, flics ripoux, politiques véreux et même un haut responsable de la CIA, les autorités avaient tout intérêt à étouffer au maximum cette petite bombe.



"La majeure partie du temps que j'ai passée sur cette Terre, je n'ai eu aucun respect pour la vie humaine ; ça été la clé de ma réussite"


    Les présentations étant faites, une question reste en suspens, comment ce petit truand d’origine fort modeste (son père n’était qu’un homme de main de la mafia new yorkaise), réussit-il à devenir le principal collaborateur du cartel de Medellin aux Etats-Unis ? C’est ce parcours édifiant que raconte Jon Roberts au journaliste Evan Wright, qui l’a côtoyé durant plusieurs années pour recueillir ses mémoires. Deux phases apparaissent distinctement, celle de son enfance et de sa jeunesse à New York puis son exil plus ou moins forcé en Floride, où il se constituera une fortune absolument colossale (plus d’une centaine de millions de dollars) grâce à l’intelligence et à l’efficacité de son organisation. 


"Le mal est plus fort que le bien – en cas de doute, choisis le camp du mal"
 


    Né à New York sous le nom de John Riccobono, dans une famille affiliée à la mafia sicilienne, Jon Roberts devint dans les années 80 l’un des plus gros trafiquants de drogue des Etats-Unis et la véritable cheville ouvrière du cartel de Medellin (le plus puissant cartel colombien, spécialisé dans la production et le trafic de cocaïne,  dirigé à l’époque par la famille Ochoa et son lieutenant principal, Pablo Escobar). Durant près d’une décennie, Jon Roberts et son organisation de trafic de drogue, établirent un système de contrebande à partir du sud de la Floride, qui permit littéralement d’inonder les Etats-Unis d’une cocaïne de bonne qualité, à prix défiant toute concurrence ; le cartel de Medellin s’imposa certes par sa violence extrême, mais réussit surtout à éliminer ses concurrents par une stratégie fort simple, proche des techniques commerciales traditionnelles, qui consistait à pratiquer des prix bien en dessous du marché et atteindre à terme une situation de monopole. Avant l’arrivée du cartel, la cocaïne colombienne restait aux Etats-Unis un produit extrêmement confidentiel et surtout très onéreux (la cocaïne resta longtemps la drogue des riches), Jon Roberts permit au cartel de faire transiter frauduleusement des tonnes  de drogue à des prix bien plus avantageux, ce qui assura à l’organisation de régner sans partage sur ce trafic juteux (la cocaïne restant une drogue peu onéreuse à fabriquer). Durant des années, Roberts, grâce à l’ingéniosité de son organisation et de ses collaborateurs, s’enrichit immensément, sans jamais être inquiété par la DEA, le FBI ou bien encore la police locale, de toute façon largement gangrenée par la corruption. A la fin des années 70, le trafic de drogue n’était pas une priorité pour les autorités américaines, aussi bien fédérales que locales, et les moyens étaient de toute façon orientés en direction des Bahamas, dont les îles les plus proches se situaient à peine à deux heures de bateau de Miami. Face à la recrudescence de la violence générée par le trafic de cocaïne, le paisible état de Floride, dont l’économie reposait jusqu’à lors essentiellement sur le tourisme et la production d’agrumes, dut prendre les choses en main, en particulier dans le comté de Miami. Les autorités locales tentèrent d’augmenter rapidement les effectifs de la police métropolitaine, mais les candidats se faisant rares, les critères furent très largement assouplis, trop sans doute car en quelques années la police de Miami fut réputée pour être l’une des plus corrompues des Etats-Unis. L’équation était de toute façon trop inégale, les trafiquants disposant de revenus colossaux pour acheter des policiers et des magistrats peu scrupuleux. L’économie de la Floride fut donc tirée vers le haut par le trafic de drogue, plusieurs dizaines de milliards de dollars, qui permirent à cet état de devenir la plaque tournante du blanchiment d’argent sale. 


"Si on se fonde sur ce que j'ai fait, je suis presque sûr d'être un sociopathe"

Roberts fut l’un des  principaux maîtres d’oeuvre de cette économie parallèle (pas le seul, mais le plus important. L’organisation de Roberts fut accusée d’avoir fait transiter environ 56 tonnes de cocaïne en provenance de Colombie), et s’il n’était pas officiellement le chef de la branche américaine du cartel de Medellin, le rôle étant officiellement tenu par Max Mermelstein, qui fut arrêté et placé sous la protection de la justice comme témoin principal, mais dont on sait qu’il ne fut pas le cerveau du trafic, (il tenait sa place au fait d’être mariée à l’une des nièce Ochoa), il fut très concrètement à l’origine de toute la logistique du trafic. Mickey Munday, un véritable génie de la mécanique, fut le principal collaborateur de Jon Roberts; la logistique reposait en effet sur une infrastructure technique de très grande qualité : communications radio, brouilleurs, voitures, avions et bateaux modifiés ; c’est grâce à ces moyens techniques, parfois très sophistiqués, mais également grâce à leur ingéniosité, que Roberts réussit à tenir en échec les services de police et la DEA. Mais dans le trafic de drogue, la contrebande n’est pas forcément la partie la plus difficile, le blanchiment relève, lui, de tout un art de la dissimulation et de la corruption, car il faut réintroduire des masses colossales de liquidités dans le circuit économique et financier traditionnel, sous peine de se retrouver avec des boites de chaussures pleine de billets enterrées dans son jardin…. ou dans celui du voisin comme l’indique avec une pointe d’humour l’auteur ; immobilier, achat de billets de loterie, boites de nuit, courses de chevaux, ou bien encore accords juteux avec un certain Manuel Noriega, dictateur du Panama…. autant d’expédients nécessaire à la dure vie de trafiquant de cocaïne. C’est d’ailleurs l’inflation inquiétante des dépôts en liquide, très supérieurs aux moyennes des autres états de l’Union, qui incitèrent les autorités fédérales à s’intéresser de près aux banques de Floride, spécialistes ès blanchiment d’argent sale.

