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mardi 5 mai 2015

Pause napolitaine : Montedidio, de Erri de Luca

Ecrivain populaire, poète, dramaturge et alpiniste chevronné, Erri de Luca est originaire de Naples, mais quitta à l’âge de 18 ans la grande cité de Campanie pour Rome afin de s’engager dans la lutte révolutionnaire. Refusant d’entrer dans la clandestinité en raison de ses prises de position politiques, Erri de Luca devint ouvrier chez Fiat poursuivant son combat politique dans l’action syndicale. Ce n’est qu’en 1995, qu’il abandonna sa carrière d’ouvrier pour se consacrer entièrement à la littérature. Il vit actuellement dans les Alpes italiennes et a récemment défrayé la chronique par son activisme à l’encontre du projet de construction de ligne à grande vitesse entre Lyon et Turin. Cet engagement, profondément enraciné dans ses origines populaires et ouvrières, transparaît dans son oeuvre, qui puise directement sa source dans son passé napolitain modeste et profondément authentique. Erri De Luca apparaît donc comme une figure aujourd’hui singulière de la littérature italienne, celle de l’écrivain-ouvrier, dont la sensibilité n’est pas très éloignée de celle d’un François Cavanna (d’origine italienne et issu lui aussi d’un milieu modeste). Primé à de multiples reprises, Erri de Luca a reçu en 2002 le prix Femina pour Montedidio.


Comme nombre de ses romans, Montedidio se déroule à Naples et se révèle en grande partie autobiographique. Le récit prend place quasiment intégralement dans le quartier populaire de Monte di dio (littéralement le mont de Dieu) qui surplombe la vieille ville et dont on peut aujourd’hui arpenter les ruelles décrépites à peu près dans le même état de conservation qu’il y a cinquante ans. C’est dans cet environnement populaire, haut en couleurs et grouillant de vie, que grandit le narrateur du roman, à peine âgé de 13 ans. Fils unique, il reçoit un jour en cadeau un “boumran” rapporté du port par son père docker, l’objet fascine le garçon, qui le manipule et le contemple jusqu’à plus soif, fait mine de s’entraîner au lancer, mais n’ose jamais véritablement lui laisser prendre son envol (par peur de ne jamais pouvoir le récupérer). Mais cette douce insouciance de l’enfance n’est déjà plus que le reflet du passé, son corps change, la voix mue et les muscles, doucement façonnés par le travail du bois chez l’ébéniste auprès duquel il a été placé en apprentissage, commencent à saillir sous la chemise de toile. Et puis il y a le regard de Maria, à peine plus âgée que lui, dont les formes s’esquissent avec encore plus de fermeté, suscitant forcément le regard des hommes. De l’amitié naît l’amour entre deux jeunes gens qui se comprennent et dont les coeurs battent au même rythme. Mais la vie n’a que peu de considération pour le bonheur et le rapprochement des deux adolescents doit tout autant à leur attirance mutuelle qu’aux contingences familiales et sociales. La mort de la mère, des suites d’une longue maladie, et la douleur du père, désormais retiré derrière un rideau de chagrin , laisse une place béante, que la jeune fille s’empresse d’occuper.

Magnifique roman sur le passage de l’enfance à l’âge adulte, Montedidio respire l’authenticité, la mélancolie d’un passé à jamais révolu, mais exalté par la puissance des sentiments qui l’ont définitivement inscrit dans la mémoire de leur auteur. Douloureux et pourtant rarement pesant, le roman d’Erri de Luca brasse des thèmes ancestraux (la pauvreté, la famille, l’amour, le viol….) sans jamais sombrer dans la caricature ou le pathos. Montedidio est au contraire porteur d’espoir et vibre au rythme de ses personnages, mais aussi et surtout au diapason de cette ville extraordinaire de Naples, pauvre par bien des aspects, mais d’une richesse culturelle et patrimoniale extraordinaire. Pour qui a déjà parcouru ses ruelles sombres et étroites, mais riches d’odeurs, de couleurs et de sons, Naples apparaît telle qu’elle est, une cité faite de bric et de broc, où derrière les façades outrageusement marquées par le temps apparaissent de magnifiques palais chargés d’histoire, où la saleté d’une arrière-cour laisse entrevoir la richesse d’un passé historique et architectural hors-normes. Ce mélange de misère sociale, de traditions populaires et d’opulence patrimoniale demeure l’empreinte indélébile de la ville, le fondement de son âme séculaire. Porté par une écriture sèche et incisive, entrecoupée de passages en napolitain (langage parlé par le peuple et notamment par les parents du narrateur), Montedidio n’est pas dénué de poésie dans la simplicité de son approche. Une certaine grâce émerge du dénuement, mettant en exergue la beauté de ces gens simples, attachés à leurs racines, maladroits dans leurs sentiments mais profondément humains.

jeudi 19 mars 2015

SF épuisante : Excession de Iain M. Banks

N’y allons pas par quatre chemins, s’il fallait conseiller à un néophyte un roman de science-fiction de qualité mais facile d’accès, le cycle de la Culture de Iain M. Banks n’en ferait certainement pas partie, nullement en raison de ses qualités intrinsèques, mais assurément parce qu’il s’agit d’un univers difficile d’accès, parfois un peu cryptique pour qui n’a pas un minimum d’expérience dans le domaine de la science-fiction et qui, à fortiori, ne suit pas la série depuis le début de sa publication. Par ailleurs, on conseille très souvent au lecteur qui voudrait s’y frotter, de commencer par L’usage des armes ou bien L’homme des jeux, réputés plus accessibles, que les romans suivants. Autant dire que débuter par Excession serait le moyen le plus sûr de lâcher l’affaire avant d’avoir pu goûter une once du talent de Iain M. Banks, tant le roman s’avère âpre et complexe dans son approche.

