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samedi 30 avril 2016

Florida flow : Cadillac beach, de Tim Dorsey

L’ennui lorsqu’on publie des chroniques sur une série de romans, c’est qu’on peine un tantinet à renouveler son argumentaire, donc après deux articles consécutifs consacrés à Tim Dorsey (Florida roadkill et Triggerfish twist), j’avais décidé de passer sous silence les autres romans du cycle consacré à Serge A. Storms, héros notoirement déjanté créé par l’auteur floridien il y a près de 15 ans. Non pas que ces romans soient mauvais (Hammerhead ranch motel est excellent, je mettrais néanmoins un léger bémol à Stingray shuffle, car le sauce ne prend pas tout à fait), mais je pensais en avoir dit suffisamment dans mes billets précédents sur l’approche littéraire de Tim Dorsey et surtout sur son talent hors norme. Oui mais voilà, après avoir lu Cadillac beach, je ne peux que surenchérir et tenter de vous convaincre à nouveau que, décidément, Tim Dorsey est un écrivain à découvrir de toute urgence si cela n’est pas déjà fait. D’autant plus que, selon quelques bruits de couloir, les éditions Rivages seraient sur le point de jeter l’éponge après avoir si longtemps soutenu l’auteur américain. Torpedo juice, dernier volet en date traduit dans notre belle langue, pourrait bien être le dernier de la série à être publié en France. Autant dire qu’il y a le feu à la baraque et qu’il est impératif de prêcher la bonne parole un peu partout dans votre entourage.


Mais revenons à Cadillac beach, puisque c’est l’objet de ce papier. Si l’on s’en tient à l’ordre de publication (qui ne respecte en rien la chronologie des faits)*, il s’agit du sixième volet de la série consacrée à Serge A. Storms, personnage récurrent de l’univers de Tim Dorsey, que l’on retrouve dans tous ses romans à des degrés d’implication très variables ; disons que dans Cadillac beach, Serge tient le rôle principal aux côtés non plus de Sharon et de Coleman (paix à leurs âmes), remplacés par un nouveau comparse tout aussi truculent, l’excellent Lenny (que l’on a découvert dans Hammerhead ranch motel), dont les habitudes en matière de substances psychotropes ne sont pas sans rappeler ce brave Coleman, ivrogne patenté et fumeur invétéré de pétards. Esprit inventif, voire hyperactif, orateur brillant et volubile à l’excès dès qu’il s’agit de parler de la Floride, Serge A. Storms est surtout un sociopathe de classe mondiale, qui sème la panique partout où il sévit ; c’est à dire essentiellement du côté du comté de Miami Dade. Miami c’est un peu le dada de Serge, intarissable sur le sujet, il collectionne tout ce qui se rapporte à cette ville qu’il affectionne de manière maladive, voire inquiétante. L’ennui c’est que cette fois Serge a décidé d’en faire son nouveau boulot, il crée donc une petite agence touristique spécialisée dans les visites insolites de Miami et de ses alentours, mais comme le bonhomme est hyperactif, il décide de s’atteler à d’autres projets tous plus ambitieux les uns que les autres : résoudre le mystère de la mort de son grand-père disparu dans des conditions troubles, humilier Fidel Castro, rendre sa fierté à la CIA et ridiculiser le FBI par la même occasion, porter un coup fatal au principal clan de la mafia qui sévit à Miami, retrouver les diamants volés lors du casse de 1964 et enfin faire revenir l’émission Today à Miami.


Autant dire qu’avec Serge un plan ne se déroule jamais sans accrocs et ce projet protéiforme n’est évidemment qu’une vaste farce, une pantalonnade de catégorie A, qui donne lieu à des situations toutes plus rocambolesques les unes que les autres. Tim Dorsey ne respecte rien ni personne et ce n’est pas avec Cadillac beach que cela va changer. Vous le croirez ou non, mais tout ceci tient parfaitement la route et l’on doit uniquement ce tour de force au talent d’écrivain hors norme de Tim Dorsey. La narration est cette fois moins chaotique que dans ses romans précédents et l’auteur manie avec beaucoup plus de parcimonie le caméo (procédé littéraire favoris de l’auteur), les digressions sont également moins nombreuses et surtout moins longues, mais rassurez-vous, on a tout de même droit à de grandes digressions pontifiantes qui font tout le sel des romans mettant en scène Serge (les lettres de Serge sont particulièrement jubilatoires, notamment ce courrier surréaliste qu’il écrit à George W. Bush). Plus structuré avec sa double narration fort bien maîtrisée, le roman gagne en accessibilité ce qu’il perd en spontanéité ; pour les lecteurs un peu rétifs au style volontairement décousu de Tim Dorsey, Cadillac beach est beaucoup plus facile à lire. Mais encore une fois, la grande réussite de ce roman, comme dans les précédents, ce sont les dialogues absolument fabuleux qui émaillent le texte. Certes, il faut aimer l’humour noir (voire amoral) et le second degré, mais en la matière il s’agit tout simplement d’un travail d’orfèvre, à la manière d’un Audiard ou bien d’un Tarantino, Tim Dorsey est un virtuose de la réplique qui tue.

A l’instar des romans précédents de l’auteur, Cadillac beach c’est drôle, pétillant, incroyablement inventif et surtout d’une maîtrise qui force le respect. Si vous n’en êtes pas persuadé, après l’avoir terminé relisez le roman une seconde fois, vous verrez à quel point rien n’est laissé au hasard, tout se tient et s’imbrique parfaitement alors qu’on pensait à tort l’auteur égaré au milieu de nulle part.