 "Il y a plus d'abrutis chez les humains que chez les chiens"


Au-delà de la dimension romanesque du personnage, qui n’est pas sans rappeler effectivement Tony Montana de Scarface, Jon Roberts relève du parfait psychopathe. Très intelligent, déterminé, prêt à toutes les formes de violence, l’homme se caractérise par une absence totale  d’empathie et de remord. La violence est son credo, l’argent est une finalité. Mais curieusement l’homme est avenant, presque attachant tant il est  affable.  on y devine derrière cette carapace d’acier et cette absence de sentiments, quelques failles et parfois même une certaine souffrance, cela n’enlève rien à la gravité de ses actes, mais Jon Roberts est certainement un personnage plus complexe que ne le laisse supposer sa posture de criminel endurci. Derrière le caïd prêt à en découdre à tout moment se cache un homme qui se dit incapable d’aimer, mais qui souhaiterait que son fils ne suive jamais les pas de son père, tout en affirmant qu’il n’éprouve aucun regrets. Paradoxal. Avec plus de 700 pages au compteur, American Desperado n’échappe pas à l’embonpoint et certains passages auraient pu être élagués, mais globalement le livre de Roberts et Wright prend au tripes et saisit de bout en bout le lecteur. On aimerait que ce soit un roman, mais non, tout cela est vrai, confirmé par les notes (directement intégrées au fil de l’entretien, ce qui demeure une excellente idée) du journaliste. L’image des Etats-Unis qui émerge de ce récit n’est pas à la gloire de ce pays, d’ailleurs Wright raconte dès le préambule du livre une anecdote tout à fait édifiante. A l’occasion d’un match de basket, le speaker remarque le “Cocaïne Cowboy” dans le public, les caméras se braquent sur l’ancien trafiquant, ce jour là accompagné de son fils, Roberts est alors ovationné par le public et mitraillé par des spectateurs dont on se demande ce qu’ils peuvent bien admirer.  Au lecteur de s’interroger,  Roberts fascine-t-il l’Amérique par son statut de repenti (officiellement) ou  par celui d’ex gloire du banditisme ? Comme si l’homme n’était finalement qu’un personnage de fiction dont les crimes n’avaient aucune assise réelle. A moins qu’aux Etats-Unis, les milliards générés par le trafic de drogue ne soient considérés comme une certaine forme de réussite sociale.  Cet incident n’est pas sans interpeller le principal intéressé qui nous livre cette réflexion d’un cynisme consommé  :


« À l’époque où je suis né, l’Amérique était un pays propre où quelqu’un dans mon genre n’aurait pas été applaudi. C’est comme la musique que mon fils écoute, de la merde gangsta pondue par des mecs qui ne savent même pas s’exprimer correctement. Si c’est ce que les gens apprécient de nos jours, pas étonnant qu’ils m’applaudissent. »

lundi 2 juin 2014

Légende californienne : Le dernier des damnés, de Gerald Locklin

Ces dernières années, deux éditeurs m’ont séduit par leur ligne éditoriale et par la qualité de leur catalogue, il s’agit de Gallmeister, dont j’ai déjà chroniqué une bonne demi-douzaine de romans, ainsi que 13e Note. Si le premier semble plutôt bien se porter, ce n’est pas le cas de 13e Note, dont les activités sont désormais suspendues jusqu’à ce que l’éditeur trouve une meilleure assise financière, autant dire que l’on craint le pire malgré la mobilisation des libraires et des lecteurs car la situation du secteur de l’édition n’est pas franchement rassurante. Evidemment, sur ma pile à lire figurent quelques romans édités par 13e Note, dont je n’avais jusqu’à présent pas pris la peine de parler. Autant dire que ce petit électrochoc m’a remis dans le droit chemin, et pour tout dire, j’avoue avoir un peu d’amertume en écrivant ces mots car il est décourageant de constater que la qualité, l’intégrité et le professionnalisme ne paient pas toujours. Ce couperet est profondément injuste au vu du travail effectué depuis 2008 (date de sa création) par 13e Note. Miser sur la littérature étrangère underground, même si le terme est un peu réducteur, avec des auteurs pour une grande part confidentiels et des textes pas toujours faciles d’accès (et parfois même inédits dans leur pays d’origine), était un pari risqué et courageux et l’on espère vivement que la mobilisation en faveur de l’éditeur portera ses fruits.


    La publication du Dernier des damnés de Gerald Locklin chez 13e Note n’a rien d’étonnant, l’auteur américain est une figure majeure de la littérature californienne, mais un illustre inconnu en France, faute d’y avoir été traduit et publié. Le bonhomme a pourtant des références conséquentes et ses liens avec Bukowski, aussi bien littéraires qu’amicaux, auraient pu lui assurer une certaine notoriété dans notre pays, mais il faut croire que sa littérature  était impubliable ou tout du moins financièrement trop incertaine pour convaincre les éditeurs français, jusqu’à ce que 13e Note franchisse le pas avec ce livre constitué d’un échantillon plutôt représentatif de textes de Locklin publiés depuis les années 70. On y retrouve des nouvelles, ainsi qu’un florilège de textes évoquant son amitié avec Bukowski. Evidemment, à vu de nez on se doute bien qu’il n’y a pas là de quoi faire un best seller.  L’éditeur aurait également pu émailler l’ouvrage de poèmes de Locklin, mais il faut croire que l’équation était déjà commercialement suffisamment suicidaire (il est entendu que le terme est ici employé de manière élogieuse) pour ne pas insister trop lourdement ; si littérairement cet ouvrage est indiscutablement bien pensé et franchement enthousiasmant, on comprend aisément que le menu soit difficile à vendre auprès du grand public, surtout en France où la nouvelle n’est pas un genre très populaire. Poète, pilier de comptoir durant sa jeunesse, écrivain emblématique de la côte ouest, Gerald Locklin est l’auteur de plus d’une centaine d’ouvrages qui s’inscrivent dans la droite lignée des grands écrivains américains. Evidemment on pense à Bukowski, mais également à Hemingway ou Fante, l’héritage est évident mais rarement pesant car l’écrivain californien a forgé son propre style, faussement léger, et son propre univers littéraire, avec des textes semi-autobiographiques teintés d’humour noir et d’ironie savamment distillée, dans lesquels intervient très souvent son alter-ego “The toad”. Le présent ouvrage permet d’avoir un aperçu de l’évolution de son style et de ses thématiques grâce à un choix de textes judicieux, présentés de manière chronologique. 