Faut-il à nouveau présenter la Culture, cette civilisation pan-galactique hédoniste, tolérante, anarchiste et incroyablement avancée sur le plan technologique ? Pas nécessairement (vous vous pouvez vous référer à la chronique de Trames pour avoir plus de détails), d’autant plus que Excession, comme la plupart des romans du cycle, se déroule une fois de plus à la marge de la Culture, au contact d’autres civilisations, ici représentées par les Affronteurs, des créatures proches du poulpe ou de la méduse, mais technologiquement très avancées. La civilisation des Affronteurs repose sur des relations de domination, physiques ou psychologiques, que les mâles exercent sur les créatures les plus faibles (femelles, autres espèces, mâles plus jeunes ou moins élevés socialement) ; leur attitude provocatrice et conquérante, voire expansionniste, à l’égard des autres civilisations galactiques est sévèrement contrôlée par la Culture, certes pacifique, mais néanmoins bien plus puissante sur le plan technologique et militaire. Conscients de ce handicap,  mais redoutablement retors, les Affronteurs maîtrisent tant bien que mal leurs velléités bellicistes tout en échafaudant des plans pour s’affranchir de cette tutelle, attendant la bonne occasion pour prendre de vitesse la Culture et, pourquoi pas, lui causer de profonds dégâts. Cette occasion se présente plus ou moins sous la forme d’une Excession, une entité ayant pris l'apparence d’une sphère noire impossible à pénétrer, apparue dans un secteur de la galaxie peu fréquenté. Cette entité qui semble appartenir à une autre dimension, voire à un autre univers, représente un mystère dans le sens où elle résiste à toute tentative d’analyse ou de sondage, se défend avec des moyens technologiques d’une puissance inouïe, mais sans pour autant faire preuve d’une quelconque agressivité. Cet événement est considéré dans les hautes sphères du pouvoir comme un “problème extérieur au contexte”, une menace grave et peut-être létale pour la Culture et les civilisations qui gravitent dans sa sphère d’influence. Un groupe de mentaux, ces IA extrêmement développées qui dirigent avec plus ou moins de transparence les affaires de la Culture, prend donc les choses en mains pour élaborer une stratégie vis à vis de cette Excession, qui attire par ailleurs la convoitise de Affronteurs, bien décidés à exploiter la moindre faille et à pousser leur avantage le plus loin possible. Au milieu de ces tractations hautement stratégiques et quelque peu obscures, tentent de survivre plusieurs personnages clés, des humains comme Genar Hofoen, ancien ambassadeur de la Culture auprès des Affronteurs, Dajeil Gelian, enceinte depuis quarante ans et contrainte de quitter le vaisseau qu’elle occupe depuis des décennies, ou bien encore Ulver Seich, jeune et riche écervelée, qui accepte une obscure mission pour le compte des Circonstances Spéciales (le bras armé de la section Contact).

Construit comme un vaste puzzle constitué de courts chapitres au départ sans lien direct, Excesssion peut rapidement décontenancer le lecteur, perdu dans un récit qui ne distille ses explications qu’au compte-gouttes. Attendez-vous à revenir très souvent en arrière pour vérifier une information ou tout simplement le nom d’un vaisseau ou d’un personnage, tant ces derniers sont nombreux et parfois à peine esquissés. Rappelons qu’au sein de la Culture, humains, autres espèces intelligentes, mais également vaisseaux, IA et mentaux, sont traités comme des citoyens à part entière, disposant les mêmes droits, et contrairement à son habitude Iain Banks laisse ici largement place à ces intelligences artificielles, les humains ne jouant qu’un rôle très minoritaire.  L’auteur laisse ainsi se déployer son imagination débridée et son humour, toujours largement empreint de second degré, dans le nom des vaisseaux et des mentaux croisés au fil du récit : “Service couchettes”, “Attente de l’arrivée d’un nouvel amant”, “Baiseur de viande” ou bien encore “Descend les plus tard”, autant de noms plus ou moins sérieux pour des vaisseaux à la personnalité bien marquée, voire excentrique (terme utilisé dans la Culture pour dénommer les vaisseaux qui ont plus ou moins pris leur retraite et se sont démarqués du comportement traditionnel qui était attendu d’eux). Ainsi le dénommé Service couchettes, autrefois glorieux représentant de la classe des VSG (véhicule système général, vaisseaux gigantesques de plusieurs kilomètres de long), est un grand amateur de reconstitutions historiques, il transporte à son bord de nombreux humains qui ont décidé de se retirer du monde et que le vaisseau utilise comme figurants pour les besoins de ses scènes de bataille, qu’il compose comme des tableaux.

Maniant l’ellipse comme jamais, ne s’accordant aucune facilité (la transcription des dialogues entre mentaux n’a rien d’une sinécure), adoptant un ton pince sans rire parfois déconcertant, Iain M. Banks épuise et malmène son lecteur, quitte à le perdre en route, mais il sait aussi le récompenser à la mesure de ses efforts ; les trois cents dernières pages sont tout simplement brillantes et foisonnantes d’idées. Lentement les pièces du puzzle s’assemblent et permettent enfin d’apercevoir les enjeux et les fins mécanismes qui régissent la Culture. Banks ne nous avait jusqu’à présent jamais emmenés observer les arcanes du pouvoir, ces cercles de mentaux qui, loin de la vaine agitation des humains, tirent les ficelles dans l’ombre, complotent et mettent au point des plans d’une rare subtilités. On osera pourtant soulever quelques limites, aussi brillante que puisse paraître cette construction, les lecteurs les plus affûtés auront bien avant la fin éventé la machination la plus évidente du roman. Rien de gênant tant l’exécution de ce jeu de dupes est brillamment intelligente.

lundi 23 février 2015

Fantasy brutale : L'épée brisée, de Poul Anderson

Pour nombre de lecteurs français Poul Anderson reste avant tout l’auteur de La patrouille du temps ou des Croisés du cosmos, mais c’est oublier un peu vite le caractère prolifique de son oeuvre et le fait qu’il fut l’un des précurseurs de la fantasy moderne. Heureusement, les éditions du Bélial ont entrepris, avec l’aide du traducteur Jean-Daniel Brèque, de publier tout un pan de l’oeuvre de Poul Anderson qui jusqu’à présent n’était accessible qu’aux lecteurs anglophones, avec en ligne de mire l’objectif de redonner à cet auteur essentiel, mais un peu boudé en France pour ses prises de position politiques durant les années soixante, la visibilité qu’il aurait mérité. L’épée brisée ayant initialement été publiée en 1954 (Poul Anderson remaniera d’ailleurs son roman en 1971, pour l’édulcorer quelque peu ; heureusement les éditions du Bélial ont choisi de traduire l’édition initiale), c’est à dire la même année que la publication du Seigneur des anneaux de J.R.R Tolkien, il était évidemment séduisant de comparer ces deux romans, voire même de les mettre en concurrence, ce que fait hélas Michael Moorcock dans la préface de L’épée brisée, sans pour autant  verser dans l’épanchement fielleux. La comparaison est évidemment facile, mais pas forcément pertinente tant les approches respectives de Tolkien et d’Anderson paraissent différentes ; certes tous deux s’inspirent de la mythologie scandinave dans leurs récits, mais c’est à peu près la seule similitude qui les rapproche. Il n’y a pas à mon sens de création d’univers similaire au travail effectué par J.R.R. Tolkien durant près de quarante ans, rien d’aussi vertigineux et surtout rien qui ne dépasse du cadre strict du récit. Anderson insère son histoire dans un univers qui emprunte au légendaire scandinave, on y croise des elfes, des trolls et des géants, la magie y est omniprésente, mais une fois le livre refermé cet univers disparaît pour n’appartenir qu’à lui-même. On est très loin de la démesure créatrice et du vertige que peut procurer une immersion prolongée dans l’univers de Tolkien, qui hante durablement le lecteur. Cela n’enlève rien aux qualités du roman de Poul Anderson, mais cela explique sans doute que L’épée brisée n’aie eu ni le retentissement littéraire ni le succès populaire du Seigneur des anneaux.