* Selon Tim Dorsey, il faut donc lire en premier lieu Triggerfish twist, puis enchaîner avec Florida Roadkill, Hammerhead ranch motel, Stingray shuffle, Orange crush, Cadillac beach et enfin Torpedo juice. A ce jour, une dizaine de romans de la série n’ont pas encore été traduits.

lundi 28 mars 2016

roman initiatique : Le fabuleux voyage de Nils Holgerson, de Selma Lagerlöf

Les chemins de la lecture sont parfois tortueux. Par exemple, prenez dans un rayon un petit manga qui traite de la lecture enfantine (Le maître des livres, de Umiharu Shinohara), finissez par l'acheter, moitié convaincue, avalez-le le soir même, car il n'est pas bien compliqué, mais il vous a donné envie de lire un ou deux de ces classiques enfantins. Trouvez le lendemain ce classique, avec une couverture médiocre, dans votre CDI, et commencez la lecture... juste pour voir.

Ne lâchez plus. Chaque soir, sans faute, lisez cette suite merveilleuse d'histoires qui composent le merveilleux voyage de Nils Holgerson. Savourez la langue rigoureuse de Selma Lagerlof, son extraordinaire poétique, son incroyable talent de conteuse. Et rajoutez un ou deux livres à votre LAL, quand l'histoire se termine.

Selma Lagerlof introduit très rapidement son histoire. En peu de mots, l'intrigue est plantée, les contours des protagonistes définis. On va pouvoir s'envoler. Le méchant garçon Nils, réduit en lutin par le tomte courroucé de la maison, se pend au cou du grand jars blanc aventureux et commence son voyage après avoir convaincu la vieille Akka de Kebnekaïse de les laisser accompagner sa tribu d'oies sauvages.
Bientôt la Suède toute entière défile sous les ailes des oiseaux, et sa faune. Des paysages qu'on imagine somptueux se déroulent sous nos yeux à travers ceux de Nils. Des aventures  s'enchaînent, mettant en scène les animaux d'abord, les hommes parfois. Entre la guerre des rats, la danse envoutant de cigognes, la malice du renard, mais aussi le destin tragique de deux orphelins, pas le temps de s'ennuyer. Et chaque épisode peut se lire comme un histoire à part entière, sans que l'unité de l'ouvrage en souffre.
Les personnages sont très attachants, Nils bien entendu, qui mûrit au contact des animaux, apprend littéralement la vie auprès d'eux. Mais aussi la véritable héroïne de ce livre à mes yeux, la vieille Akka de Kebnekaïse, qui dirige sa troupe d'une patte de fer, qui met son intelligence au service de la communauté, la sienne mais aussi celle des autres, d'une très haute moralité. Akka est un modèle et un guide.

Voilà ce qui arrive quand on passe commande d'un livre pédagogique à un prix Nobel de littérature : on obtient un véritable chef d'œuvre, à mettre entre toutes les mains; des plus petits aux plus grands.

vendredi 19 février 2016

Florida flow : Pêche en eau trouble, de Carl Hiaasen

Si vous suivez ce blog depuis son commencement, ou tout du moins si vous l’avez abondamment exploré, vous aurez sans doute remarqué que j’affectionne tout particulièrement les écrivains de la veine floridienne, en particulier Tim Dorsey, Charles Willeford et Carl Hiaasen. Est-ce parce que le soleil tape trop fort du côté de Tampa ou Miami, à moins que le climat subtropical de la Floride n’attire toutes sortes de paumés, marginaux et autres décalés de vie, mais force est de constater que la littérature qui émerge de cette folie plus ou moins douce a quelque chose d’atypique. Certes, on pourrait arguer du fait que la littérature new yorkaise est tout aussi singulière et que les écrivains du Sud profond ont également une patte particulière, mais il y a chez Carl Hiaasen ou Tim Dorsey, un grain de folie mêlé d’un recul distancié  qui font tout le sel de leur littérature. Une littérature à la fois drôle et décalée, voire parfois totalement barrée, mais non dénuée d’esprit critique, voire frôlant à certaines occasions l’analyse sociétale (si vous voulez vous en convaincre par vous-même, lisez l’excellent Triggerfish twist de Tim Dorsey).


Pêche en eau trouble n’échappe pas à cette règle, même si au vu du résumé de cette histoire rocambolesque le lecteur peut initialement en douter. Le roman se déroule dans le milieu de la pêche professionnelle, tout particulièrement celui de la pêche au bass (raccourci de black bass, un poisson d’eau douce d’origine nord américaine que les Canadiens appellent Archigan à grande bouche). Vif et vorace, parfois spectaculaire dans ses attaques, le bass regroupe toutes les qualités qui ont fait son succès dans le domaine de la pêche sportive, d’autant plus que les spécimens les plus gros peuvent atteindre des tailles fort respectables. Sur le plan sportif et économique, le bass est tout simplement une mine d’or pour le petit monde de la pêche professionnelle, qui chaque année aux Etats-Unis brasse des milliards de dollars. Partout à travers le pays, les fabriquants de matériel de pêche sponsorisent des centaines de concours professionnels et amateurs, parfois très richement dotés, qui attirent des milliers de pêcheurs avides (le plus souvent d’affreux rednecks racistes et incultes) venus de tout de territoire. Mais la Mecque de la pêche au bass c’est la Floride (ainsi que la Louisiane et l’Alabama), avec son climat subtropical et ses très nombreuses zones humides, c’est le paradis du bass. R.J. Decker n’a pas grand chose à voir avec le milieu de la pêche professionnelle. Après avoir eu quelques démêlés avec la justice, cet ancien photographe de presse s’est reconverti comme détective privé. La plupart des affaires qui lui échoient n’ont rien de très excitant, arnaques à l’assurance et maris jaloux constituent l’essentiel de son quotidien, mais il faut bien gagner sa croûte…. Aussi lorsqu’un millionnaire excentrique, et pêcheur de bass, lui demande, moyennant un très gros chèque, d’enquêter sur la triche qui semble gangrener le milieu de la pêche professionnelle, Decker n’hésite pas bien longtemps, d’autant plus que l’affaire n’a pas l’air bien compliquée. En ligne de mire, un pêcheur charismatique, star du petit écran grâce à une émission de télé, qui remporte avec une facilité déconcertante la plupart des gros concours organisés chaque année. De quoi alimenter le doute…. mais également la jalousie des concurrents moins en veine. 