Au premier abord, l’oeuvre de Locklin pourrait être abusivement confondue avec celle d’un poivrot au bout du rouleau, dont le seul mérite serait de mettre en scène sa misérable existence dans un style relâché, ponctué d’argot et mâtiné de philosophie de comptoir. Mais Locklin est un peu plus qu’un clown triste, il est un fin observateur de la nature humaine et de son temps. Son utilisation du burlesque est suffisamment originale pour provoquer à l’occasion une sorte de vertige, que l’on ne retrouve que rarement chez ses contemporains et qui lorgne presque du côté du fantastique. Cette approche très caractéristique est parfaitement illustrée par la nouvelle intitulée “La chemise” dans laquelle un petit assureur terne se prend de passion pour une chemise hippie dont lui a fait don un auto-stoppeur, au point de rompre avec tous les codes et toutes les conventions sociales auxquels il s’était jusqu’à présent conformé. L’hypocrisie de la société vole ici en éclat sous les coups de boutoir d’un humour qui épingle les petites travers du quotidien, jusqu’à confiner parfois à l’absurde, et que l’on retrouvera dans les textes suivants consacrés à Jimmy Abbey, son alter-ego littéraire.  Au fil des nouvelles, la dimension autobiographique du récit se révèle de plus en plus prégnante, on y découvre de fait  un parcours personnel un peu trop proche de la rédemption (dans son acception américaine) à mon goût mais salutaire car nettement moins autodestructeur ; Locklin s’y fait plus sage et le pilier de comptoir désabusé laisse la place à un homme plus mature, sobre et adepte du sport en salle. Évolution logique, la fiction laisse la place dans la dernière partie de l’ouvrage au récit personnel, dans une succession de textes où Locklin évoque son amitié avec Bukowski et livre ainsi des passages éclairants concernant la personnalité et le parcours du grand Buk.
Il n’en fallait pas tant pour me convaincre du bien fondé de cette édition, souhaitons que cet ouvrage ne demeure pas un coup d’essai et que Locklin soit à l’avenir davantage traduit.

dimanche 1 juin 2014

Les éditions 13ème note sur le point de mettre la clé sous la porte




Faute d'avoir trouvé son lectorat, en dépit d'un catalogue franchement enthousiasmant, les éditions 13ème note sont en grande difficulté et s'apprêtent à mettre la clé sous la porte d'ici la fin de l'année. Son fondateur, Eric Vieljeux, avait tout misé sur la littérature américaine underground, dans la droite lignée de Fante, Bukowski, Kerouac ou bien encore Selby, mais il faut croire que le pari, audacieux il est vrai, n'aura pas convaincu les lecteurs français malgré le soutien de très nombreux libraires (l'éditeur avait une très bonne visibilité, notamment dans les librairies indépendantes). 


Reste que depuis sa fondation en 2008, l'éditeur est riche d'un catalogue d'un peu plus de 70 oeuvres originales, souvent inédites en français, que je ne saurais trop vous conseiller d'explorer rapidement ; l'éditeur assure que pour le moment son catalogue reste disponible, notamment grâce à un accord de distribution avec Flammarion, mais on ne saurait trop être prudent. Bref, si vous aimez la littérature de la marge, celle qui vient des tripes et qui vous retourne comme une crêpe, vous savez ce qu'il vous reste à faire.

mardi 13 mai 2014

Western de qualité : Contrée indienne, de Dorothy Johnson



Dorothy Johnson n’évoque sans doute rien pour la grande majorité des lecteurs français, mais elle n’en demeure pas moins l’une des grandes dames de la littérature américaine. Née dans l’Iowa, mais ayant vécu la majeure partie de sa vie dans le Montana, où elle enseigna le journalisme à l’université de Missoula, Dorothy Johnson a écrit au cours de sa vie une quinzaine de livres et une cinquantaine de nouvelles, dont certaines inspirèrent les cinéastes d’hollywood (L’homme qui tua Liberty Valence, Un homme nommé cheval, La colline des potences). Récompensée par de nombreux prix, elle fut également déclarée membre honoraire de la tribu blackfoot en 1959. Publié précédemment en 10/18, les textes de cette nouvelle édition chez Gallmeister sont agrémentés de deux nouvelles supplémentaires : "L'incroyant" et "Cicatrices d'honneur", apport appréciable car le recueil est assez court et se lit bien trop vite.