Afin de se venger d’Orm,  un guerrier viking qui a massacré toute sa famille en venant s’installer en Angleterre, une sorcière incite un seigneur elfe, le duc Imric, à lui jouer un bien vilain tour. Grâce à un puissant sortilège, Imric conçoit avec la fille du roi des trolls un changelin qui a toutes les apparences du fils d’Orm nouvellement né, Valgard, et procède à une habile substitution des bébés à l’occasion d’une nuit orageuse. Ainsi Valgard le changelin grandira au milieu des hommes, y semant le trouble et la discorde, alors que le jeune humain, désormais rebaptisé Skafloc deviendra le fils adoptif d’Imric, à qui il enseignera tous les savoirs des elfes. Nés pour s’opposer, Skafloc et Valgard auront maintes occasions de se défier et de combattre puisqu’une fois devenus de puissants guerriers à l’âge adulte, ils se retrouveront mêlés à une guerre sans merci entre les trolls et les elfes. Pour sauver son peuple d’adoption de l’anéantissement, Skafloc devra faire appel à l’épée brisée offerte par les Ases afin qu’elle soit reforgée par le géant Bölverk et accomplisse son destin de mort par le truchement d’un humain désormais maudit.


L’épée brisée est donc un roman de fantasy épique, qui emprunte tout autant au légendaire celtique qu’à la mythologie scandinave, le résultat est de toute façon très différent de celui de J.R.R Tolkien et rappelle davantage les romans de la tradition arthurienne. Anderson adopte dans son roman une narration très proche de la geste, sans pour autant en employer les procédés littéraires ou la prose. Brutal et sans concession, mature diront certains, L’épée brisée relève par ses accents oedipiens tout autant de la tragédie antique que du récit épique. Si l’on fait abstraction du parallèle un peu malvenu avec l’oeuvre de Tolkien, il s’agit même d’un roman de très bonne facture, bien rythmé, solidement construit et franchement prenant…. mais dont l’ambition et l’ampleur restent néanmoins bien plus mesurées. Ne cédant en rien aux sirènes des romans à tendance inflationniste publiés depuis plus de trente ans, L’épée brisée a le grand mérite de faire dans la concision et l’efficacité, gagnant ainsi en puissance et en impact ce qu’il perd peut-être en immersion prolongée. En tout état de cause, cette brièveté est fort bien venue et certains auteurs devraient largement s’en inspirer au lieu de nous délayer dans des trilogies, tétralogies et autres décalogies interminables, des histoires qui mériteraient certainement un peu plus de densité par feuillet. Bref, à lire de toute urgence, mais sans pour autant attendre de ce roman ce qu’il ne peut donner, Poul Anderson est certainement un très bon conteur, mais pas un faiseur d’univers.

lundi 2 février 2015

Oeuvre culte : Nouvelle traduction du Seigneur des anneaux par Daniel Lauzon

Depuis la sortie des adaptations cinématographiques du Seigneur des anneaux au début des années 2000, et plus récemment avec les trois films tirés du Hobbit, l’oeuvre de J.R.R Tolkien a bénéficié d’un renouveau éditorial qui a de quoi largement satisfaire les lecteurs les plus acharnés. Non seulement les livres sur l’univers de la Terre du milieu fleurissent un peu partout, avec plus ou moins de bonheur, mais  les éditions Christian Bourgois, à qui l’on doit la traduction initiale du Seigneurs des anneaux au milieu des années 70, semblent vouloir donner un coup de brosse à leur catalogue en proposant de relancer la traduction de L’histoire de la Terre du milieu, brutalement stoppée au milieu des années 90, mais également en lançant un projet de retraduction du Hobbit puis du Seigneur des anneaux.

Ce qui au départ n’était qu’une simple révision s’est finalement transformé en retraduction complète au regard du travail que cela engageait nécessairement de la part du traducteur (Daniel Lauzon). Il faut dire que le chantier était conséquent, c’est la raison pour laquelle les éditions Christian Bourgois, en phase avec l’actualité cinématographique, ont tout d’abord proposé aux lecteurs une nouvelle traduction du Hobbit, qu’il fallait impérativement mettre en cohérence avec les traductions des oeuvres ultérieures de Tolkien. Il est impératif de bien comprendre qu’en 1969, au moment où parait la traduction initiale du Hobbit, son traducteur, Francis Ledoux, travaille en aveugle, c’est à dire sans indications précises de la part de J.R.R Tolkien, ce n’est que plus tard que ce dernier proposera un guide à ses traducteurs, notamment pour la traduction des noms de lieux et des noms propres. Les traductions de Francis Ledoux ont depuis quelques années subi les critiques de nombre de lecteurs agacés par certains incohérences, mais aussi par le style de l’auteur que d’aucuns trouvaient trop ampoulé ou pas assez fidèle au style de Tolkien. Reste que cette traduction a permis à plusieurs générations de lecteurs francophones de découvrir l’univers de la Terre du milieu et nul doute que ces lecteurs y resteront attachés pour de nombreuses raisons. Par ailleurs, s’il est de bon ton de tirer à boulets rouges sur le travail de Francis Ledoux, il ne faudrait pas pour autant lui nier toute qualité. En lui confiant la traduction initiale du Hobbit puis du Seigneur des anneaux, les éditions Bourgois avaient l’assurance de faire appel à un traducteur chevronné à qui l’on devait, excusez du peu, les versions françaises de nombreux classiques de la littérature anglo-saxonne (Brontë, Dickens, Defoe, Poe, Shakespeare, Melville….). Si l’on peut effectivement reprocher à la traduction de Ledoux un style parfois un peu lourd, ce sont surtout les textes poétiques et les chansons qui émaillent le récit qui pâtissent d’une transposition parfois trop littérale, plus que la narration en elle-même, dont le rythme et la cadence finissent au fil des pages par s’imposer au lecteur. Quant aux traductions de noms propres et de lieux, elles ont leur charme et se sont fait une place au fil des décennies dans l’imaginaire collectif. C’est aussi sans doute l’une des raisons pour lesquelles proposer une nouvelle traduction d’une oeuvre aussi puissamment ancrée dans notre imaginaire n’a rien d’une évidence. Dans ce cas là, pourquoi ne pas avoir repris la traduction des noms établie par Francis Ledoux ? Eh bien tout simplement pour des questions de droits d’auteur, il fallait donc au nouveau traducteur, Daniel Lauzon, s’approprier le texte de Tolkien de bout en bout, en s’appuyant sur les indications de Tolkien mais également sur l’ensemble des travaux effectués depuis des décennies (mais surtout depuis une quinzaine d’années) par les universitaires et les amateurs éclairés.