Cette affaire est donc l’occasion pour Decker de plonger dans un monde qui lui est parfaitement étranger, peuplé de rednecks mal dégrossis et très souvent atteints de beaufitude caractérisée. De joyeux ploucs dont la vie tourne autour du moteur de leur hors-bord surgonflé, voire de leur collection de moulinets de compétition, et dont la conversation se limite la plupart du temps à leur expertise en matière de leurre ou de turbidité de l’eau. A moins que subitement vous vous preniez de passion pour les mérites respectifs des matériaux composites dans la fabrication des cannes de lancer, le contenu du roman pourrait paraître quelque peu abscons, voire carrément cryptique, mais il n’en est heureusement rien car Pêche en eau trouble reste avant tout un petit polar bien rythmé, excellemment écrit et franchement drôle. Certes, la farce est ici poussée à son paroxysme aux dépens d’un microcosme de passionnés de pêche qui n’en demandait pas tant, mais la galerie de personnages est tellement réussie qu’il ne faut en aucun cas bouder son plaisir. C’est joyeusement loufoque, parfois un brin tiré par les cheveux, mais diablement critique et résolument bien plus intelligent qu’il n’y parait au premier abord, car finalement c’est tout un système économique et médiatique que Carl Hiaasen épingle avec bonheur. J’en suis pour ma part tellement convaincu, que je viens de craquer pour une canne en carbone Geologic light 180 agrémentée d’un moulinet Quantum Tour Edition PT (11 roulements en acier inox polymère), de quoi faire frétiller de plaisir ma toute nouvelle collection de leurres souples de chez Rapala.

mardi 29 décembre 2015

SF biologique : V-Virus, de Scott Westerfeld

Picoré dans les rayons du CDI sans beaucoup de conviction, mais parce que parfois il faut bien aborder avec les élèves le sujet des vampires en dehors de Twilight, la lecture de ce petit roman s'est révélée très intéressante.

Cal est un vampire. Enfin, un porteur sain, car le vampirisme est une maladie, en fait, une MST plus précisément. Et tous ces symptômes que nous associons généralement aux vampires ne sont en fait qu'une adaptation des personnes infectées à la chasse qu'on leur a donné à travers les siècles. Car il faut être clair : se mettre à manger son voisin n'est pas acceptable dans de nombreuses civilisations...
Mais si Cal a quelques symptômes de la maladie (besoins protéiniques largement supérieurs à la moyenne, vision nocturne, appétit sexuel violent, force herculéenne), il est tout à fait sain d'esprit, ce qui n'est pas le cas de la plupart des vampires.
C'est pourquoi la Garde de Nuit, qui œuvre à New-York en souterrain, dans tous les sens du terme, l'a recruté pour traquer sa descendance (il a eu le temps de faire quelques victimes autour de lui avant d'être pris en main) et son ascendante, celle qui lui a transmis la maladie. Et c'est en traquant cette dernière, avec l'aide d'une apprentie journaliste fouineuse, qu'il va de surprise en surprise, pas toujours agréables, jusqu'au retournement final, fruit de l'évolution et de l'adaptation, bien entendu.

Soyons clairs : ce roman n'est pas un chef d'œuvre, mais il est très bien écrit et agréable à lire, un chapitre sur deux est une description assez délicieusement horrifique des dégâts que peuvent causer de très réels parasites, et l'ambiance est glauque juste ce qu'il faut pour frissonner sans cauchemarder. Et puis il n'y a pas tant de romans de science-fiction qui abordent l'évolution des espèces, particulièrement pour un jeune public, même si l'histoire reflète moyennement la complexité du phénomène et simplifie radicalement les processus. Pas trop jeune quand même, le public : je ne recommanderai pas ce bouquin avant la fin de la quatrième, et pas aux âmes tendres. Mais on reste dans le glauque raisonnable.
Et j'espère tomber sur un futur biologiste pour lui mettre en main ce petit cours de parasitologie appliqué.

Histoire aux tripes : Pas pleurer, de Lydie Salvayre

     Montse oublie tout, vieillesse et maladie emportent sa mémoire, bons et mauvais souvenirs. Mais elle n'a pas oublié l'été 36, en Espagne, cet été où elle a découvert la vie. Et elle le raconte à sa fille.
     Voilà. On pourrait s'arrêter là sur le prix Goncourt 2014. On aurait  à peu près tout dit et pourtant, on n'aurait pas approché d'un millimètre l'émotion extraordinaire qui vous empoigne dès les premières pages de lecture. Parce que cette histoire qui rejoint l'Histoire est poignante, parce que ce livre est un bonheur d'écriture à deux voix, parce que ce livre vous donne envie de relire Bernanos, et vous vaccine contre les grands idéaux.