Bien qu'empruntant les sentiers balisés du western de facture classique, celui mettant en scène les indiens des plaines, les pionniers venus de l'Est et les grands espaces, la littérature de Dorothy Johnson s'oppose à la dimension mythologique du grand Ouest ou tout du moins à sa vision héroïque, sans pour autant sombrer dans le travers inverse, qui consisterait à restaurer le mythe du bon sauvage, en idéalisant l'Amérique précolombienne, évoquée comme un jardin d'Eden et une terre de communion entre l'homme et la nature. L'oeuvre de Dorothy Johnson se veut à la fois plus intimiste et plus réaliste, se focalisant sur la confrontation entre deux civilisations dont les différences sont, hélas, souvent inconciliables du fait d'une acception du monde radicalement opposée. L'exploration des relations entre les populations indiennes et les colons blancs est au coeur des préoccupations de l'auteur, comment en serait-il autrement dans des textes qui se déroulent pour l'essentiel sur la frontière, frontière mouvante certes, qui ne cesse de reculer au profit des blancs et qui cristallise les tensions. Dorothy Johnson prend d'ailleurs un malin plaisir à alterner les situations, comme autant de regards croisés et de points de vue invitant à la réflexion et à la découverte de l'autre. Cette approche de l'altérité est certes contrariée sur le plan historique et civilisationnel, mais elle autorise néanmoins la rencontre de l'autre sur le plan individuel. Des histoires parfois sans lendemain, mais toujours émouvantes et riches de sens. 


Evidemment, ce qui nous intéresse au plus au point n’est pas tellement le mode de vie des colons occidentaux, certes rude et à l’occasion violent mais maintes fois évoqué, plutôt que celui des populations indiennes, trop souvent réduit à des clichés et à un decorum de carton-pâte (mustangs, chasse au bison, tipis, coiffes de plumes…). Dorothy Johnson décrit avec force détails et sans concession les rites et les coutumes indiennes, sans jamais tomber dans la caricature ou le sensationnalisme (bien que certaines pratiques religieuses soient très impressionnantes, comme le rite de la purification décrit dans “Cicatrices d’honneur”). Preuve d’une grande intégrité intellectuelle, mais également d’un respect profond des populations indiennes.  Certes, cette force est également une faiblesse dans le sens où l’auteur reste focalisée sur les indiens des plaines, occultant involontairement les modes de vie, parfois radicalement différents, adoptés par d’autres tribus indiennes à travers l’Amérique du Nord, mais cela s’explique par la localisation géographique des textes, centrés exclusivement sur le Montana et le Wyoming, terres de prédilection des tribus Cheyennes et des Sioux. Les lecteurs en mal de grands espaces ne seront donc pas dépaysés. Dorothy Johnson explore également d’autres thèmes connexes, comme la place de la femme dans ces contrées rudes et éprouvantes, ce qui lui donne l’occasion de développer des personnages féminins à la forte personnalité et au courage non moins admirable, ou bien encore celui de l’enfance contrariée face à l’adversité  ; le jeune Doggie Kid dans la nouvelle “Après la plaine” en est un bon exemple, mais on retrouve un personnage similaire dans le texte “Prairie Kid”. Si indiscutablement la nouvelle phare du recueil, “L’homme qui tua Liberty Valence” est une grande réussite formelle et narrative, on serait tenté d’affirmer que les nouvelles se déroulant chez les indiens sont les plus fascinantes, au premier rang de ces textes, “Un homme nommé cheval”, l’histoire d’un blanc capturé par des guerriers  qui réussit à s’émanciper de son statut de prisonnier pour se fondre dans le mode de vie de la tribu qui l’accueille, au point de différer sans cesse son évasion. Une grande réussite et un texte magnifique. “La tunique de guerre” use d’un procédé assez similaire. Il s’agit du récit d’un homme de l’est, un pied tendre,  parti à la recherche de son frère, qui plusieurs décennies plus tôt quitta sa famille et la civilisation des blancs pour vivre au milieu des indiens. On y découvre un homme fondamentalement imprégné du mode de vie indien et désormais trop éloigné des préoccupations des blancs pour revenir vers ceux qui étaient auparavant les siens. Il s’agit probablement du texte dans lequel la confrontation entre ces deux civilisations est la plus flagrante et la plus inconciliable. Dans la même veine on lira avec délectation “Retour au fort”, l’histoire poignante de deux jeunes filles blanches enlevées par des indiens, la plus jeune s'intègre avec une facilité déconcertante au mode de vie autochtone alors que la plus âgée ne rêve que de retourner vers la “civilisation”... jusqu’au jour où une délégation militaire débarque dans le camp avec une offre de rançon.

Les nouvelles sont assez courtes de manière générale et l'écriture est simple, mais dans le meilleur sens du terme ; des mots choisis avec soin, un sens du rythme et de la cadence qui charment le lecteur dès les premières phrases. On ne peut qu’admirer le talent de Dorothy Johnson lorsqu’il s’agit de brosser en quelques phrases sibyllines le portrait d’un personnage ou bien encore d’imposer une atmosphère ou une tension avec une rare économie de moyens. C'est dense mais fluide, incroyablement agréable à lire et ce qui ne gâche rien à l'affaire les textes sont d'une force d'évocation peu commune.