A l’annonce du travail accompli par Daniel Lauzon, supervisé par notre spécialiste national es Tolkien, Vincent Ferré, le fandom s’est alors divisé en deux parties. Ceux qui ont juré leurs grands dieux qu’il ne pourraient jamais lire une autre traduction que celle de Francis Ledoux  (pensez donc, transformer Frodon Sacquet en Frodo Bessac mérite ni plus ni moins que le bûcher) et les autres, les curieux, les néophytes, les complétistes et autres collectionneurs jusqu’auboutistes…. Pour ma part, j’avoue avoir longuement hésité avant que la curiosité finalement ne l’emporte. Il faut dire que l’édition intégrale reliée et illustrée (par Alan Lee) trônait depuis quelques années dans ma bibliothèque et l’idée de dépenser 20€ pour chaque tome nouvellement traduit (60€ au final, soit 15€ de plus que l’édition intégrale précédemment évoquée) avait de quoi refroidir ; d’autant plus que chaque volume paraît de manière séparée, Les deux tours et Le retour du roi étant attendus pour 2015. Le premier tome ayant paru en octobre (La fraternité de l’anneau), et laissant augurer évidemment le contenu éditorial des deux autres volumes, qu’est-on en droit d’attendre de cette nouvelle édition grand format ? En dehors de la nouvelle traduction, peu de nouveautés, si l’on excepte une version révisée de la carte de la Terre du milieu, hélas imprimée sur une double page (la partie centrale est quasiment illisible à cause de la reliure, mais au moins il ne vous faudra plus de loupe pour lire les noms de lieux). Plus gênant à mon sens, les illustrations d’Alan Lee sont toujours présentes, mais regroupées en cahiers et non plus disséminées au fil du récit, ce qui est nettement moins agréable et en atténue l’impact ; on passera sur l’argument commercial concernant re-numérisation des illustrations, censée leur redonner une nouvelle jeunesse, la différence est sensible et les couleurs sont un poil plus intenses, mais encore eut-il fallu avoir les originaux sous les yeux pour trancher entre les deux.

Le gros changement c’est évidemment la nouvelle traduction de Daniel Lauzon, à qui l’on devait déjà celle du Hobbit il y a deux ans. Qu’en penser ? Les transformations les plus visibles concernent évidemment la traduction des noms, qui parfois peuvent perturber mais se révèlent souvent justifiés, on se consolera en se disant qu’il finiront un jour ou l’autre par être de nouvelles références pour les lecteurs et qu’il ne s’agit là que d’une question de temps et d’habitude. En attendant, les anciens lecteurs devront se plier à une petite gymnastique plus ou moins aisée selon leur familiarité avec l’oeuvre. Grands-Pas devient ainsi l’Arpenteur, plus fidèle au Strider original ; Frodon Sacquet devient Frodo Bessac et les nombreux patronymes hobbits ont également droit à une nouvelle traduction, souvent convaincante ; l’aubergiste du Poney Fringuant se transforme de Poiredebeuré en Fleurdebeurre et le reste est à l’avenant. En revanche les noms de lieux ont plus de mal à passer, Fondcombes se transforme ainsi en Fendeval (sans doute plus fidèle au Rivendell original) et les Hauts Galgals de la vieille forêt deviennent les Hauts Tertres (c’est pour moi la traduction la moins réussie, même si elle est tout à fait fidèle au texte de Tolkien). Nous ne citerons pas toutes ces modifications, ce serait bien trop fastidieux, mais au-delà des changements de noms, cette nouvelle traduction propose évidemment une évolution radicale de style. Plus direct, moins ampoulé, le style de Daniel Lauzon reste fidèle au texte de Tolkien, tout en permettant une lecture plus fluide et plus aisée, surtout pour les néophytes, mais nul doute qu’on y perde également par certains aspects tant la langue employée par Ledoux était travaillée, le vocabulaire riche et varié. On pourra toujours reprocher à la traduction initiale quelques défauts, souvent nichés dans les détails, mais il faut impérativement la réhabiliter et lui reconnaître ses nombreuses qualités, principalement celle de coller parfaitement à l’univers du Seigneur des anneaux et à sa dimension mythologique. Reste que cette nouvelle traduction est elle aussi un véritable plaisir de lecture car elle corrige de nombreuses erreurs répertoriées depuis des années par les lecteurs les plus assidus et respecte au mieux le style de Tolkien. Daniel Lauzon a par ailleurs eu l’intelligence de s’éloigner de la traduction littérale concernant les poèmes et les chansons, privilégiant le rendu final et la musicalité de ces textes, nombreux dans le Seigneur des anneaux. Que ceux qui n’ont jamais sauté ces passages dans la traduction de Ledoux me jettent la première pierre, mais cette fois j’ai pris grand plaisir à les lire.

Alors faut-il acheter cette nouvelle édition ? Pour les néophytes la question ne se pose pas vraiment, si le prix n’est pas un obstacle, il faut se diriger vers cette nouvelle édition, qui de toute façon deviendra désormais la référence. Pour les autres, il n’y a pas d’urgence et je ne saurais trop vous conseiller d’attendre une édition poche si vous disposez déjà d’une version illustrée ou dans le cas contraire d’attendre une nouvelle édition intégrale, sans doute un peu moins onéreuse et probablement plus luxueuse. En tout état de cause, il convient ici de saluer l’entreprise initiée par les éditions Bourgois et surtout le travail de Daniel Lauzon, qui, pris entre le marteau et l’enclume, n’avait pas la tâche facile et s’en est admirablement tiré ; mais nul doute que les contempteurs de tous bords sauront lui tailler des croupières et dénicher les erreurs de traduction, certains se sont déjà attelés à l’ouvrage sur les forums spécialisés.

mardi 20 janvier 2015

BD blues : Love in vain, de Jean-Michel Dupont et Mezzo

Je dois bien avouer qu’à l’annonce de la publication de Love in vain (titre d’une chanson de Robert Johnson, reprise entre autres par les Rolling Stones), j’ai ressenti comme une pointe d’agacement, certes fugace, mais néanmoins persistante. Entendons nous bien, je n’ai absolument rien contre le travail de Mezzo et de Jean-Michel Dupont, et pour lever immédiatement toute ambiguïté j’ai été pleinement conquis par cette adaptation du mythe de Robert Johnson, mais il faut bien avouer que ce Love in vain arrive après le travail d’un certain Frantz Duchazeau, dont l’approche artistique était sensiblement similaire sur Le rêve de Meteor Slim et sur Lomax, collecteurs de folk songs. Il y a pourtant de quoi enthousiasmer l’amateur de blues, une bande dessinée qui s’intéresse au blues rural, dans un format qui sort de l’ordinaire, avec un dessin fortement contrasté, tout en ombre et en lumière…. tiens, comme Duchazeau. Alors certes, l’auteur de Meteor Slim n’a pas le monopole du noir et blanc, et encore moins du blues, mais  l’agacement venait également du personnage choisi. Évidemment, pour le commun des mortels Robert Johnson n’évoque probablement rien, mais pour l’amateur de blues c’est devenu un lieu commun que de s’y référer, on ne compte plus les rockeurs qui se sont présentés comme les héritiers du bluesman d’Hazlehurst ou bien les références plus ou moins implicites au mythe de Crossroads ; selon la légende, Johnson, alors musicien sans relief, aurait hérité de son talent après avoir passé un pacte avec le diable rencontré quelque part au croisement de Clarksdale (à l’intersection de la route 61 et de la route 49, soyons précis). Alors après avoir lu dix-mille fois cette légende (y compris pour d’autres bluesmen), on se dit que Mezzo et Jean-Michel Dupont auraient pu choisir une autre piste, le blues est suffisamment vaste et varié pour autoriser une multiplicité d’approches. 