    Mais reprenons un peu mieux. Monserrat, dit Montse, est, en 1936, une jeune fille de 16 ans, très pauvre, qui vit dans un petit village comme tant d'autres, sous la coupe d'un grand propriétaire, ni pire ni meilleur qu'un autre. Alors que sa mère cherche à la faire entrer comme bonne dans la maison dudit grand propriétaire, elle se rebelle contre l'humiliation, et grâce à son frère qui dans l'enthousiasme de la jeunesse et de la jeune démocratie, est devenu anarchiste, elle découvre la ville, et un autre monde, une autre vie, et l'amour. Une explosion de joie pure.
     Mais l'été ne dure pas. Son frère, plein d'idéal et qui a mis la révolution en route dans le village revient échaudé par l'insouciance et l'impréparation de ceux qui auraient pu devenir ses compagnons d'armes, et découvre que "sa" révolution a été reprise en main et confisquée par le représentant communiste du village, qui n'est autre que le fils adoptif et aigri du grand propriétaire. Montse, elle, a connu l'amour foudroyant d'un jeune français et rapporte au village une grossesse. Tout n'est ensuite que désillusion lente et implacable comme celle, en reflet, qui frappa Bernanos aux Baléares, lui qui se situait dans le camp des franquistes et qui dénonça les atrocités insupportables à ses yeux commises par les phalangistes et couvertes par l’Église catholique. Des grandes illusions et des grands principes des protagonistes, il ne reste à la fin que le principe de réalité et la fuite devant l'avancée des troupes mortifères de Franco, que ce soit celle de Montse ou bien celle de Bernanos.
A travers une douzaine de portraits, un peu caricaturaux au départ mais qui prennent chair et complexité les uns après les autres, à travers la vie quotidienne d'un petit village, c'est l'Espagne de la guerre civile qui prend corps, les formidables attentes que suscita la République, mais aussi l'extraordinaire pesanteur de la société villageoise. Avec le dialogue de la mémoire de Montse et celle de George Bernanos, ce sont les deux faces d'une même médaille que Lydie Salvayre conjugue admirablement : la lente mais inexorable victoire de la mort sur la vie. 
     Et pourtant cette étincelle brûlante que toute une vie d'exil et de travail difficile, alliée à la maladie, n'a jamais pu faire disparaître, vit encore, brûle encore au cœur Montse au soir de sa vie et luit encore dans sa mémoire dévastée. Une grande désillusion, mais un espoir fabuleux en forme de souvenir, c'est peut-être ça le grand bonheur de ce livre, l'essence même de l'été 1936 pour Montse, et peut-être pour tant d'Espagnols qui ont entrevu alors une autre vie, inimaginable de joie et de ferveur.

jeudi 3 décembre 2015

Chanbara littéraire : La trilogie de Matsuyama Kaze, de Dale Furutani

Publié chez 10/18 dans la collection grands détectives, la trilogie de Matsuyama Kaze est bien plus qu’un roman à énigme se déroulant dans un cadre historique. Dale Furutani, écrivain américain d’origine japonaise, est un excellent  connaisseur du Japon où il a vécu durant plusieurs années. Sa connaissance de la culture et de l’histoire nipponnes se reflètent admirablement dans ces trois romans, qui peuvent se lire indépendamment mais qui prennent tout leur sens et leur ampleur lorsqu’ils sont lus à la suite. Cette aventure d’un rônin esseulé dans un Japon dominé par les Tokugawa n’est pas sans rappeler d’autres oeuvres se déroulant également au début du XVIIème siècle. Cette proximité n’est pas le fait du hasard puisque le héros de cette trilogie, Matsuyama Kaze, évoque un certain Miyamoto Musashi, dont on a pu apprécier les péripéties dans La pierre et le sabre et La parfaite lumière de Eiji Yoshikawa. Cette période est également le cadre de nombreux films de Samouraïs et Dale Furutani ne se gêne d’ailleurs pas pour rendre hommage aux plus grands maîtres du chanbara, en particulier Akira Kurosawa.

Le début de l’ère Edo est sans doute l’une des périodes de l’histoire du Japon qui fascine le plus les Japonais eux-mêmes, probablement parce qu’elle fut très riche en événements et en symboles, mais également parce qu’elle fut à l’origine d’une longue période de stabilité culturelle et politique pour le pays. En 1600, Tokugawa Ieyasu (troisième et dernier unificateur du Japon), prend le pouvoir à la suite de la bataille de Sekigahara et reçoit le titre de Shogun. La dynastie qu’il crée conservera le pouvoir durant plusieurs siècles et assurera la stabilité des structures sociales et politiques d’un pays qui restera quasiment figé jusqu’au XIXème siècle. L’ère Edo marque ainsi un certain apaisement militaire, la puissance de la mainmise des shoguns Tokugawa sur le pays et l’intelligence de leur gouvernance mettent fin à une longue période d’instabilité et de guerres féodales fratricides entre daimyos. Cette période caractérisée par une société très hiérarchisée et extrêmement rigide, est également marquée par un repli du pays sur des valeurs ancestrales valorisées à l’extrême, dont le bushido est le point culminant. Le Japon devient un territoire interdit aux étrangers, cantonnés à quelques comptoirs commerciaux comme Nagasaki, n’entretenant que des relations diplomatiques minimales avec le reste du monde (seules la Chine et la Corée peuvent réellement commercer avec le Japon).  Les armes à feu sont interdites, de même que la plupart des produits venus d’Occident. Mais le Japon n’en est pas tout à fait là au moment où débutent les romans de Dale Furutani.

Matsuyama Kaze, rônin parcourant les routes du Tokaido, était autrefois un samouraï fort respecté, sa maîtrise du sabre n’avait d’ailleurs pas d’égal dans tout le Japon. L’homme portait à l’époque un autre nom et servait un seigneur puissant. Mais son maître eut le tort de soutenir le clan Toyotomi, dont les armées furent balayées lors de la bataille de Sekigahara par les forces Tokugawa. Désormais, le puissant samouraï est devenu un rônin, un guerrier sans maître, sans domaine et sans famille. Tout juste eut-il le temps de faire une promesse alors que sa maîtresse agonisait. Matsuyama Kaze promit de retrouver la fille de cette dernière, enlevée alors que les troupes ennemies mettaient à feu et à sang le fief de son seigneur.