mercredi 23 avril 2014

Fantasy shepardienne : Le calice du dragon, de Lucius Shepard

Si l’on excepte une période durant laquelle Lucius Shepard s’est montré plutôt discret, dans la seconde moité des années 90 plus précisément, l’auteur américain n’a jamais cessé de publier des nouvelles d’une qualité constante, construisant une oeuvre riche et singulière marquée par son attachement à l’Amérique centrale. Avec le soutien de son éditeur français, Le Bélial, Shepard était revenu sur le devant de la scène éditoriale depuis une dizaine d’année. Les tirages restaient certes modestes mais chaque sortie de recueil ou de roman était attendue avec impatience par un noyau de fans indéfectibles, assurant la visibilité de l’auteur, en particulier sur le web. Sa mort ne signifie pas pour autant la fin des publications de l’écrivain américain en France, de nombreux textes restent encore inédits et nul doute que d’autres recueils de nouvelles seront traduits et publiés à l’avenir. Tout du moins nous l’espérons. Les récits du dragon Griaule, regroupés dans un recueil publié en 2011 (Le dragon Griaule, Le bélial, 2011) tiennent une place singulière dans l’oeuvre de Lucius Shepard, d’une part parce que la fantasy (même légère) n’a jamais été la marotte de l’auteur, la plupart de ses textes relevant du fantastique, d’autre part parce que Shepard a toujours affirmé faire des incursions dans cet univers avec une certaine réticence, sous la pression le plus souvent des éditeurs et des fans. Dans la postface du Dragon Griaule, il avouait même avoir eu l’inspiration du premier texte de Griaule (“L’homme qui peignit le dragon Griaule”) alors qu’il fumait du cannabis sur le campus de l’université du Michigan, on comprend aisément que l’aspect récréatif de cette inspiration soit passé au second plan par rapport aux textes bien plus engagés qui constituent l’articulation de son oeuvre, notamment dans la première phase de sa carrière. Mais un écrivain n’est pas toujours maître de la destinée de son oeuvre et les textes de Griaule ont toujours été fort appréciés du public, à juste titre car ils sont souvent de grande qualité.
Le calice du dragon est un roman d’un peu plus de 250 pages dont l’intrigue est parallèle à celle de “L’homme qui peignit le dragon Griaule”. Pour rappel, Griaule est un immense dragon, le dernier de son espèce, endormi depuis des siècles, mais dont la conscience reste plus ou moins latente. Son influence néfaste est capable d’infléchir le destin des hommes qui ont élu domicile sur son corps, recouvert de végétation, de villes et de villages, accueillant une faune riche et variée, un véritable écosystème sur lequel Griaule exerce son pouvoir spirituel et magique. Mais les hommes rêvent de se libérer de son emprise et tentent désespérément de tuer le dragon par diverses entreprises toutes plus audacieuses les unes que les autres, mais constamment vouées à l’échec. Il en est d’autres néanmoins qui s'accommodent avec un certain succès du dragon. C’est le cas de Richard Rosacher, un médecin de Matinombre, enfilade de ruelles sordides ponctuée de tavernes crasseuses et de bordels douteux qui constituent l’un des quartiers les plus malfamés de Teocinte, ville nichée à flanc de dragon. A l’occasion de ses recherches médicales, Rosacher découvre les étonnantes propriétés du sang de Griaule, dont les principes actifs constituent une drogue d’une puissance redoutable. Loin d’être aussi néfaste que les opiacés, le PEM, dérivé du sang de Griaule, fait la fortune de Rosacher, une fortune colossale qui provoque la jalousie de certains, notamment celle des dirigeants de Teocinte. Le PEM n’a pourtant pas que des inconvénients, sa consommation est même plutôt bénéfique pour l’économie, les consommateurs de PEM paraissent plus heureux, la drogue enjolive leur quotidien parfois bien morne, révélant la beauté insoupçonnée d’une épouse fatiguée d’avoir porté trop d’enfants ou bien encore le faste et la richesse d’une demeure pourtant bien modeste. Le PEM recouvre d’un voile artificiel la tristesse du quotidien et permet aux fumeurs d’atténuer une vie de labeur et de souffrance. Vendu à un prix raisonnable, ne provoquant aucune accoutumance physique, le PEM n’entraîne pas dans la déchéance physique et morale ses consommateurs, assurant ainsi à son créateur, richesse, faste et pouvoir, moyennent un asservissement de la population somme toute raisonnable. Mais ce succès ne fait pas pour autant de Richard Rosacher le plus heureux des hommes, ses victoires économiques aussi bien que politiques ne réussissent pas mieux à combler son insatisfaction chronique.


Habile réflexion sur le pouvoir et la religion, Le calice du dragon pourrait presque apparaître comme une ode à la consommation de drogues douces, le PEM apparaissant ici comme une drogue récréative sans effets secondaires, qui améliore le quotidien. Mais cette drogue n’est finalement ici qu’un prétexte, un instrument de pouvoir qui asservit doucement mais fermement la populace, d’ailleurs ne nous y trompons pas les puissants n’ont pas besoin de consommer de PEM, et, pourvu qu’ils touchent leur dîme, n’ont aucun scrupules à s’allier à Rosacher afin d’inonder toute la région de drogue. En réalité Rosacher apparaît comme un monstre politique dans lequel s’incarne la volonté de Griaule, un homme à qui tout semble réussir mais qui réalise peu à peu que son emprise sur les événements est finalement moins ferme que ce qu’il croyait.  A-t-il trouvé son maître en la personne du conseiller Brèque (clin d’oeil au traducteur Jean-Daniel Brèque), Griaule le manipule-t-il à son insu depuis les débuts de son entreprise ? Des questions qui font écho aux problématiques développées dans des textes précédents de Griaule. Mais ce qui fait toute la force du Calice du dragon réside dans ses qualités d’écriture. Shepard n’oublie jamais que ce qui structure un roman c’est avant tout sa narration. La réflexion, aussi fine et intelligente soit-elle, ne prend jamais le pas sur la fluidité du récit, sur le rythme quasiment hypnotique des mots et sur la richesse du vocabulaire, admirablement retranscrit en français par la traduction de Jean-Daniel Brèque. Superbement écrit, maîtrisé de bout en bout, Le calice du dragon apporte à l’édifice de Griaule  une nouvelle pierre, dont on aurait aimé qu’elle ne soit hélas pas la dernière ; mais à moins de découvrir des manuscrits cachés de l’auteur américain, il faudra bien se faire une raison.