"You may bury my body
down by the highway side
so my old evil spirit
can get a Greyhound bus and ride"

R. Johnson, Me and the devil blues


    Honnêtement, ce procès d’intention n’a pas vraiment lieu d’être, tout simplement parce que les auteurs de Love in vain sont suffisamment intelligents pour ne pas sombrer justement dans le lieu commun, ensuite parce qu’ils ont pris la peine de se documenter pour s’éloigner du mythe et se rapprocher au mieux du personnage historique, et l’on sent bien dans les éléments biographiques, maniés avec beaucoup de précautions, l’influence du musicologue américain Peter Guralnick. Mais là où Duchazeau avait choisi de faire évoluer un personnage fictif dans un univers réaliste, Mezzo et J.M. Dupont ont pris le parti de s’inscrire dans une veine biographique. Evidemment, dès que l’on s’intéresse à un personnage aussi trouble que Robert Johnson, toute matière, qu’elle soit historique ou mythique, est sujette à interprétation, mais c’est finalement une aubaine puisqu’elle laisse justement un espace de liberté dans lequel viendront s'engouffrer les scénaristes. Il reste évidemment de grandes zones d’ombres dans la vie de Robert Johnson, que les témoignages de ses proches et de ceux qui l’ont côtoyé, tels les bluesmen Son House, Johnny Shines ou Robert Lockwood Jr, n’ont jamais pu éclairer suffisamment. Quand est-il exactement né ? D’où lui vint son talent subit pour la guitare, puisque Son House témoigne que dans sa prime jeunesse Robert Johnson n’était qu’un piètre guitariste ? De quoi est-il mort exactement ? Les circonstances de son décès demeurent encore aujourd’hui des hypothèses car on ne pratiquait pas d’autopsie à l’époque, à fortiori sur des gens de couleur, et si la piste de l’empoisonnement reste la plus probable cette version des faits ne fut jamais réellement attestée en raison de témoignages contradictoires. Même le lieu de son inhumation reste incertain car sa tombe est signalée à deux ou trois endroits différents de l’état du Mississippi. Reste que Mezzo et J.M. Dupont ont fait des choix cohérents et sans doute logiques compte-tenu de nos connaissances sur le personnage. Au lieu d’insister trop lourdement sur la dimension mythique de celui qui reste aujourd’hui encore l’un des piliers fondateurs du blues moderne, les auteurs de Love in vain l’ont au contraire dépeint dans toute sa dimension humaine et traumatique, son enfance difficile est évoquée, de même que ses errances et ses doutes, son amour immodéré des femmes et de l’alcool est très largement abordé, mais sans en faire pour autant un fond de commerce démesurément glauque. Robert Johnson était assurément un artiste sulfureux, mais l’aura néfaste dont il aimait se nimber, en plus d’entretenir le mystère, servait en grande partie à assurer sa réputation de musicien dur à cuir car la fréquentation des juke joint n’avait rien d’une sinécure ; il n’était pas rare que les soirées du samedi soir finissent en bagarre générale ou en règlement de compte et Robert Johnson avait la fâcheuse habitude d’emprunter les femmes des autres. Dans ces conditions (femmes faciles, alcool à flot, violence et trafics en tous genres, vie de Bohème), on comprend aisément que le blues ait été associé dans la logique de beaucoup d’esprits prudes à une musique maléfique ou tout du moins associée à des fréquentations pas très recommandables. Mais le plus amusant est que nombre de ceux qui remplissaient les juke joints le samedi soir, se présentaient le lendemain à l’église de la paroisse pour chanter le gospel en compagnie des fidèles les plus assidus. Le blues et le gospel n’étant finalement que les deux facettes d’une même culture musicale, l’une profane et l’autre religieuse.


    Reste que Mezzo et son comparse ont réussi à partir de cette matière, à capter l’essentiel, à nous plonger dans une atmosphère d’où suinte la ségrégation et les inégalités raciales, une réalité rarement assénée de manière brutale mais souvent esquissée avec subtilité ; comme dans ce plan magnifique dans une gare misérable du sud (probablement Greenwood)* où la ligne de chemin de fer sépare symboliquement deux communautés, en arrière-plan, un bluesman, costume rayé et feutre enfoncé sur le crâne, effleure le manche de sa guitare de ses doigts fins et élégants, entouré d’hommes blancs qui n’attendent qu’un faux pas de sa part. Mais la scène est exposée depuis l’autre côté de la voie, celui des noirs. Le réalisme documentaire apparaît dans chaque scène, dans les détails des planches dont le trait n’est pas sans rappeler un certain Robert Crumb, dans les enseignes des boutiques, les panneaux publicitaires, les journaux et les affiches… ça fleure bon le sud profond, avec son cortège de pauvreté et de violence sociale. C’est dans ce creuset de misère que le blues est né, qu’il s’est épanoui pour conquérir le monde des blancs et inventer tout un pan de la musique du XXème siècle. Robert Johnson était son prophète maudit, figure éternelle du musicien génial mais torturé par ses démons. Un loser magnifique, mort à l’âge de 27 ans, fauché en pleine gloire puis oublié, avant d’être récupéré et porté au pinacle par toute une génération (notamment les grandes figures du british boom blues) pour tomber à nouveau dans l’oubli. Lui qui n’a légué que 27 chansons (enregistrées) et deux photographies énigmatiques et à qui pourtant la musique doit tant. Ce n’est finalement que justice que Mezzo et Jean-Michel Dupont lui rendent hommage.


Si jamais le personnage de Robert Johnson vous fascine un tant soit peu, je ne saurais trop vous conseiller la lecture du petit livre de Peter Guralnick, A la recherche Robert Johnson, publié au Castor Astral. Un livre où le personnage est évoqué et esquissé, notamment à travers le regard de ceux qui l'on côtoyé, plus qu'une biographie au sens strict du terme.

* Rappelons que le texte de la chanson Love in vain évoque une séparation sur un quai de gare

mardi 6 janvier 2015

Space Opera classique : La nef des fous, de Richard Paul Russo

Pour les lecteurs anglo-saxons, Richard Paul Russo est un habitué du paysage de la science-fiction et ses nouvelles figurent régulièrement au sommaire des revues spécialisées, mais en France l’auteur est nettement plus confidentiel puisque seulement deux de ses romans ont jusqu’à présent été traduits, tous deux au Bélial, La nef des fous et Le cimetière des saints ; Le premier ayant été auréolé du prix Philip K. Dick, à priori gage de qualité.