Mêlant habilement plusieurs registres, la trilogie de Matsuyama Kaze exploite tout autant les ressorts du roman d’aventure que ceux du roman à énigme, mais sous ces faux airs de récit bon enfant se cache en réalité une oeuvre historique d’un grand intérêt pédagogique. Le premier volume de la trilogie est certes un peu poussif, mais rapidement l’intrigue se met en place et l’auteur s’autorise davantage de libertés en terme de narration, multipliant les légères digressions (justifiées) et les flashbacks. Au fil des tomes, l’intrigue secondaire, à savoir la recherche de l’enfant, devient de plus en plus prépondérante, occupant même l’essentiel du récit dans le dernier volume. Mais le plus intéressant réside probablement dans l’arrière-plan historique, discrètement dévoilé tout au long de cette trilogie. Le lecteur plus ou moins ignorant des faits découvre une multitude de détails, d’éléments historiques ou culturels qui font toute la richesse du récit. C’est finalement une véritable photographie de la société japonaise du début du XVIIème siècle qui apparaît en filigrane, son caractère éminemment hiérarchique et parfois sclérosé, son rapport à la violence et à la mort, son hypocrisie intrinsèque sous un vernis de façade ultra codifié… même le fameux bushido apparaît comme un paravent grâce auquel une caste s’autorise des comportements pourtant très éloignés du code d’honneur tant prôné.  Au milieu de ce déferlement de haine et de violence codifiée, Matsuyama Kaze s’élève au-dessus de la mêlée, incarnant la figure charismatique du guerrier-zen, bretteur incroyablement talentueux, sûr de sa force et de son talent, mais qu’il n’emploie qu’à bon escient. L’homme est un sage doublé d’un redresseur de torts, un samouraï parfaitement maître de son corps, cultivé, instruit, désintéressé et de fait incroyablement attachant. Un personnage d’autant plus admirable qu’il aurait pu verser dans le cliché le plus éculé sans la retenue dont fait preuve tout au long de ses romans Dale Furutani. Servie par une plume simple mais non dénuée d’élégance et de poésie, la trilogie de Matsuyama Kaze est un roman de divertissement intelligent et savamment construit, mais surtout étonnamment digeste. Certes, l’ambition littéraire reste ici mesurée, mais c’est tout à l’honneur de son auteur.

vendredi 20 novembre 2015

Le retour du Quatuor : Perfidia, de James Ellroy

Près de 25 ans après la publication de White Jazz, dernier roman du quatuor Los Angeles, James Ellroy renoue avec ce qui constitue l’essence même de son oeuvre. Lui-même le reconnaît, Underworld USA était une parenthèse nécessaire mais désormais il n’écrira plus que sur sa ville : Los Angeles. Retour à ses premiers amours, certes, mais pas seulement. Perfidia constitue le premier volume d’un nouveau quatuor très ambitieux qui fait figure de synthèse entre les romans de la première partie de sa carrière, écrits avec la fulgurance d’un auteur écorché par la vie, et ses trois derniers romans, des pavés extrêmement documentés mais très éloignés de l’oeuvre séminale qui avait assuré son succès. En simplifiant à l’extrême, Perfidia tente de renouer avec le polar sombre et désespéré, mais agrémenté d’un fond historique plus ambitieux que par le passé. Ce roman semble être également celui d’un auteur plus solide et moins pressé par l’urgence (le premier quatuor Los Angeles a été écrit en l’espace de quatre ans, un tour de force étant donné la complexité et la taille de ces quatre romans), Ellroy semble plus à l’aise avec la matière historique et n’hésite plus à utiliser des personnages réels comme par exemple l’actrice Bette Davis ou J. Edgar Hoover, ce qu’il ne faisait que de manière très détournée dans les romans du premier quatuor.


    Perfidia se déroule sur une période relativement brève, les trois semaines consécutives à l’attaque de Pearl Harbor (7 décembre 1941), alors que le pays est évidemment pris par une puissante fièvre de revanche, quitte à parfois sombrer dans l’hystérie. A Los Angeles, plus grande cité de la côte pacifique, les autorités et la population se préparent à la guerre. Les files d’attente pour s’enrôler s’allongent démesurément, les batteries anti-aériennes sont postées sur les côtes et  la chasse aux sorcières débute dans un état qui accueille la plus grosse communauté asiatique des Etats-Unis, dont de très nombreux citoyens nippo-américains. Hideo Ashida est l’un d’entre eux, un nissei (deuxième génération d’immigrés) qui travaille au sein de la police scientifique et technique du LAPD, un département alors très jeune mais plein d’avenir. Ashida est un élément brillant, mais ses origines japonaises, dans un pays qui vient tout juste de subir le traumatisme de Pearl Harbor le mettent en porte-à-faux alors que des rafles organisées par les autorités font des ravages en Californie. Des milliers de nippo-américains sont enfermés dans des camps, par simple précaution ou bien pour suspicion (fondée ou non) d'espionnage. Le pays cède à la panique, obsédé par l’idée que ces citoyens d’origine japonaise constituent une cinquième colonne qu’il est impératif de neutraliser plus ou moins pacifiquement. Cette hystérie latente constitue une véritable aubaine pour quelques opportunistes bien décidés à exploiter la situation. Ainsi le très sulfureux Dudley Smith, flic véreux aux méthodes pour le moins musclées, monte une combine avec l’aide de parrains de la pègre chinoise afin d’exploiter la misère des citoyens nippo-japonais dont ils espèrent extorquer les derniers biens de valeur en leur assurant une planque dans les bas-fonds de Los Angeles. On sombre dans l’horreur la plus totale lorsque quelques chirurgiens douteux et plus ou moins inspirés par la médecine expérimentale nazie, proposent des opérations plastiques à grande échelle afin de gommer au bistouri les traits soi-disant caractéristiques des populations japonaises. Les promoteurs immobiliers aux dents les plus longues profitent quant à eux de la saisie des exploitations agricoles des immigrés japonais, nombreuses dans la grande vallée de Californie, afin de bénéficier d’opérations immobilière juteuses. La convergence de ces intérêts criminels pousse les uns et les autres à s’associer dans des combines innommables…. ou bien à s'entretuer, alors que les frontières entre la pègre et la police s’effacent au profit de juteux bénéfices pour les uns et les autres. Au milieu de ce chaos ambiant, un homme seul, le capitaine William H. Parker, alcoolique notoire aux ambitions démesurées, tente de reprendre sa vie en main et engage la jeune Kay Lake afin d’infiltrer les milieux gauchistes d’Hollywood, espérant ainsi entrer dans les bonnes grâces du FBI de J. Edgar Hoover et favoriser par la même occasion sa carrière.