vendredi 4 avril 2014

Roman du terroir : Colorado blues, de Kent Haruf

C’est un petit livre qui n’a l’air de rien, à peine 250 pages d’un auteur américain  plutôt confidentiel en France, en dépit d’un succès critique sans faille depuis le début des années 2000. On aurait bien vu cet auteur figurer au catalogue des éditions Gallmeister tant la ligne éditoriale (centrée sur les écrivains du “terroir”) de cet excellent éditeur correspond bien à la littérature de Kent Haruf, cette littérature venue des grandes plaines, qui distille l’ennui profond d’une Amérique oubliée par les grandes métropoles mais qui pourtant ne cesse de fasciner par la poésie de ses paysages grandioses. La couverture à elle seule est un éternel dépaysement, un cliché certes, mais qui fonctionne immanquablement sur le lecteur en mal de grands espaces. Colorado Blues n’est d’ailleurs pas sans rappeler un certain Larry McMurtry (La dernière séance ou Texasville), dans sa description du mal-être qui hante les habitants de ces petites bourgades isolées où l’activité économiques se résume à l’agriculture extensive, les loisirs au cinéma poussiéreux de la ville et aux soirées dansantes du samedi soir copieusement arrosées de bière.

Ce n’est un secret pour personne, on s’ennuie ferme du côté de la petite ville de Holt, perdue au milieu des plaines à quelques centaines de kilomètres de Denver. La ville est une pure fiction, mais elle résonne avec l’authenticité du vécu et on a peu de mal à imaginer la géographie des lieux, une artère centrale autour de laquelle s’organise une enfilade de rues tirées au cordeau par un géomètre maniaque, un cinéma décrépi, quelques installations sportives, l’école, le lycée, l’église et puis surtout, la coopérative agricole, dont le silo gigantesque s’élève sans peine au-dessus des mornes plaines du Colorado. Cette coopérative c’est un peu le poumon économique de la ville. A Holt, Jack Burdett est l’enfant du pays, un grand gaillard tout en muscles, champion de football, pilier de comptoir apprécié par tout le monde pour son caractère jovial et son charme indéniable. Aussi, lorsqu’il disparaît du jour au lendemain après avoir détourné 150 000 dollars de la coopérative agricole, dont il était le directeur, personne ne veut y croire. Et pourtant, Jack avait tout pour mener la belle vie, une femme magnifique, deux garçons adorables, une jolie petite maison et un boulot plutôt facile. Mais il faut croire que le bonhomme aspirait à la grande vie du côté de la Californie. Pendant quinze ans, personne n’eut vent de ce que Jack Burdette était devenu, surtout pas sa femme, qui paya cher le prix des frasques de son mari, jusqu’au jour où il débarqua a nouveau à Holt, au volant d’une Cadillac rouge, ultime symbole de sa vie de flambeur désormais fauché.

Tragédie douce-amère centrée avant tout sur ses personnages, Colorado blues est un roman au style sec et dépouillé, mais à la profondeur de champ remarquable. Le découpage du récit y est d’une simplicité désarmante et l’écriture d’une rare fluidité, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités. Souvent touchant, parfois drôle, Colorado blues n’est pas un roman léger, l’atmosphère s’épaissit au fil de la lecture jusqu’à devenir pesante et malsaine, au point que les moments de grâce deviennent presque douloureux tant le lecteur est suspendu à l’instant d’après, jusqu’à une conclusion attendue et redoutée. On aurait aimé une fin heureuse, mais soyons honnête dès la première page le lecteur sait que le dénouement sera tragique. Avec une économie de moyens remarquable Kent Haruf réussit ce que seuls les grands auteurs sont capables de réaliser, son récit hante le lecteur durablement, comme une petite musique lancinante et insupportable, les images s’imposent avec force et le destin des personnages devient soudain d’une urgence extrême. On tourne les pages fiévreusement, avec le désespoir au bout des doigts, l’horreur en point de mire. Mais l’auteur est ici impitoyable, sous sa plume se dévoile toute l’injustice d’un monde où la bonté et l’intelligence ne sont pas toujours récompensés à leur juste valeur. Il ne s’agit pas là d’une bien grande révélation, à moins d’être particulièrement candide, mais elle est cette fois particulièrement douloureuse.

SF écossaise : Trames, de Iain M. Banks

Autant l’avouer en préambule, Trames n’est pas le roman le plus réussi de Iain M. Banks, surtout si l’on s’en tient aux récits appartenant au cycle de la Culture. Pour autant, cela ne fait pas de ce livre un ratage complet, n’est pas Banks qui veut et le talent du monsieur étant définitivement hors-norme, un roman raté de l’écrivain écossais mérite tout de même d’être lu, ne serait-ce que pour la démesure de l’univers et la maîtrise dont fait preuve son créateur.


    Pour rappel, Trames se déroule dans l’univers de la Culture, société pan-galactique incroyablement avancée dans laquelle l’hédonisme a été élevé au rang d’art de vivre. La Culture n’est pas une société hiérarchisée, machines intelligentes, humanoïdes et autres races peuplant la galaxie y cohabitent en harmonie, délaissant les affaires courantes et la gestion politique à des intelligences artificielles (appelées mentaux) pour se consacrer au développement personnel, aux loisirs et de manière générale aux plaisirs de la vie.  Mais à cette facette séduisante et lumineuse correspond une facette plus sombre, représentée par la section Contact et son bras armé, Circonstances spéciales, chargés d’espionner les systèmes et les civilisations qui ne font pas partie de la Culture ; pour faire simple, disons qu’il s’agit ni plus ni moins que des barbouzes qui effectuent le sale boulot. Bien que tolérante et en théorie bienveillante, la Culture sait également protéger ses intérêts, par la violence s’il le faut.  