Voguant à travers l’espace insondable de la galaxie depuis plus de 400 ans, le vaisseau générationnel Argonos est un navire sans but et sans mission précise, ou tout du moins ses occupants semblent en avoir oublié les finalités au fil des générations. Progressivement, l’équipage s’est scindé en deux catégories, les soutiers sont les grouillots du vaisseau, ils assurent la maintenance et le bon fonctionnement des machines, alors que les classes supérieures se sont arrogé le commandement de l’Argonos et se sont alloué les droits les plus étendus. Au sommet de cette hiérarchie on trouve le capitaine Nikos, dont l’autorité vascille sous les coups de boutoir de la figure religieuse du vaisseau, l’évêque Soldano, homme de peu de foi mais ambitieux et retors. Le roman nous mène sur les pas de Bartoloméo, orphelin issu de la classe supérieure, mais affublé d’un exo-squelette en raison de malformations physiques ; un homme posé et réfléchi, conseiller principal du capitaine Nikos, mais écartelé entre son amitié pour ce dernier et son désir d’aider les soutiers à réaliser leurs rêves d’émancipation. Au cours de son errance, l’Argonos capte des émissions radio en provenance d’une planète que l’évêque s’empresse de baptiser Antioche, mais la mission d’exploration chargée d’effectuer les premiers repérages  n’y découvre que tristesse, mort et désolation : les habitants de la planète (des colons humains) ont tous été exterminés avec une violence hors du commun. Ont-ils été pris de folie ou bien ont-ils été victimes de la férocité d’une espèce extraterrestre ?


Inutile de ménager le suspense de manière démesurée, La nef des fous est un roman de SF de facture assez classique, qui s’inscrit dans une veine axée space opera et exploite des arguments conventionnels, mais avec un sens de la narration plutôt bien maîtrisé. Honnêtement, à défaut de faire preuve d’une originalité folle, le roman tient surtout à ses personnages, bien campés et attachants. L’autre qualité du roman réside dans son intrigue générale, dont les éléments sont très parcimonieusement distillés, Russo maîtrise parfaitement sa narration et sait dévoiler tout juste ce qu’il faut pour entretenir le suspense tout en préservant une certaine part de mystère. A défaut d’être novateur, l’auteur américain fait preuve d’un savoir-faire indéniable en matière de narration, d’intrigue ou même de dialogues et nous livre donc un roman divertissant et plaisant, mais hélas un peu trop superficiel. Il y avait pourtant matière, dans cette société repliée sur elle-même depuis des siècles, à explorer les pratiques et les évolutions sociétales d’une partie de l’espèce humaine coupée de ses racines depuis des temps si reculés, mais l’écrivain américain effleure à peine ces pistes. Las, tout semble dans ce vaisseau bien trop proche et commun, rien ne surprend ni n’émerveille, rien ne vient intriguer le lecteur et le bousculer dans ses certitudes. De vertige propre à la SF il n’y a pas, et c’est bien là tout le problème.

lundi 15 décembre 2014

Ouvrage de référence : Star wars le making of, de Jonathan Rinzler

Dans la galaxie des produits dérivés issus de la license Star Wars et de son univers étendu il fut une époque où, à moins d’être abonné au Lucasfilm magazine (paix à son âme) ou de faire partie du fanclub officiel, il était bien difficile de se procurer un simple poster ou bien un ouvrage un peu fouillé sur la trilogie originelle. Mais ces temps sont désormais révolus et  les fans auront eu ces dernières années de quoi très largement satisfaire leur passion, y compris du côté des éditeurs, dont le fan service aura donné lieu à la commercialisation d’une quantité impressionnante de bande dessinées, d’encyclopédies, de romans et de livres plus ou moins réussis sur les coulisses des productions estampillées George Lucas. De ce foisonnement éditorial, plus ou moins de bon goût,  que faudra-t-il retenir ? On mettra de côté l’édition française des star wars blueprints, vendue sous la dénomination Coffret Culte à un tarif un rien  prohibitif (300€), en dépit de la qualité de l’ouvrage et de son contenu forcément conséquent, son prix le réserve aux collectionneurs les plus acharnés. D’autres ouvrages tout aussi remarquables et bien meilleurs marché surnagent également au milieu de cette production pléthorique ; j’ai personnellement un petit faible pour Star wars : la magie du mythe (Mary Henderson), édition française du catalogue de l’exposition américaine qui s’est tenue en 1998 au musée national de l’air et de l’espace de Washington, qui analyse de manière très pédagogique et fort bien documentée la construction du mythe Star Wars, ses origines et ses influences (mythologiques, culturelles et historiques). Je ne m’attarderai pas sur les nombreux “beaux livres” (ou art books) publiés ces dernières années, il y a là aussi à boire et à manger mais le contenu documentaire y est souvent très ténu pour laisser un maximum d’espace à l’illustration.  Il aura fallu attendre finalement une initiative des éditions Akileos, jusqu’à présent plutôt spécialisées dans la BD, pour enfin accéder au graal de tout fan qui se respecte : l’édition française de la série Making of, conçue par Jonathan Rinzler. Curieusement, les éditions Akileos ont choisi l’année dernière de publier en premier le making of de L’empire contre attaque, puis de suivre le cours normal des choses en publiant en novembre 2014 de Making of de l’épisode IV et en novembre 2015 celui du Retour du Jedi. Les raisons de cette inversion éditoriale demeurent obscures et représentent davantage un contretemps qu’un réel faux-pas de l’éditeur. Pour le reste il s’agit d’une grande réussite car l’édition anglo-saxonne de ces trois ouvrages rassemble une somme considérable d’informations, d’anecdotes et de documents de première main, voire pour certains totalement inédits.

   
 
Les deux livres sont identiques concernant leur format et leur mise en page : 372 pages type papier glacé, format italien, couverture cartonnée aspect tissus (agrémentée d’une discrète sérigraphie), jaquette sobrement illustrée, reliure cousue… bref, du solide à défaut d’être incroyablement original. L’inconvénient c’est que l’objet est assez lourd à manipuler, oubliez la lecture pépère au plumard, il vous faudra être bien installé à plat sur une table pour en profiter, d’autant plus que la taille des caractères du texte (petits il faut bien l’avouer) et le format paysage incitent à être assis confortablement pour ne pas se fatiguer inutilement par des allers-retours visuels et des manipulations incessantes pour bien caler l’ouvrage. Autre inconvénient, le contenu informationnel étant très dense, les illustrations restent relativement sobres, la mise en page certes très agréable ne laisse que rarement place à des illustrations pleine page, ce qui est évidemment regrettable mais aisément compréhensible au regard du positionnement tarifaire de l’ouvrage (55€) ; il s’agit là d’un compromis qui évite à l’éditeur de publier un ouvrage aussi onéreux que Star Wars blueprints, certes très luxueux mais hélas hors de prix. Cela dit, même vendus une centaine d’euros chacun, ces Making of resteraient hautement recommandables au vu de la qualité du contenu. 