    Dense, complexe, brillant, Perfidia réussit le tour de force de renouer avec le James Ellroy des années 90 tout en prenant en considération le travail accompli dans la trilogie Underworld USA. Le style, d’une efficacité redoutable, est sec et incisif, dépouillé à l’extrême pour mieux frapper le lecteur. Le moins que l’on puisse dire c’est que la lecture du roman, aussi plaisante soit-elle, relève tout de même de l’épreuve de force par la densité de la narration, la complexité de l’intrigue, mais également par la noirceur du propos. On en sort heureux mais épuisé, avec le sentiment d’avoir eu entre les mains le travail d’un immense écrivain au sommet de ses capacités. Avec ce roman, Los Angeles revient sur le devant de la scène, cette cité monstrueuse dont les feux ne cessent de nous attirer comme un miroir aux alouettes n’a jamais été aussi vivante que sous la plume d’Ellroy, par ses paillettes tout autant que par sa violence et sa corruption endémique, la cité des anges fascine tout autant qu’elle agit comme un repoussoir. On apprécie également de retrouver de nombreux personnages du précédent quatuor, Dudley Smith le flic voyou, la belle Kay Lake ou bien encore le fascinant et tourmenté  William Parker, on a ainsi le sentiment d’enfiler de vieux chaussons et de reprendre ses marques après une très longue pause. C’est aussi la raison pour laquelle on conseillera aux néophytes de se tourner vers des romans plus anciens de James Ellroy, pour se familiariser avec son univers et apprécier au mieux ce nouveau roman. Après avoir longuement douté, épuisé probablement par le rythme frénétique de publication de son premier quatuor, James Ellroy renaît de ses cendres, plus sûr de lui, moins agressif, plus apaisé pourrait-on dire, mais toujours aussi incisif et génial. Certes le roman souffre de quelques longueurs, et la richesse du contexte peut paraître étouffante, mais franchement on reste bluffé par l’ambition et la très haute tenue de ce Perfidia.

vendredi 9 octobre 2015

Polar des grandes plaines : la série Walt Longmire, de Craig Johnson

Une fois n'est pas coutume, je ne vous parlerai pas d'un roman en particulier, mais d'une série de polars grandement recommandables, écrits par l'excellent écrivain américain Craig Johnson. Au cas où à la suite de ce billet, l'envie de lire cet auteur vous démangerait, je ne saurais trop vous conseiller de débuter votre lecture par le premier volume de la série consacré au shérif Walt Longmire, à savoir Little Bird, disponible en poche chez Gallmeister.

Chez Gallmeister on aime bien le nature writing, c’est même un peu une marque de fabrique, mais on aime aussi le polar, alors il n’est guère étonnant de retrouver au catalogue de l’éditeur les excellents romans de Craig Johnson. Un choix judicieux s’il en est car depuis quelques années, la série des romans mettant en scène le shérif Walt Longmire, semble, sans pour autant côtoyer les scores de vente vertigineux atteints outre-Atlantique, obtenir un certain succès en France. Il faut dire que la série TV (sobrement intitulée Longmire) a probablement contribué à ce petit succès populaire, ce qui n’enlève absolument rien à la qualité des romans de Craig Johnson.


    Direction donc le Wyoming, l’un des états les plus sauvages et les moins peuplés des Etats-Unis, mais aussi l’un des plus beaux (le parc du Yellowstone se situe d’ailleurs en majeure partie dans le Wyoming), dans le comté fictif d’Absaroka où officie le shérif Walt Longmire. Âgé d’une bonne cinquantaine d’années, veuf depuis peu, Longmire a bien du mal à se remettre du décès de sa femme et sombre plus ou moins dans un état de déprime semi-alcoolique sans jamais pourtant perdre totalement pied. C’est finalement le boulot et son entourage (sa fille et son meilleur ami) qui le remettront dans le droit chemin, sans pourtant réussir totalement à gommer cette fêlure qu’il porte en lui. Cette mélancolie, souvent contemplative, colle parfaitement à l’ambiance far-west de l’environnement local, imaginez ces grandes plaines balayées par le vent ou paissent tranquillement quelques bisons, à l’horizon se découpent les montagnes Rocheuses et leur sommets délicatement saupoudrés de neige ; bon ben vous y êtes, bienvenue dans le Wyoming. Il serait abusif de déclarer que le principal intérêt de la série est purement géographique, mais il est incontestable que cette délocalisation dans le Grand Ouest américain  participe en grande partie au succès d’une série qui a d’emblée refusé de jouer la carte du polar urbain moderne. Exit donc les costumes Armani hors de prix, les lunettes Ray Ban top classes mais un peu trop branchouilles et la débauche de technologies plus ou moins foireuses. Rien de tout cela dans les romans de Craig Johnson, le shérif Longmire a une dégaine de cowboy, ne possède ni ordinateur ni téléphone portable, préférant les procédures classiques mais éprouvées. En somme, voilà un flic à la fois besogneux, tenace, mais non dénué de flair et de sensibilité. L’autre facteur géographique de la série, c’est la proximité de ce comté (fictif rappelons-le) avec une importante réserve cheyenne. Evidemment, Johnson illustre à merveille la porosité entre deux mondes qu’à priori tout oppose après plus de deux siècles de relations houleuses. Mais ce choc culturel est également pour l’auteur l’occasion d’interroger la place de l’homme blanc et de son influence sur un territoire qui autrefois n’était foulé que par les indiens, sa soif de conquête (aujourd’hui celle du pétrole et du gaz) et ses rapports avec les native americans, mélange de racisme ordinaire mâtiné de condescendance et de paternalisme. Bien que le portrait dressé soit nuancé et contrebalancé par la relation d’amitié qui lie Walt Longmire et Henry Standing Bear, la question indienne n’est jamais évoquée de manière frontale mais surgit fréquemment par la bande ; c’est l’accumulation de détails qui au fil de la série dresse un panorama d’une grande pertinence et démontre à nouveau que la question n’est toujours pas réglée et les esprits loin d’être apaisés.