Une fois de plus (c’est une constance chez Banks), Trames se déroule en marge de la Culture, sur le monde gigogne de Sursamen, un monde artificiel composé de globes enchâssés sur plusieurs niveaux construit il y a plusieurs milliers d’années par une race aujourd’hui disparue, les Involucrae. Peu de choses nous sont parvenues des Involucrae, pas davantage de leurs ennemis les Ilnes, qui s’étaient donné comme objectif de détruire tous les mondes gigognes. De cette lointaine époque n’ont survécu que les Xinthiens, des êtres gigantesques et mythiques, que les différents peuples des mondes gigogne ont élevés au rang de dieux. Quel était l’objectif de la construction de ces mondes gigognes, quel rôle les Xinthien ont-ils joué, pour quelles raisons ces êtres mythiques demeurent désormais inaccessibles ? Autant de questions qui sont sans réponses et qui le resteront puisque Iain M. Banks n’y apporte aucune résolution à la fin de son roman. Vous êtes ainsi prévenus.  Sursamen est un monde situé dans une zone de la galaxie dirigée par une confédération extraterrestre presque aussi puissante que la Culture, les Morthanveldes, qui s’interdisent également d’intervenir dans les affaires des peuples moins développés. Hors plusieurs races se disputent le contrôle des différents niveaux de Sursamen, au huitième et au neuvième niveaux, les Sarles et les Deldeynes se livrent une guerre dévastatrice depuis des temps immémoriaux, mais grâce à l’aide officieuse des Octes, une race nettement plus développée sur le plan technologique, les Sarles sont sur le point de remporter cette guerre. Mais à l’issue d’une victoire éclatante, le roi des Sarles, Hausk, est assassiné sous les yeux de son fils Ferbin par son plus fidèle général, Tyl Loesp. Ferbin prend donc la fuite en compagnie de son serviteur, laissant le royaume, ainsi que son plus jeune frère, aux mains de l’infâme traître. Le jeune prince cherche dans un premier temps de soutien des civilisations plus puissantes avant finalement de rejoindre sa soeur, Anaplian, partie il y a quinze ans rejoindre la Culture au sein de Circonstances spéciales.


Les lecteurs familiers de la Culture prendront dans ce roman ce qu’il y a à prendre et découvriront avec délice une nouvelle facette de l’univers de Iain M. Banks, mais la friandise est hélas dans l’ensemble un peu décevante. La faute à une narration quelque peu bancale. Le roman aurait gagné à être retravaillé et élagué pour gagner en dynamisme et maintenir le lecteur en éveil sur la durée, car en dépit des fulgurances qui émaillent le récit, et malgré toute la richesse de son univers, Trames apparaît comme un roman un peu boursouflé. Les descriptions sont parfois interminables et les digressions bien trop nombreuses.  L’emballement des cent dernières pages ne change d’ailleurs rien à l’affaire. On peut regretter en outre  que de nombreux éléments du récit restent sans réponse à la fin du roman, car si ce joyeux foisonnement d’idées est enthousiasmant on aurait aimé percevoir la cohérence de l’ensemble de manière un peu plus précise.

jeudi 20 mars 2014

RIP Lucius

Lucius en dédicace aux Imaginales 2013
Crédits photos : C.Schlonsok
C'est avec une très grande tristesse que j'ai appris aujourd'hui le décès de l'écrivain américain Lucius Shepard à l'âge de 66 ans. On savait l'auteur en mauvaise santé depuis quelques années, les hospitalisations à répétitions ne nous avaient pas rassurés et son récent AVC nous avait même fait craindre le pire. Hélas Lucius ne s'en est finalement jamais remis et s'est éteint un jour de printemps pour aller rejoindre ses pairs, bien trop loin de nous désormais. Une nouvelle étoile brille au firmament, observez le ciel vous la verrez peut-être scintiller de manière discrète mais intense du côté du baudrier d'Orion, à moins que cela ne soit du côté des Gémeaux ou de Pégase... qui sait. Lucius était pour l'establishment littéraire anglo-saxon un parfait inconnu, mais pour un petit noyau de fans  c'était un auteur culte, l'héritier des grands écrivains voyageurs anglo-saxons. Grand baroudeur, Lucius était un hobo, un vagabond avide de rencontres et de paysages, un observateur curieux dont l’œil acéré interrogeait sans cesse notre monde. Sa plume, si fluide et si riche, va nous manquer, tout autant que l'originalité de ses textes, même s'il laisse derrière lui une œuvre abondante, constituée pour l'essentiel de nouvelles et de novelas, un genre pas vraiment apprécié à sa juste valeur en France et pourtant si percutant. 

J'ai, en ce triste jour, une pensée pour sa famille, mais également pour son traducteur Jean-Daniel Brèque, ami fidèle de l'auteur et promoteur infatigable de son œuvre. Les fans français pourront toujours se consoler en gardant à l'esprit qu'il reste encore de nombreux textes inédits de Lucius Shepard, qui seront peu à peu traduits et édités (probablement aux éditions du Bélial, comme ce fut le cas pour ses derniers recueils). C'est une maigre consolation, mais c'en est une tout de même. Certains seront peut-être étonnés par ce billet car il n'est pas vraiment dans mon habitude de faire dans la nécro (même la mort de Iain M. Banks n'avait pas donné lieu à ce genre de chose) et j'ai jusqu'à présent été plutôt discret concernant cet auteur que pourtant j'adule. La raison en est finalement toute simple, j'ai assidument parlé de Lucius Shepard, mais ailleurs, un petit peu dans la revue Bifrost, pour laquelle j'avais écrit quelques chroniques, mais aussi et surtout sur le cafardcosmique, site sur lequel, certains d'entre-vous le savent, j'ai longuement sévi. Lucius était un auteur culte pour toute l'équipe de la grande époque et nous nous disputions souvent l'honneur de chroniquer ses livres, ce qui m'est arrivé bien plus que je ne le méritais. J'ai même eu l'insigne honneur de l'interviewer, dans des conditions hélas pas forcément idéales (par mail), ce qui fait que cet entretien m'avait laissé comme un amer goût d'inachevé puisque ma seule rencontre en chair et en os avec l'auteur avait eu lieu quelques années auparavant à l'occasion des Utopiales de Nantes. Un parfait acte manqué soit dit en passant, puisque j'avais été incapable de l'aborder franchement, alors qu'il était seul devant sa bière au bar des utos, délaissé par un public avide de se faire dédicacer quelque exemplaire d'un roman à la mode du moment, me contentant de bafouiller trois mots d'anglais en lui tendant mon exemplaire de Zone de feu émeraude, puis votre serviteur de repartir la queue entre les jambes, tout penaud d'avoir dérangé le maître en pleine recherche d'inspiration (mais plus probablement en train de savourer son verre). Et merde, aujourd'hui j'aurais des tonnes de choses à lui dire à Lucius, mais désormais ce n'est plus possible, l'homme s'en est allé mais l'écrivain reste à tout jamais inscrit dans l'histoire de la littérature américaine. RIP Lucius !