Le terme making of n’est d’ailleurs ici pas usurpé, oubliez les bonus essentiellement promotionnels que l’on retrouve systématiquement sur DVD, la démarche est dans le cas présent quasiment historique. Jonathan Rinzler a exhumé des archives de Lucasfilm une quantité phénoménale de documents (rapports de tournage, documents financiers, storyboards, photographies, interviews, notes manuscrites, ébauches de scénario…) afin de reconstruire patiemment la genèse de la trilogie. De l’élaboration du scénario en passant par le montage financier, le casting, les effets spéciaux, le tournage, les costumes… tous les aspects de la production star wars sont évoqués de manière chronologique, avec une profondeur d’analyse et une qualité de narration qui forcent le respect. On est loin de l’anecdotique, Rinzler s’attache au contraire à ce qui fait sens, aux difficultés de la production, aux solutions techniques apportées par les différentes équipes, à la dimension révolutionnaire du projet, à la fois dans son approche du cinéma de science-fiction et dans ses méthodes. On aurait pu sombrer dans l’hagiographique ou bien encore dans la chronique basique, mais ce qui fait la force de ces making of, c’est la qualité du matériel éditorial et en particulier des documents inédits. Aussi surprenant que cela puisse paraître au vu de la quantité d’ouvrages publiés sur le sujet, aucun livre n’avait jusqu’à présent réussi à plonger le lecteur de manière aussi intense au coeur de la production de la trilogie star wars, au point de faire figure désormais d’incontournable dans la bibliothèque de tout amateur de l’univers créé par Georges Lucas.  Evidemment, l’ouvrage reste dans une certaine mesure généraliste et pour se documenter de manière plus approfondi sur certains aspects bien particuliers de la production ou de l’univers étendu il faudra se tourner vers des livres plus ciblés et plus complets : Star Wars Blueprints pour les maquettes par exemple, ou Star Wars Costumes pour le travail sur les costumes, avec devinez qui aux commandes… oui oui, Jonathan Rinzler. 



PS : léger détail, mais qui pourra néanmoins en agacer certains, la traduction de l’ouvrage est parfois perfectible et le travail de relecture pas forcément exemplaire. Akileos reste une structure modeste avec des moyens loin d’égaler les grandes maisons d’édition, on pardonnera donc ce petit écart, d’autant plus que le Making of de l’épisode IV semble moins touché par ce problème.

jeudi 13 novembre 2014

Mise en abyme : Adios Schéhérazade, de Donald Westlake

Plus connu pour sa série de polars tragi-comiques mettant en scène John Dortmunder, cambrioleur aux aventures rocambolesques, Donald Westlake est un auteur prolifique aux multiples facettes puisqu’il s’est essayé au polar, certes, mais également au fantastique et même à la science-fiction. Si Adios Schéhérazade fait néanmoins figure d’olni dans une production littéraire pourtant très éclectique, c’est sans doute parce qu’il fonctionne selon le principe de la mise en abyme et que l’écrivain américain y a insufflé très certainement une bonne part de ses doutes et de ses réflexions. Pas étonnant que l’auteur ait avoué à plusieurs reprise qu’il s’agissait là de son roman préféré.

    Très court, le roman raconte la plongée dans les affres de la page blanche d’un petit écrivain de romans pornographiques, Edward Toplis. Ce dernier est en réalité un nègre puisqu’il écrit pour un autre auteur et doit fournir chaque mois un nouveau manuscrit, écrit immanquablement en une dizaine de jours (délais d’impression oblige). Pourtant, Ed avait été prévenu, le boulot paye bien mais il ne peut qu’être temporaire, nul écrivain ne peut passer sa vie à écrire ce genre de littérature sans âme et sans ambition, sous peine de tarir un jour la source de son inspiration. Mais Ed n’a jamais pensé réellement au lendemain, il a enchaîné les romans faciles, encaissant la monnaie et se remettant à la tâche avec la régularité d’un métronome. Sauf que la mécanique a fini par se dérégler et que l’inspiration s’est faite de plus en plus rare, voire quasiment inexistante. Les retards se sont fait plus nombreux et les subterfuges pour tromper son éditeur de plus en plus réguliers. Face à sa machine à écrire et à la page blanche qui le toise de manière quasi sarcastique, Edward Toplis est au bord du gouffre, pas l’ombre d’une idée ne lui traverse l’esprit et il lui reste moins de dix jours pour écrire ses douze chapitres. Alors pour amorcer la machine, il finit par transformer en mots et en phrases ses propres divagations, ses fantasmes, ses craintes et ses angoisses, dans un récit à la fois drôle et loufoque où la réalité se mêle à la fiction de manière délirante. De son mariage raté à ses considérations sur l’écriture et sur le travail d’écrivain, en passant par ses fantasmes érotiques ou bien encore ses relations avec son éditeur, tout y passe avec plus ou moins de bonheur… jusqu’au point de non retour.

    A la fois drôle et caustique, Adios Schéhérazade relève autant de l’exercice de style autoréférencé que de la thérapie tant le récit apparaît cathartique ; Westlake y mêle la pure fiction avec des considérations qu’on imagine tout à fait personnelles concernant son propre travail d’écrivain de littérature populaire, avant que son imagination ne prenne finalement le dessus et ne laisse place à une histoire délirante comme il en a le secret. Tout cela ne serait rien si Westlake n’avait mêlé à son histoire d’émouvantes réflexions sur le couple, qui donne bien plus de substance au récit. Sans pour autant être un chef d’oeuvre absolu, Adios Schéhérazade fait figure de roman sympathique et émouvant pour peu que le thème vous intéresse, autant dire que les fanatiques d’action débridée ou les lecteurs tout simplement attachés à une intrigue solide et passionnante passeront leur chemin. On reprochera tout juste à l’édition française, une traduction un peu datée, assurée par l’inénarrable Marcel Duhamel, dont on connaît assurément les qualités mais aussi les défauts (la traduction est truffée d’expressions argotiques parisiennes, ambiance Tontons flingueurs assurée, mais respect du texte mesuré). Que cela ne vous empêche toutefois pas de vous procurer cet étonnant roman.

jeudi 6 novembre 2014

Annie Sullivan & Helen Keller : une histoire de libérations

Beaucoup de personnes connaissent l'histoire d'Annie Sullivan et d'Helen Keller. Elle est très populaire aux États-Unis. Helen Keller en particulier a suscité l'admiration de ses compatriotes par sa volonté, et le fait que malgré son lourd handicap elle obtint un diplôme d'études supérieures. Car à la suite d'une maladie infantile, Helen est devenue aveugle et sourde, et sa première enfance s'est déroulée dans un monde clos, uniquement perceptible par les autres sens.

C'est donc cette histoire qui est mise en scène ici, ou plutôt ces deux histoires, car la vie d'Annie Sullivan est également tragique. Orpheline, placée dans un asile horrible, puis heureusement accueillie à l'institut pour aveugles Perkins, elle fait preuve d'une force de caractère hors du commun, mais difficile à supporter pour ceux qui l'entourent. Cette force qui lui a permis de survivre, cette colère qu'elle exprime sans retenue, elle va les mettre au service d'Helen Keller, parvenant à s'imposer à sa famille et à prendre en main une petite sauvageonne sans repères. Bientôt, c'est le miracle et Helen comprend la relation entre les signes et la réalité qui l'entoure. Elle devient insatiable, apprend à lire le braille, à écrire même. Elle veut tout savoir, elle veut communiquer, signer, tout le temps. Mais l'histoire d'Helen n'est pas seulement une réussite. Mise en avant par le directeur de l'institut Perkins qui cherche à en faire un faire-valoir de la cause des aveugles, elle est accusée de plagiat dans son premier écrit, un conte. Pour Annie, accusée d'avoir menti, c'est un affront de plus.