Sur un plan plus formel, les enquêtes de Walt Longmire mêlent habilement contexte socio-économique, histoire locale et culture de l’Ouest américain. Le Wyomoing est une région peu peuplée, aux hivers rigoureux et aux ressources économiques limitées, les grands propriétaires terriens y concentrent l’essentiel de la richesse et le boom du secteur énergétique leur est surtout profitable, laissant une bonne part de la population sur le bord de la route. Thématiquement, c’est assez classique : viols, meurtres passionnels, trafic de drogue (les grandes forêts et la faible densité favorisent l’éclosion de labos clandestins)... les amateurs de polars seront en territoire connu, mais le rythme lent des enquêtes et la dimension contemplative du romans peuvent surprendre les lecteurs habitués à un suspense plus soutenu.


A noter que Craig Johnson sera présent en France jusqu’au 10 octobre, vous aurez notamment la possibilité de le rencontrer à Toulouse, à l’occasion du festival Polars du Sud.

jeudi 1 octobre 2015

Top of the pops : Haute fidélité, de Nick Hornby

Roman emblématique de la génération X (eh oui, 20 ans déjà), encensé par une critique parfois encline au cirage de pompes, Haute fidélité a fait le succès de Nick Hornby et eut même l’insigne honneur d’être adapté (plutôt bien d’ailleurs) au cinéma par Stephen Frears ; il faut dire que le thème du roman était une occasion plus que séduisante de composer un film autour d’une bande originale de qualité. Hélas pour le lecteur, pas de bande son, mais une invitation permanente à découvrir ou à redécouvrir des grands classiques de notre patrimoine musical. Par chance, nous ne sommes plus au milieu des années 90 et un petit tour sur Deezer ou Youtube pourra, au cas où vous seriez trop jeune pour connaître ces standards du rock et de la pop, satisfaire votre curiosité.


    Haute fidélité est donc un roman en très grande partie centré sur la musique et pour en saisir toute la portée il est effectivement préférable d’avoir fréquenté si possible durant sa jeunesse les bacs des disquaires. Oui, je vous parle d’une époque révolue (vintage dirait-on désormais) où pour écouter de la musique il fallait se rendre dans un magasin rempli de disques ou de cassettes et faire défiler avec fébrilité et dextérité les pochettes des albums pour trouver le Saint Graal. Toute une époque ! Mais en 1995, l’ombre du marasme assombrissait déjà l’avenir des disquaires indépendants, les ogres de la grande distribution  (spécialisée ou non) déployaient leur stratégie pour tuer le petit commerce. Au diable la passion, au diable les conseils personnalisés, au diable les discussions enflammées sur les mérites du disque vinyle face au compact disc ou bien encore les débats techniques sur la supériorité supposée des enceintes trois voies sur les enceintes deux voies dans un système Hi-Fi de qualité. La musique était désormais en passe de devenir un produit de grande distribution comme un autre, à ranger entre deux caisses de lessive et un cageot de choux-fleurs. C’est ce déclin imminent dont Nick Hornby dresse le portrait, un décor dans lequel évolue Rob, 35 ans, londonien et disquaire passionné dont la boutique périclite lentement mais sûrement. Rob vient de se faire plaquer, pour la énième fois, mais n’en déplaise au principal intéressé cette rupture est probablement la plus dure,  alors il entreprend de faire le point sur sa vie et surtout sur son incapacité à passer le cap de la trentaine. L’éternel ado parle donc musique, avec une passion que l’on sent présente mais désormais mesurée, mais surtout il évoque les femmes qui ont marqué sa vie et le traumatisme que chaque séparation a provoqué dans son inconscient. A 35 ans Rob fait le point sur sa vie et constate les dégâts. Alors que Laura le quitte, il réaliste que la jeune femme a changé depuis leur rencontre, elle a pris de l’assurance, évolué dans sa carrière, gagné en maturité alors que lui vit toujours dans le même appartement décrépit, observe tétanisé la chute inexorable de son commerce de disques et se montre incapable d’aller de l’avant ; une vie bien solitaire, sans véritables amis, sans enfants et sans argent, qui désormais lui paraît insupportable.


    La réussite du roman de Nick Hornby tient à ce savant mélange de douce mélancolie, de gravité et d’humour décapant “so british”. L’ensemble est rarement pesant, souvent même léger, comme si tout cela n’était au final pas très sérieux. L’auteur prend un malin plaisir à malmener son personnage, au point de le rendre assez antipathique (l’immaturité, ça passe à 19 ans, nettement moins à 35 ans) et d’avoir envie de le secouer un bon coup. Malgré tout on s’attache à ce bon vieux Rob et contre toute attente, au regard de son contenu souvent primesautier (certains passages frisent le génie, notamment celui concernant les culottes des filles), le roman finit par prendre de la hauteur et à atteindre la profondeur qui lui faisait défaut initialement, dommage qu’à l’occasion il se montre complaisant et flirte allègrement avec la guimauve. L’ennui c’est que Haute Fidélité n’aura pas la même saveur pour tous les lecteurs. Il est probable qu’il fasse surtout vibrer la fibre nostalgique des générations nées avant 1980, qui trouveront leurs marques rapidement et souriront à la multitude de références qui émaillent le texte. Les autres… passeront certainement à côté de ce qui fait le sel de ce roman.