samedi 1 mars 2014

Polémique vidéoludique : Jacked : L'histoire officieuse de GTA, de David Kushner

Phénomène du jeu vidéo, la série GTA a longtemps défrayé la chronique, avant de rentrer finalement  dans le rang à l’occasion de la sortie de son cinquième opus. Mais si le travail de Rockstar a désormais trouvé une certaine légitimité critique, en plus du succès auprès du public gamer, cela ne s’est pas fait sans heurts. Depuis la sortie du premier GTA sur PC et Playstation, chaque épisode a vu enfler la polémique à mesure que le réalisme graphique et esthétique du jeu atteignait un nouveau degré de sophistication.  La polémique s’est même transformée en affaire juridique lorsque des modeurs mirent à jour en 2004 l’affaire hot coffee, une partie du jeu au contenu hautement explicite que les développeurs avaient caché dans le but d’éviter une interdiction aux moins de 21 ans sur le territoire américain. Mais loin de causer du tort à la série de Rockstar, ces multiples controverses médiatiques et juridiques assurèrent à GTA une publicité d’ampleur internationale, focalisant l’ire de ses opposants les plus conservateurs mais également l’exaspération des joueurs, fatigués d’être assimilés à des psychopathes en puissance. Qu’on le veuille ou non, GTA a marqué une étape importante dans l’histoire du jeu vidéo, lui permettant, parfois à son corps défendant, d’accéder à une certaine maturité artistique. Aussi puéril qu’il puisse paraître à l’époque, et à fortiori aujourd’hui, le mod hot coffee posait de véritables questions à la communauté du jeu vidéo (à l’industrie comme aux joueurs), de même que la violence intrinsèque du jeu interrogeait la violence de notre société, l’apparition d’un contenu sexuel explicite (plutôt ridicule au demeurant) heurtait le puritanisme américain et pointait les failles d’une société qui refusait de voir la réalité de face. D’une part les jeux vidéo avaient grandi, comme leur public, qui attendait désormais autre chose que des mondes enchantés à la Nintendo, d’autre part l’Amérique conservatrice réalisait que le monde de GTA ne faisait que révéler les failles et les lignes de fractures d’une société en mal de repères, qui ne faisait que s’accrocher aux lambeaux d’une sacro-sainte morale désormais tombée en désuétude.  Les joueurs eurent en grande partie le sentiment que le jeu vidéo faisait office de bouc émissaire, au même titre que le rock n’roll dans les années cinquante ou les jeux de rôle vingt ans plus tard. Le jeu vidéo était stigmatisé et accusé de tous les maux (“simulateur de meurtre”), par une faction de la société qui refusait de réguler la vente d’armes à feu et laissait ses enfants s’abreuver de violence télévisuelle dès le plus jeune âge. Quant à l’industrie vidéoludique, elle se retranchait derrière l’Entertainment Software Rating Board (un classement des jeux en fonction de leur contenu) et renvoyait les parents à leurs propres responsabilités, signalant qu’en 2004, 60% des enfants qui avaient joué à GTA San Andreas, s’étaient vus offrir le jeu par leurs parents ; un comble sachant qu’aux Etats-Unis le jeu avait été classé M (mature), ce qui interdisait la vente de GTA aux moins de 17 ans.


Et Rockstar dans tout cela ? L’enfant terrible du jeu vidéo pratiquait la politique de l’autruche, muré dans un silence qui en disait long quant à la capacité du développeur à assumer la polémique qu’il avait initiée avec la subtilité d’un pachyderme à pleine charge. Cette attitude était tout autant l’expression de l’immaturité de ses dirigeants que l’affirmation d’une volonté d’imposer sa propre vision des jeux vidéo. Celle d’un loisir pratiqué désormais massivement, de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, et dont les contenus devaient nécessairement évoluer et se rapprocher des thématiques brassées par le cinéma ou la littérature. Cette maturité artistique, Rockstar réussit pourtant à l’exprimer dans le quatrième volet de la série. GTA IV (2008) mit tout le monde d’accord, les critiques comme les joueurs étaient stupéfaits par l’ampleur démesurée du jeu, le développeur avait frappé un grand coup avec une direction artistique à couper le souffle et une architecture de Liberty City tellement proche de New York qu’elle vibrait de réalisme et d’énergie. Le ton s’était également fait plus réaliste et plus sombre, délaissant le fun et l’aspect potache des épisodes précédents, quitte à se prendre parfois un peu trop au sérieux.


C’est cette histoire houleuse, longue de plus de quinze ans que retrace David Kushner, centrant son propos sur l’impact sociétal de GTA  plus que sur la genèse technique et artistique du jeu, même si quelques aspects sont évoqués. Il ne s’agit nullement d’un making off, mais plutôt d’une analyse à posteriori des événements, on oubliera donc les illustrations couleur double page, Jacked ne contient que du texte, rien que du texte, ce qui n’enlève rien à ses qualités.