Quelle gageure de raconter cette histoire dans une bande-dessinée ! Mais une fois le résultat lu, cela devient évident. Joseph Lambert a su rendre de manière  très explicite le monde perçu par Helen Keller, et dans son graphisme se mesure les progrès et peut-être même la manière dont a progressé la petite fille. C'est l'exceptionnelle réussite de ce livre. La bande-dessinée n'est pas forcément simple à appréhender car elle mêle les deux histoires, la vie d'Helen à partir de sa rencontre avec Annie, et par des retours en arrière la jeunesse d'Annie à l'asile puis à l'institut. Le graphisme est très sobre, se concentre sur l'essentiel. L'auteur joue avec bonheur des polices de caractères et arrive à construire deux mondes parallèle : le nôtre et celui d'Helen. Il restitue avec sensibilité les sentiments très forts de tous les protagonistes avec une économie de moyens remarquables.

Un grand moment de lecture, même pour ceux qui connaissaient déjà cette histoire, qui fut le début d'une très longue amitié entre deux femmes d'exception.

lundi 3 novembre 2014

Fantasy historique : Les lions d'Al-Rassan, de Guy Gavriel Kay


Initialement pressenti comme un disciple de Tolkien, en raison de sa collaboration au milieu des années soixante-dix avec Christopher Tolkien, qui s’était attelé au projet d’édition du Silmarillion, oeuvre laissée alors inachevée par son père, Guy Gavriel Kay s’est rapidement éloigné de l’influence de son mentor pour se consacrer à l’écriture d’une fantasy plus personnelle, largement inspirée par l’histoire et non plus par la mythologie nordique. On passera outre ses premiers essais, en particulier la Tapisserie de Fionavar, trilogie insipide et formatée à laquelle l’auteur ne donnera heureusement pas suite, pour se concentrer sur ses oeuvres majeures, comme l’excellent Tigane, dont la trame se déroule dans une Renaissance italienne largement revisitée ou bien encore La mosaïque de Sarance, librement inspirée par l’histoire de l’empire Byzantin. Les lions d’Al-Rassan s’inscrit dans cette démarche que l’on pourrait qualifier de fantasy historique et constitue à ce jour l’un des romans les plus réussis de l’écrivain canadien.



Conquise quelques siècles plus tôt par les Asharites la péninsule d’Esperagne est en proie à d’importants troubles politiques depuis l’assassinat du dernier Khalife  de l’empire d’Al-Rassan. Au nord, les Jaddites regroupent leurs forces si longtemps divisées sous une seule bannière, celle du roi du Vallédo, Ramiro, qui a réussi à prendre l’ascendant sur les royaumes voisins. Son rêve : reconstruire le royaume d’Esperagne tel qu’il était avant la conquête asharite. A Cartada*, autrefois centre de l’empire d’Al-Rassan, l’instabilité politique et les troubles à l’ordre public, notamment envers les minorités Kindaths, traduisent l’anxiété et la fébrilité des Asharites. Les luttes de pouvoir laissent dans leur sillage un chapelet de cadavres et affaiblissent davantage encore l’Al-Rassan. Autrefois l’empire semblait briller de mille feux, sa puissance commerciale, militaire et politique lui assurait un avenir radieux, tandis que sa culture désormais florissante, à la croisée des influences de chaque communauté, était admirée et enviée partout à travers le monde connu. Mais aujourd’hui son déclin semble inéluctable et définitif. Chaque jour les positions asharites semblent plus précaires et il paraît bien difficile à ces cités-états de s’unir pour résister aux armées jaddites désormais puissamment armées et commandées par un chef dont l’autorité parait durablement installée. Dans cette période trouble, trois destins se croiseront, celui de Jehane, brillant médecin Kindath, de Rodrigo Belmonte** puissant commandant Jaddite et d’Ammar ibn Khairan, poète célèbre, guerrier non moins renommé et surtout assassin en titre du dernier khalife d’Al-Rassan.


    Le cadre du roman de Guy Gavriel Kay se superpose à celui de l’Andalousie musulmane à la veille de la Reconquista et la proximité des noms, des lieux et de manière générale de la trame historique ne doit évidemment rien au hasard. Ceux qui ne sont pas familiers de l’histoire de l’Al Andalus se laisseront porter par  la dimension exotique et le décalage historique du roman, les autres ne manqueront pas d’opérer constamment des rapprochements entre la fiction et l’histoire. Evidemment la liste des correspondances serait à la fois trop longue à établir, et certainement un peu vaine, mais il parait difficile de résister au plaisir de démêler le canevas historique habilement tissé par l’auteur. A ce petit jeu, Guy Gavriel Kay se montre à la fois suffisamment subtil et érudit pour stimuler l’imagination du lecteur sans se montrer démesurément  didactique, mais le lecteur ne peut néanmoins s’empêcher de penser que l’auteur aurait sans doute gagné à écrire un pur roman historique étant donné que la dimension “fantasy” est ici réduite à sa plus simple expression ; nulle magie, nulle créature fabuleuse, nulle mythologie alambiquée, tout juste est on confronté à un cas de prescience inexpliquée. Le choix d’une histoire et d’une géographie revisitées autorise néanmoins de nombreuses libertés narratives, que le strict respect des faits historiques n’aurait sans doute pas permis. Il n’en demeure pas moins que l’on reste sous le charme  de ce brillant exercice  littéraire, à la fois puissamment poétique, éminemment romanesque et incroyablement tragique. Guy Gavriel Kay reste avant toute chose un merveilleux conteur dont l’écriture cède rarement à la facilité et l’on ne peut qu’admirer la capacité de l’auteur canadien à combiner harmonieusement rigueur intellectuelle (nul doute que ce roman, en dépit de son cadre imaginaire, a demandé un gros travail de documentation), qualité de la narration et exigence littéraire. Mais Les lions d’Al-Rassan est un peu plus que la somme de ses qualités, il se dégage de ce roman un charme particulier lié à la fois au cadre choisi, mais aussi et surtout à sa dimension tragique ; une fois la dernière page tournée, un sentiment bien étrange s’empare du lecteur, celui qu’il vient d’assister à la disparition d’une civilisation à nulle autre pareil, à la fois élégante, racée et tolérante, un creuset culturel où s’épanouirent de manière harmonieuse les arts, les lettres, la médecine, les sciences et la philosophie.  Quoi de plus tragique en effet que la disparition d’une civilisation ayant atteint un tel degré de sophistication ?



*la cité de Cartada correspond dans la réalité à Cordoue, siège d’un puissant califat aux alentours de l’an mille

**Le personnage de Rodrigo Belmonte évoque immanquablement Rodrigo Diaz de Viva, autrement dit Le Cid