vendredi 11 septembre 2015

SF ambitieuse : L'enchâssement, de Ian Watson

Premier roman de Ian Watson, écrivain anglais à la solide réputation mais quelque peu oublié au tournant des années 90, L’enchâssement (The embedding en VO) fait figure d’oeuvre maîtresse de la linguistique-fiction, un courant mineur dans SF mais qui a donné lieu à des romans de premier plan comme Babel 17 de Samuel Delany, Les langages de Pao de Jack Vance (où le langage constitue un puissant outil de manipulation des masses) ou bien encore dans une certaine mesure 1984 de George Orwell, dont une partie du roman s’appuie sur la manipulation du langage. Cette science-fiction qui s’inspire des sciences dites “molles” (terme détestable s’il en est) est évidemment à rapprocher d’un courant plus important, qui a drainé une bonne partie de la speculative fiction des années 70 et qui n’hésitait à s’inspirer des sciences sociales (sociologie, ethnologie, anthropologie….).  

    Si le roman de Ian Watson, publié initialement en 1973, relève indiscutablement de la linguistique-fiction (lire à ce sujet l’excellente postface de Frédéric Landragin), il intègre également une forte composante ethnologique et sociologique, ce qui en soi n’est pas vraiment étonnant tant le langage façonne la société, les consciences et finalement notre rapport au monde. En point de mire apparaît l’idée selon laquelle le langage définit et limite notre appréhension et notre compréhension de l’univers ; une thèse illustrée dans L’enchâssement sous la forme de trois récits dont les protagonistes finissent immanquablement par se télescoper. Ainsi à Haddon, un centre de recherche anglais, des scientifiques expérimentent sur des enfants totalement coupés du monde, des méthodes linguistiques issues des théories de Raymond Roussel, un langage enchâssé (en réalité proche d’un langage mathématique) dérivé  d’un anglais fortement destructuré. Pendant ce temps, en Amazonie, l’ethnologue français Pierre Darriand découvre une tribu restée longtemps isolée et aujourd’hui menacée par la construction d’un barrage censé recouvrir d’eau son territoire. Les Xemahoas, ont par ailleurs la particularité d’utiliser un langage, dont la composante sacrée (en réalité un langage de second niveau parfaitement enchâssé) est uniquement compréhensible sous l’emprise de puissantes drogues. Aux Etats-Unis, dans le désert du Nevada, Américains et Russes, négocient secrètement avec une espèce extra-terrestre technologiquement très avancée, les Sp’thras, dont l’objectif est de réunir tous les langages apparus dans l’univers, clé selon eux de l’accession à un état supérieur car chaque peuple et surtout chaque langage recèle en lui une parcelle de réalité et de conscience du monde. Le langage enchâssé des Xemahoas semble particulièrement les intéresser. En échange de quelques cerveaux humains pleinement opérationnels (et accessoirement parlant diverses langues terriennes), les Sp’thras permettront à l’humanité d’accéder à des technologies de pointe dans le domaine du voyage spatial. Autant dire que l’extraction de quelques cerveaux humains paraît peu de choses tant  l’enjeu semble de taille.

    Complexe par certains aspects, mais néanmoins passionnant, L’enchâssement est un roman conceptuel qui n’est pas exempt de défauts. Un peu long à démarrer, narrativement inégal, il souffre surtout d’un manque de caractérisation évident des personnages principaux. Certaines pistes sont également faiblement développées, notamment celle des Sp’thras, dont l’arc narratif apparaît pourtant central. Mais étonnamment, cela n’empêche en rien L’enchâssement d’être de bout en bout  fascinant sur le plan intellectuel. Malgré les défauts évoqués, le lecteur est totalement impliqué dans le propos de Ian Watson, qui a le mérite de ne pas sombrer dans les explications trop ardues ou de dériver vers l’essai linguisto-philosophique abscons. Si les théories de Roussel sont évoquées, le lecteur devra faire l’effort de se renseigner par lui-même sur le sujet ou tout du moins de lire la post-face du roman afin d’en apprendre davantage sur cette fameuse notion d’enchâssement. Il est d’ailleurs symptomatique de constater, que sans forcément s’en apercevoir, nous avons parfois tendance à employer des structures grammaticales enchâssées lorsqu’on se laisse porter par les rouages de nos propres synapses. Je viens par exemple de corriger deux phrases écrites instinctivement de manière enchâssée, de peur de mal me faire comprendre. Comme quoi, nous sommes bel et bien, par habitude et du fait de notre éducation,  engoncés dans des schémas intellectuels linéaires dont notre esprit cherche, malgré nous, à s’échapper (oui oui, si vous luttez contre l’envie d’intercaler des parenthèses un peu partout dans vos textes, c’est que votre esprit tente à sa manière de devenir autonome). L’ennui, c’est qu’en écrivant de la sorte, je serais le seul à me comprendre et j’aurais donc perdu en route la finalité de ce propos.
Vous en doutez, vous vous demandez si l’auteur de ces quelques lignes ne vient pas subitement de péter une durite, c’est probablement que vous n’avez jamais tenté de lire Raymond Roussel, essayez, la lumière devrait subitement vous éclairer (mais pas trop longtemps, vous risqueriez de péter une durite pour le coup).  Rappelez-vous néanmoins que pour Roussel toute tentative de décrire une réalité par les mots est vouée à l’échec, l’écriture est un mode de pensée autonome, auto-référencé, qui n’a nul besoin d’une autre réalité que la sienne propre.
    Bref, plutôt que de tenter de saisir vainement ces divagations confuses et maladroites, il serait temps pour vous d’aller jeter un coup d’oeil sur le brillant roman de Ian Watson, dont on se demande, au vu de la production actuelle, s’il sera un jour dépassé dans son domaine.